Fausse gémellité et vraie complicité

Fausse gémellité et vraie complicité

Lucas et Arthur Jussen ont conquis le public de la Vague Classique à la Maison du Cygne
Difficile de séduire une assistance de mélomanes, surtout après le concert éblouissant donné par Alexandre Kantorow la veille ! 

Les deux frères néerlandais Lucas et Arthur Jussen relevèrent le gant avec panache. Cintrés dans leurs tenues noires identiques comme les jumeaux qu’ils ne sont pas (ils ont quatre ans d’écart), ils déboulent sur scène avec une énergie joyeuse vite transcrite dans leur jeu, mêlant œuvres à quatre mains et œuvres sur deux pianos. Cette humeur trouvait dans la Sonate en do majeur pour piano à quatre mains KV521 que Mozart composa à trente et un ans (1787) de superbes résonnances : toute la joie espiègle du musicien de Salzbourg, son tempérament joueur exalté par le film de Milos Forman, se voyaient traduits ici en un tempo particulièrement rapide et lumineux. 

Lucas & Arthur Jussen Vague Classique, Six-Fours Juin 2024

Lucas & ArthurJUSSEN©sixfoursvagueclassique

L’entente fine des deux complices est sensible, le choix du vertige est celui qui prime, ivresse heureuse des voltes pianistiques que l’on retrouvera dans la Fantaisie pour piano à quatre mains (D 940) de Schubert. La densité troublante de l’œuvre où les silences vibrent avec autant d’intensité que les notes était sans doute submergée par la théâtralité qui fait partie de la narrativité de l’œuvre : Franz Schubert écrivit cette pièce l’année de sa mort (1828) et la dédia à la jeune comtesse Caroline Esterházy, l’une de ses jeunes élèves qu’il aima profondément et sans espoir. L’allant du jeu et sa fougue donnaient une autre lecture, peut-être en accord avec l’âge du compositeur : Schubert est mort à trente et un ans.

L’osmose parfaite des deux frères était encore plus sensible sur le Rondo pour deux pianos op. 73 de Chopin. Entrelacements intimes, fluidité des gammes, équilibre, fraîcheur, séduisent par leur verve jubilatoire. Les deux pianistes semblent jouter, rivalisant de technique, s’emballent avec délectation dans le brillant de la partition.

Sans entracte, et malgré un piano dont l’accord a un peu « bougé » avec la fraîcheur qui s’installe, ils déclinaient les Six épigraphes antiques pour piano à quatre mains de Debussy et leur Antiquité fantasmée, creusant élégamment les contrastes, dessinant les étapes de cette musique qui pourrait être écrite pour la scène, miniatures ciselées où le piano rappelle les accents des flûtes, de la harpe, des cymbales antiques (crotales) de la Danseuse aux crotales. On flirte avec l’atonalité, on brouille les pistes de composition, on croit entendre des échos de Stravinsky. Les courtes épigraphes précédant chaque enluminure en livrent l’esprit, « Pour invoquer Pan, dieu du vent d’été / Pour un tombeau sans nom / Pour que la nuit soit propice… », lapidaires constructions poétiques …

Lucas & ArthurJUSSEN à Six-Fours Vague Classique 1erjuin2024

Lucas & ArthurJUSSEN©sixfoursvagueclassique

La Suite pour deux pianos n° 2 opus 17 que Rachmaninov composa durant l’écriture de son deuxième concerto permettait encore aux deux pianistes aux allures adolescentes de faire une démonstration de leur virtuosité. Le bonheur du compositeur d’avoir retrouvé sa veine créatrice est sensible dans cette œuvre effervescente qui, savante, se nourrit des musiques populaires, un écho slave dans la Romance (Andantino), un parfum d’Italie avec la Tarentelle (Presto). Les notes dansent s’emportent en respirations amples s’ouvrent au monde… en bis ce sera un Bach, parce que « tout vient de lui » sourient les interprètes. Incandescente simplicité.

Le 1er juin, Maison du Cygne, Six-Fours, La Vague Classique

Le monde est un théâtre

Le monde est un théâtre

La nouvelle création de la Compagnie Les Estivants a offert une étape de travail déjà fort aboutie au 3bisf
« Le monde est un théâtre ». La formule shakespearienne ne se doutait probablement pas combien le goût de se mettre en scène ferait florès aujourd’hui avec l’apparition des réseaux sociaux. Les animateurs de radio ou de télévision l’ont bien compris : la célébrissime émission nocturne de Macha Béranger sur France Inter, Allô Macha, en est un exemple flagrant : entre 0h 30 et 3 heures du matin, la parole était donnée par téléphone aux confidences des auditeurs. Reprenant avec humour le titre du film de Jacques Besnard sorti en 1975, C’est pas parce qu’on a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule, la comédienne, metteure en scène et dramaturge Johana Giacardi concocte avec une intelligence théâtrale folle un spectacle construit sur le mode des scènes ouvertes animées par un « Monsieur Loyal » de cirque (en l’occurrence une « Madame Loyal », interprétée par l’auteure en personne). 

Le dispositif scénique en cercle favorise la communication. Après une introduction facétieuse, les membres du public sont appelés à se confier sur un fait marquant de leur parcours. Immédiatement, une jeune femme se dresse et part dans une confession aussi vive que spirituelle et délicieusement provocatrice qui amène les spectateurs à approuver, d’abord silencieusement, puis par des applaudissements d’assentiment. Des remarques fusent, des rapprochements se dessinent. Certes, la plupart des interventions sont programmées et finement orchestrées. Des fils s’esquissent, passant du thème de Roméo et Juliette, à celui du théâtre dans le théâtre, du jeu des apparences, de ce que chacun livre aux autres. Quel est le personnage de chacun ? Impossible d’oublier l’origine des termes : « personnage » vient du latin « persona », désignant le masque de l’acteur, « per » signifiant « à travers » et « sonum », le son ; le masque est l’accessoire qui laisse passer la voix de l’acteur avant de désigner le rôle qu’il joue puis son « caractère ».

Esquisse travail Cie Les Estivants

étape de travail © Les Estivants

Le texte de la pièce, car il s’agit bien d’une pièce qui épingle les nouveaux modes de communication et d’être au monde, s’attache à l’ambiguïté du personnage théâtral, à sa véracité malgré le principe d’illusion qui le gouverne : sans doute, le théâtre est le seul lieu où les êtres sont vrais, car interprétant le rôle qui leur est dicté à l’inverse du kaléidoscope des apparences dans lequel les êtres se diffractent sur la scène du monde. Le quatrième mur est mis en miettes, convoquant chacun à un dévoilement qui peut aussi n’être que façade. Les mots ne révèlent que les histoires que nous construisons autour de nos propres représentations. Dans cet exercice de liberté, Anaïs Aouat, Naïs Desiles, Anne-Sophie Derouet, Édith Mailander et Johana Giacardi excellent. En exergue de la pièce, est cité Gilles Deleuze : « quel soulagement que de n’avoir rien à dire, le droit de ne rien dire, parce que seulement à ce moment-là il devient possible de saisir cette chose rare et toujours la plus rare : ce qui vaut la peine d’être dit ». Comme à son habitude, Johana Giacardi nous entraîne sans avoir l’air d’y toucher, sur un mode où l’énergie et le rire se chahutent, dans une réflexion profonde sur le l’art, les relations entre les êtres, le théâtre enfin, surtout…

Le 30 mai, 3bisf, Aix-en-Provence

  (Le spectacle sera créé la saison prochaine des Théâtres aux Bernardines)

Harmonie des tempêtes

Harmonie des tempêtes

La Vague Classique ouvre ses portes aux plus grands interprètes actuels : mémorable soirée dédiée au pianiste Alexandre Kantorow

Du vent dans les micros, des oiseaux dans les arbres, tout semblait vouloir se conjuguer pour servir d’écrin échevelé au récital du jeune pianiste, il a 26 ans, sur la scène de la Maison du Cygne. Le programme déjà testé sur de très grandes salles (la Philharmonie de Paris en 2021 par exemple), permettait d’aborder des œuvres peu jouées et cependant plusieurs fois interprétées par le premier prix du Concours Tchaïkovski en 2019 et cette année l’une des plus prestigieuses récompenses de la musique, le Gilmore Artist Award.

La sûreté de jeu, la maturité dans l’abord des pièces, la finesse et la justesse de leur approche, sont toujours fascinantes lors d’un concert d’Alexandre Kantorow. La liberté de ses interprétations rend chaque représentation unique. C’est par la Première Rhapsodie de Brahms que s’ouvrait la soirée, creusée, vibrante, construite comme un tableau sur lequel se déposent des strates de couleurs en une large perspective. Le début « agitato » est épicé d’un motif impatient de triolet et doubles-croches, tandis que la douceur du thème suivant se laisse emporter par une virtuosité exacerbée.

Alexandre Kantorow à la Maison du Cygne, Vague Classique

Alexandre Kantorow @ La Vague Classique

Liszt est au centre du programme, abordé dans un premier temps par Chasse-neige (non pas les engins d’hiver actuels, mais le phénomène météorologique qui désigne un ensemble de particules de neige soulevées par le vent au-dessus du sol), extrait des Études d’exécution transcendante , multipliant trilles et trémolos qui virevoltent à l’image des flocons mus par les respirations du vent tandis que les gammes chromatiques arpentent la partition jusqu’à l’étourdissement.  

Puis, un autre climat s’esquisse dans la Vallée d’Obermann, pièce issue des Années de Pèlerinage et inspirée du roman épistolaire de Senancour, Obermann, et d’une ode de Byron, Le Pèlerinage de Childe Harold. Ce long monologue aux allures métaphysiques combine les paysages physiques et les états d’âme d’un narrateur dont la gravité soutenue par des chromatismes déchirants s’éclaircit en trémolos, se déchaîne et trouve enfin la sérénité. La Première Rhapsodie de Bartók venait clore la première partie de ses suspensions aériennes et de ses chatoiements colorés où éclosent parfois des bribes de chants populaires.

 

Alexandre Kantorow, la Vague Classique, Maiosn du Cygne

Alexandre Kantorow @ La Vague Classique

Après l’entracte, la Première Sonate de Rachmaninov, hommage à Liszt, s’empare du thème de Faust, questionnant le sens de la vie, en phrasés souples et élans proches de la fureur. Le dernier mouvement, diabolique, reprend le thème du Dies Irae (jour de colère) du Requiem et tient le public en haleine. La qualité des silences qui laissaient se prolonger les dernières vibrations sonores parlait d’elle-même. En bis, l’interprète offrait un arrangement très chantant de Mon cœur s’ouvre à ta voix de Saint-Saëns (Sanson et Dalida) et un lied de Schubert. « Il fallait bien un peu de douceur après toutes ces tempêtes », sourit Alexandre Kantorow après le concert.

                                                      Le 31 mai, Maison du Cygne, Six-Fours-les-Plages, La Vague Classique

La Vague Classique, Alexandre Kantorow

Alexandre Kantorow @ La Vague Classique

Deux violons et une guitare

Deux violons et une guitare

En première mondiale à l’Ouvre-Boîte jouait le duo Jean-Christophe Gairard et Tcha Limberger 

La caractéristique de l’Ouvre-Boîte est de réserver un accueil particulier aux créations et aux rencontres. Celle des violonistes Jean-Christophe Gairard et Tcha Limberger est à marquer d’une pierre blanche. Leur rencontre en 2008 en Transylvanie a scellé une complicité fondée sur leur passion commune pour le violon et le son non amplifié. L’amour des musiques pratiquées chez les Hongrois ou les Roumains de Transylvanie a même détourné Jean-Christophe Gairard de ses études de pharmacie et l’a converti à la carrière de musicien.

« Nous allons jouer des morceaux de la musique que l’on aime, sourit Tcha Limberger, un peu de musique modale, beaucoup de musiques de Transylvanie, de Roumanie, de Grèce… même un peu de musique tzigane. Il ne faut pas se leurrer, on baptise tout musique tzigane, alors que les Tziganes jouaient la musique des pays dans lesquels ils se trouvaient pour répondre aux attentes des gens, à Paris, ils jouaient du musette, dans les pays slaves de la musique slave… ».
Même si jouer en duo était, d’après les deux musiciens, un « challenge », le résultat fut captivant et subjugua l’assistance de l’Ouvre-Boîte. Une chanson tzigane pour le coup, en romani, évoque les malheurs de la guerre et des mères qui pleurent leurs fils et leurs maris, écho aux remuements actuels du monde. Sur leurs «instruments sans câble », les musiciens passent d’une chanson grecque, du « prérébétiko », née à Istanbul avant la grande catastrophe (1922, le sac de Smyrne) qui chassa les Grecs de la Turquie, à une chanson venue de Roumanie. On voyage allègrement entre les sonorités et les contrées.

Duo Limberger/ Gairard

Duo Limberger/Gairard © DR

La voix de Tcha, parfois rejointe par celle de son complice, se glisse avec une souple aisance dans tous les timbres, reprenant la voix des chansons traditionnelles d’Épire lorsqu’une histoire de Klephtes (ces montagnards insurgés de la Grèce sous domination turque et qui se livraient au brigandage) se dessine, puis celle d’une complainte aux accents slaves, on l’entendra lors du bœuf impromptu et festif après le concert avec le clarinettiste et professeur de jazz Jean-François Bonnel et deux de ses élèves sur des musiques de jazz avec la même virtuosité.
À tour de rôle les deux musiciens laissent le violon pour une guitare, les doigts courent, les archets volent, une corde aura même la fantaisie de se casser d’enthousiasme. Les mélodies s’accélèrent se transforment en joutes espiègles lors desquelles chacun éprouve la rapidité et l’endurance de l’autre. Quel panache ! C’est fin, léger, profond, virtuose, complice. Un pur bonheur ! 

8 & 9 février, L’Ouvre-Boîte, Aix-en-Provence

Duo Limberger / Gairard © DR

Elle a dit « NON! »

Elle a dit « NON! »

Andromaque de Racine passionnément interprétée au Jeu de Paume dans la subtile mise en scène d’Yves Beaunesne

Ils aiment tous mais sans réciprocité : le célèbre résumé, Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector, tué par le père de Pyrrhus, installe d’emblée la pièce dans un cercle d’impossibilités que rien se peut résoudre. Chacun s’enferme dans l’orbe de sa passion jusqu’à la folie. La démesure, l’hybris de la Grèce antique, se déploie alors, défiant la mesure, et mène, inexorable, à la tragédie qu’irrigue de son souffle l’ampleur des vers de Racine.

 

Aux sources orientales

La scénographie s’inspire de la cour d’un palais de Beyrouth, verrière élégante dont les vitres en partie brisées laissent percevoir dans l’ombre les musiciens qui, entre chaque acte de la pièce, se livrent à de courts intermèdes chantés, accompagnés par un accordéon et un violoncelle. La performance des acteurs qui passent de la « partition » racinienne pliée avec aisance au tempo de l’alexandrin, à la partition musicale est à saluer : aucune rupture de ton, mais une élégante fluidité. La musique composée spécialement pour cette œuvre par Camille Rocailleux sait préserver les couleurs de la mise en scène par un tissage très fin entre les voix et les instruments, renvoyant par ses mélodies et ses accords aux sources antiques. Le texte des chants condense quelques extraits de l’Andromaque d’Euripide. Les sonorités du grec ancien dans sa prononciation érasmienne ancrent le sujet dans son histoire, tandis que les mots de Racine prennent un tour tragiquement actuel : lorsqu’Andromaque rappelle « cette nuit cruelle » où sa ville, Troie, prise par les Grecs, fut détruite, les « cris des vainqueurs » se mêlant « aux cris des mourants », combien d’échos actuels sont éveillés en nous !

Andromaque au Jeu de Paume

Andromaque © Dominique Houcmant

Transmettre

On pouvait s’étonner au départ du choix d’Yves Beaunesne pour incarner le confident d’Oreste de Jean-Claude Drouot, l’immense acteur qui ne peut en aucun cas être réduit à la mythique série Thierry la Fronde dont il fut le héros. Pylade est en effet l’ami d’Oreste. « Il n’est pas contradictoire d’imaginer un ami beaucoup plus âgé. Pylade met en garde Oreste, tente de le modérer, de l’avertir. Son expérience lui donne une épaisseur », explique le metteur en scène. On se laisse séduire par ce choix. Pylade (Jean-Claude Drouot) fait figure de sage, sacrifié (seule entorse à la pièce de Racine) par la folie d’Oreste, il meurt en essayant de protéger son ami de lui-même. L’intrigue est portée avec puissance par la talentueuse phalange de comédiens réunis par le metteur en scène ; Milena Csergo , épaulée par sa confidente Céphise, Johanna Bonnet-Cortès, campe une Andromaque hiératique et émouvante, murée dans son refus d’épouser Pyrrhus, bouleversant Léopold Terlinden capable de tout sacrifier à son amour, malgré les injonctions de Phoenix, son gouverneur, Christian Crahay, tandis que, tout aussi excellent, Oreste, interprété par Adrien Letartre, donne la réplique à une Hermione fantasque, Lou Chauvain, qui oscille entre l’attitude d’une noble princesse et celle d’une enfant capricieuse et butée, secondée par sa confidente, Cléone, spirituelle Mathilde de Montpeyroux. Ces deux dernières apportent la dimension du rire et de l’humour de la pièce.

La légèreté accorde par effet de miroir davantage de profondeur aux enjeux, souligne la spirale de la folie qui emporte tout, sous le regard muet du jeune Astyanax (Niccolo Wagner à l’écran) projeté sur le décor de fond de scène, catalyseur de toutes les tensions. C’est lui dont les Grecs par l’entremise d’Oreste veulent la tête, craignant que, devenu grand, l’enfant ne souhaite venger son père, Hector et sa ville, Troie. Son sort devient objet de chantage de la part de Pyrrhus… Le passé hante le présent, sa cruauté infinie empoisonne les survivants et leurs relations : la guerre de Troie continue ses ravages bien après sa fin. Les blessures ne se referment jamais vraiment… Hermione souhaiterait que l’Épire, royaume de Pyrrhus, soit une nouvelle Troie, et elle une sorte de seconde Hélène, tandis que Pyrrhus cherche à abolir cette relation au passé : il souhaite détruire la mémoire de ses actes anciens pour une nouvelle naissance scellée par un mariage avec Andromaque. Cette dernière, femme, captive, assujettie à un destin qu’elle ne maîtrise plus, dit « non » et par là, infiniment contemporaine, dresse une image neuve et intemporelle de la résistance.

Andromaque au Jeu de Paume

Andromaque © Dominique Houcmant

 La finesse du jeu des acteurs, la limpidité de leur diction, l’intelligence des textes, la pertinence des variations, la beauté des lumières qui sculptent l’espace scénique, tout concourt à construire une lecture aiguisée de la pièce de Racine. Un diamant taillé !

Du 2 au 4 février, Jeu de Paume, Aix-en-Provence

Mirages en clair-obscur

Mirages en clair-obscur

Présenté comme une comédie musicale, Lovetrain2020 d’Emanuel Gat, spectacle composé sur des tubes du duo anglais des années 80, Tears for Fears, était repris avec bonheur au Grand Théâtre de Provence

Comédie musicale sans histoire mais rythmée de temps forts, cette pièce du fondateur de la compagnie Emanuel Gat Dance s’articule entre les temps musicaux et les temps de silence. Les évolutions des danseurs ne sont jamais en paraphrase de la musique et créent leurs propres sonorités lors des silences par les respirations, le bruit des pas sur le sol, le frottement des tissus. 

Tout naît dans l’ombre, les personnages s’agitent derrière de longs pans sombres qui laissent quelques passages, quatre portes hautes et étroites, d’où sourd une lumière grise. Une abondante fumée plane sur tout cela, ajoutant au caractère onirique de l’ensemble. Le premier personnage à sortir pour se retrouver sur la partie visible du plateau reste immobile alors que la musique pulse ses tempi entraînants. La dichotomie entre le mouvement de la musique et l’immobilité du personnage établit d’emblée une tension qui emporte le spectateur dans un imaginaire que viennent peupler de couleurs et de formes les somptueux costumes aux allures baroques rêvés par Thomas Bradley. Chaque personnage est un tableau vivant qui s’anime avec verve, conjugue ses voltes avec ses complices.

Lovetrain © Julia Gat

Lovetrain © Julia Gat

Les quatorze danseurs s’orchestrent en mouvements d’ensemble sublimes, baignés dans un clair-obscur qui flatte les émergences. La perfection plastique des gestes nourris de grammaire classique, néo-classique, contemporaine, indienne voire égyptienne, emporte le spectateur dans une galerie d’art mouvante et moirée. Les groupes se font et se défont, les courses folles soudain se figent, transformant la scène en haut-relief saisissant. Les protagonistes se retrouvent parfois seuls ou en nombre réduit pour des pas de deux, des trios, des quatuors qui se cherchent, se trouvent, se séparent, s’éparpillent, se diluent dans les ombres… Une pépite !

Un bord de plateau riche

Le chorégraphe venait ensuite se plier au jeu des questions avec le public. Lorsque le sujet de ses diverses casquettes pour ce spectacle, il en a conçu aussi les lumières, véritable chorégraphie scénographique, il répond : « J’aime le terme et le métier de chorégraphe, je touche aussi ce qui est autour de la seule création chorégraphique ».
Le titre aussi intrigue : « Lovertrain prend son nom de la dernière chanson du spectacle, Sowing the seeds of love, explique-t-il. J’ai aimé que cela ne veuille rien dire et que ce soit en même temps un terme très concret qui s’est traduit par un éclat d’idées visuelles et chorégraphiques. » Poursuivant ses éclaircissements à propos de sa démarche il reprenait : « Le silence est un outil dramaturgique, il apporte une dynamique autre. Les pauses dans la musique sont nécessaires : la danse se perçoit différemment sans musique, la chorégraphie prend le pas sur elle, devient autonome dans sa gestuelle et sa dynamique. Sans musique on ‘écoute’ la danse.

Lovetrain © Julia Gat

Lovetrain © Julia Gat

Lovetrain © Julia Gat

Lovetrain © Julia Gat

Dans mon travail je suis ce qui se passe dans le travail au studio. Ma démarche est celle de la rencontre : une observation de l’extérieur de ma part, une observation de l’intérieur pour mes danseurs. La logique chorégraphique vient de leur écoute entre eux. La dynamique du groupe est mon outil de travail. Cela fonctionne comme pour une équipe de foot : le groupe a des objectifs, il s’agit de faire quelque chose ensemble. L’information n’est pas centralisée, pas même pour moi, le travail est conçu comme un système horizontal. Nous travaillons vraiment ensemble. »

Le 30 janvier, Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence

Lovetrain © Julia Gat

Lovetrain © Julia Gat