Chansons monde

Chansons monde

Depuis quelques années, les « alter-égaux » (ce sont leurs propres termes), Myriam Daups et Gérard Dahan se consacrent plus que pleinement aux destinées du Petit Duc, suivent les artistes en résidence, offrent une programmation foisonnante et d’une irréprochable pertinence, ont créé lors des années confinées une chaîne youtubesque qui permet à un public nombreux d’assister en direct (pas de replay ou de podcast, les représentations sont diffusées en simultané, le spectateur chez lui est invité à se placer dans les mêmes conditions que celui qui se trouve dans la salle), promeuvent des actions en direction des publics empêchés, ont instauré des séances musicales éducatives destinées aux enfants autistes qui découvrent par le biais de la musique un langage, et j’oublie sans aucun doute d’autres dimensions tout aussi généreuses et éclairées. Bref, le duo Vis à Vies dont on a tant aimé les premiers opus et les spectacles s’est mis peu à peu en retrait de la scène, pour le bonheur de ceux qu’il accueille, mais frustrant son public des spectacles ciselés auxquels il l’avait accoutumé. Aussi, voir annoncer à la Maison des Arts de Cabriès le renouveau du duo a fait pousser un soupir de soulagement ! La page n’était pas tournée, juste en pause. 

Entre l’ancien et le nouveau

Aux côtés des deux multiinstrumentistes (si l’on veut être bref !) revenait un complice de longue date, le guitariste Stéphane Dahan. Les mots et les compositions de Gérard Dahan tissent leurs orbes, conjugaison subtile entre la voix fraîche et espiègle de Myriam Daups et les instruments, guitares, percussions, violon, flûte, doudouk, sapato (ce tapis de danse inventé par Gérard Dahan spécialement pour Myriam Daups afin que la danseuse de claquettes puisse ajouter de nouveaux univers sonores aux chants : les talons ou les pointes glissent sur les symboles dessinés sur la carpette, et soudain une respiration, un oiseau, un rythme lointain, un effluve des vents du Sud, un miroir aux alouettes peut-être, un frémissement supplémentaire de la planète éclosent). Il s’agit de renouer les fils du monde, ne pas en ignorer les atroces turbulences mais esquisser des raisons de vivre, de relever la tête, d’accomplir son humanité face aux barbaries, et affirmer que l’être humain vaut mieux que cela, sait aussi créer, construire, apprivoiser, décliner les harmonies communes et se lover dans la beauté sans l’abîmer. 

« Nous chantons pour partager une nouvelle vision du monde qu’on peut, peut-être, rêver ensemble : l’autre est une promesse », sourit Myriam Daups lors de sa présentation. « Même pas peur du bonheur ! » et si « le monde est gris / change de lunettes ! ». Ne les croyez pas cependant d’un optimisme béat et aveugle ! Voici l’île de Vanuatu aux « sables dorés » qui s’enfonce dans les eaux du Pacifique alors que la banquise fond inexorablement, ou encore Amagonie (contraction d’Amazone et d’agonie) qui brosse l’amer constat de la perte des forêts…

Stéphane Dahan, Myriam Daups, Gérard Dahan en concert à Cabriès

Montage photographique (Stéphane Dahan, Myriam Daups, Gérard Dahan) © Éric Hadzinikitas   

Les chansons des précédents albums se mêlent aux créations, aux emprunts amicaux, hommages au talent de leurs pairs, que ce soit avec Atome de Cédrik Boule ou un air de Tom Poisson. Des personnages venus des expériences éducatives et musicales naissent, le petit Sami qui se croit obligé de tout nier pour exister et qui peu à peu gagne confiance et sourire, l’enfant autiste et son « tambour dans la tête » … Le duo chante alors pour lui « donner des mots, à elle qui n’en a pas ».Cette capacité d’empathie s’adresse à toutes les manifestations du vivant. Écoute poétique du monde qui se traduit par un voyage musical infini, épousant les variations de rythmes, de mélodies, de tonalités de la Terre. Les frontières s’estompent au cœur des compositions qui savent préserver le sentiment d’émerveillement. « Restons des enfants et partons à la conquête des premières fois » !  Gérard Dahan partage alors une chanson écrite pour son premier petit-fils (l’enfant de Stéphane Dahan), délicieusement touchante et chargée de sens pour ce futur passeur. Douceur…

Concert donné le 13 mai à la Maison des Arts de Cabriès

Excellente nouvelle : une tournée est prévue l’an prochain !

J’avais déjà eu le bonheur de voir cette formation en duo au Petit Duc en 2019. L’article était paru sur le site de Zibeline désormais inaccessible. J’ai retrouvé le texte dans mes archives: Savoir écouter les coquillages… et leur préférer la mer.

Pas d’ennui au Théâtre des Ateliers!

Pas d’ennui au Théâtre des Ateliers!

Peter Brook est parti pour son dernier voyage le 2 juillet 2022. Sans doute la période estivale n’a pas été propice aux hommages que le théâtre doit au metteur en scène qui concevait la scénographie comme « espace vide » pour l’« art autodestructeur » qu’est le théâtre.

Alain Simon, directeur du théâtre des Ateliers, a consacré trois soirées à la lecture des textes de l’artiste sous le titre générique de Peter Brook, l’influence. Ont déjà été données les lectures L’espace Vide (novembre 2022) et Entre deux silences (février 2023). Le troisième volet réunissait sur scène Jean-Marie Broucaret, comédien, metteur en scène, formateur, directeur artistique du Théâtre des Chimères à Biarritz entre autres activités et Alain Simon en un duo de haute volée sur une lecture augmentée du texte publié chez Actes Sud, Le diable c’est l’ennui. Il s’agit de la transcription des « leçons de théâtre » dispensées par Peter Brook lors des journées des 9 et 10 mars 1991 à l’Atelier du Chaudron à la Cartoucherie de Vincennes lors de sa rencontre avec les enseignants et artistes responsables des classes Théâtre et Expression dramatique des sections A3 de plusieurs lycées de France, sous l’égide de la Direction du Théâtre et des Spectacles au Ministère de la Culture. L’objet de ces journées s’organisait sur une réflexion autour du livre L’Espace vide (éditions du Seuil) inscrit alors au programme du baccalauréat. Le caractère vivant, le flux des mots, des détours de la pensée, leur spontanéité, sont remarquablement préservés dans cet ouvrage ponctué de courts exercices et de questions des participants.

Au théâtre des Ateliers, ces questions transcrites sur de petits feuillets sont distribuées par les deux acteurs à quelques spectateurs afin d’être formulées au moment opportun, mimant les échanges des séances de travail de la rencontre de mars 1991. Les interventions de Peter Brook se voient réparties entre les comédiens. La complexité de la pensée du metteur en scène anglais se voit ainsi soulignée, développée. Le terme de réflexion prend alors tout son sens : dialogue intérieur qui s’organise en une quasi dialectique profonde et argumentée. De longues assertions sont alors exposées, démontrées, puis infirmées pour trouver dans de nouveaux rebondissements, parfois opposés, des conclusions provisoires et neuves.

Le diable c'est l'ennui, pièce à partir d'un texte de Peter Brook a été jouée par Alain Simon et Jean-Marie Broucaret au théâtre des Ateliers

Photographie (© THéâtre des Ateliers) : démonstration des « coussins » lors de la conférence de Peter Brook, reprise avec jubilation par Alain Simon et Jean-Marie Broucaret

Les intonations, les rythmes varient selon les porteurs de paroles, lecteurs qui parfois se détachent du texte imprimé pour lever les yeux vers les spectateurs et s’adresser à eux, accordant une vie et une présence troublantes aux propos qui dessinent une poétique passionnante. 

On suit Peter Brook, seul devant un public dans l’ombre amphithéâtre, exigeant l’inconfort d’une petite salle où les gens se pressent, mais se voient, établissant une proximité qui rend le discours proche, l’ancre dans une réalité concrète, oblitérant tout type de relation surplombante. Dans l’amphithéâtre, Peter Brook raconte : « je me suis trouvé́ sur une plate-forme devant un grand trou et, quelque part tout au fond, des gens dans le noir. Alors que je commençais à parler, je sentais que tout ce que je disais, les mots qui se formaient dans ma bouche étaient absolument sans intérêt (…) J’ai découvert par expérience combien la relation que nous vivons actuellement, entre une personne qui parle et un groupe qui écoute, est importante. » Il montre alors sa transformation dans la relation autre qui s’instaure avec les autres personnes, « les questions comme les réponses venant beaucoup plus naturellement ». Nous le voyons jouer hors des théâtres, dans des cafés, des ruines, des places de village et constater combien est révélatrice l’expérience de jouer en voyant la tête des spectateurs. Cette « relation directe » transforme le jeu.

L'espace vide, Peter Brook

Au début, il insiste, « pour que quelque chose de qualité puisse advenir, il faut qu’un espace vide se crée. Un espace vide permet à un nouveau phénomène de prendre vie. (…) Tout ce qui touche au contenu, au sens, à l’expression même, à la parole, à la musique, aux gestes, à la relation, à l’impact, au souvenir qu’on puisse garder soi-même… tout cela n’existe que si cette possibilité d’expérience fraîche et neuve existe également. Or aucune expérience fraîche et neuve n’est possible s’il n’existe pas préalablement un espace nu, vierge, pur, pour la recevoir. » On aimerait tout citer, renouer le fil des phrases, dans leur légèreté d’expression, avec leurs mots simples et clairs, et leur profondeur. Reprendre la lecture, revenir au livre, le ressasser, tenter d’en préserver l’essence, s’en servir comme pierre de touche pour voir, écouter… le « spectacle » s’achève par un échange, une conversation au cours de laquelle Alain Simon et Jean-Marie Broucaret racontent, témoignent, combien le travail de Peter Brook a influé sur leur approche du théâtre, leur manière d’en faire, et de le transmettre. Il ne s’agit pas d’édicter des règles du théâtre, de proposer un cours magistral et dogmatique, mais de faire bouger les lignes, « d’ébranler les notions », de fuir « l’ennui (qui), tel le diable, peut surgir à chaque moment »…

« La seule justification de la forme théâtrale est la vie ». Une définition que ne peut renier le théâtre des Ateliers !

Le diable c’est l’ennui par Jean-Marie Broucaret et Alain Simon a été donné au Théâtre des Ateliers à Aix-en-Provence le 10 mai.

Du chant du bouc et autres tragédies…

Du chant du bouc et autres tragédies…

On ne saurait vanter suffisamment la qualité de l’enseignement artistique dispensé à l’AMU. Le cursus théâtre invite les étudiants à expérimenter cet art dans toutes ses dimensions, depuis le plus visible, jeu, mise en scène, scénographie, lumières, sons, mais aussi diffusion, relation avec les publics, communication avec la presse, bref, une approche qui arpente de A à Z la production théâtrale et ses conditions. Quel bel apprentissage pour les « oeuvriers » (selon le terme créé par Danielle Bré, première directrice du théâtre de l’université) que deviennent alors les étudiants !

Cette année, la tragédie (est-ce dans l’air de nos époques troublées ?) est à l’honneur chez la section Arts de la scène. Le metteur en scène Mathieu Cipriani avait carte blanche pour mener en trois semaines (et quelles semaines ! il a fallu délocaliser les répétitions en raison de l’occupation militante de la faculté) une création avec les étudiants. L’œuvre choisie, Gibiers du temps de Didier-Georges Gabily, offrait aux jeunes acteurs un texte puissant, difficile et dense, une véritable gageure ! Le travail très précis du metteur en scène, son choix d’une scénographie en épure rythmée par des lignes géométriques qui dessinent les espaces où les morts, amorces des mythes, se retrouvent et nous parlent parfois, renonçant à leur silence. Les trois temps, larges chapitres de la pièce s’intitulent respectivement Thésée, Voix et Phèdre, fragments d’agonie

Les gibiers du temps, pièce donnée au Théâtre Vitez D'aix-en-Provence par les étudiants de l'AMU

Gibiers du temps © Delphine Fouque

Pour faire simple, il s’agit du parcours de Thésée de retour dans une immense cité qui était peut-être la sienne et qu’il ne reconnaît pas, peuplée de personnages contemporains et de figures venues de la mythologie. Le catapultage des époques constitue la première acrobatie du texte et permet de réinterroger la survivance et la validité des grands mythes qui ont construit notre manière d’appréhender le réel. Se glissent des citations, le « sortez » de la Roxane de Racine, un fragment du Cyrano de Rostand… Le contexte est celui de la guerre en Bosnie (il pourrait être situé dans n’importe quel pays). à l’horreur de la guerre et de ses morts répond l’obscénité du vocabulaire et des gestes, comme l’ingestion lente et source de dégoût de l’instrument du viol subi par l’une des protagonistes. La violence est partout dans cette pièce-monde aux contours baroques dans son foisonnement. La lutte des classes, les revendications contre le patriarcat viennent se conjuguer au récit mythologique, créant une tension entre l’univers d’Euripide et celui d’un Brecht, thématique un peu scolaire et rigide dira-t-on mais portée avec un indéniable talent par les jeunes acteurs qui savent impulser un rythme et une vivacité souvent drôle à la tragédie. Un vent de fraîcheur dans un monde de brutes…

Spectacle donné du 2 au 5 mai, théâtre Vitez, Aix-en-Provence

Les photos sont de Rémy Soïme et Delphine Fouque

Le corps, mesure de toute chose

Le corps, mesure de toute chose

Évènement une fois encore au GTP qui décidément les collectionne ! La troupe australienne Circa apportait son inépuisable énergie au spectacle concocté par le metteur en scène Yaron Lifschitz, Humans 2.0 sur une musique originale d’Ori Lichtik. L’ouverture, spectaculaire, présente sur le modèle d’un ballet contemporain, les corps des circassiens figés dans une même attitude, émergeant de l’ombre. Pas de costumes tape-à-l’œil (mais des tenues simples (Libby McDonnell) épousant efficacement les mouvements) pas de décor flambant, pas ou peu d’agrès : les corps suffisent, baignés dans la scénographie dessinée par les variations des lumières de Paul Jackson. Il n’est pas nécessaire non plus de recourir à l’artifice d’une trame narrative qui viendrait apporter un semblant de sens à l’ensemble, les numéros, ou plutôt souvent les chorégraphies, s’enchaînent en un rythme sans pause.

Les dix acrobates glissent avec fluidité d’un tableau à l’autre, exécutent sans chercher d’effet supplémentaire des numéros d’une difficulté folle, comme s’il s’agissait d’une promenade de santé. Les protagonistes traversent le plateau, les mains s’effleurent, et voici un main-à-main vertigineux, une pyramide humaine impossible, des sauts improbables, des réceptions au cordeau, des voltes d’une impensable légèreté. Certes, une corde lisse, un trapèze, des sangles, apparaissent, mais ces accessoires ne sont pas une fin en soi, ils se contentent de s’animer en duo avec leur partenaire humain. Un tremplin serait nécessaire ailleurs pour convoquer des acrobaties aériennes, ici, ce sont les corps qui propulsent les autres. La solidarité humaine réussit tout, on se rattrape, on se tord, on se contorsionne, on habite le sol de mouvements convulsifs, on s’élance, on retombe sur des bras qui se tendent au dernier moment, la vie de l’autre est en jeu, mais chacun s’épaule, d’une manière inconditionnelle. Par-dessus tout cela il y a le sourire magnifique et communicatif de l’une des porteuses, puissante, lumineuse. Le spectacle transporte par sa beauté plastique, la conjugaison des gestes, les paysages qui accordent au cirque les qualités de la danse et une dimension indéniable d’art complet. Un hymne dédié au corps humain et aux capacités d’empathie et de solidarité !

 

Circa spectacle Humans photo de Justin Ma

Circa Humans © Justin Ma

Spectacle donné du 3 au 5 mai au GTP, Aix-en-Provence

Notes sur le Festival de Pâques

Notes sur le Festival de Pâques

Quel privilège d’assister à quasi tous les concerts de ce festival! On y écoute les plus talentueux musiciens d’aujourd’hui, des musiques d’hier, des créations. Le terme « musiques d’hier » est d’ailleurs peu judicieux, quelle que soit l’époque de composition, lorsque les notes sont jouées devant nous, elles font partie de notre présent, nous accompagnent dans nos rêveries, nos gestes, nos souvenirs, nos aspirations. Elles sont notre respiration…

Voilà en vrac les deux « résumés » de ces journées exceptionnelles qui ont été publiés dans les pages de Zébuline.

Les Talens Lyriques<br />
Chœur de Chambre de Namur<br />
Christophe Rousset, direction, Passion selon Saint-Matthieu © Caroline Doutre

Passion selon Saint-Matthieu, Les Talens Lyriques, Chœur de Chambre de Namur , direction Christophe Rousset © Caroline Doutre

Première semaine, florilège presque exhaustif

Après une ouverture tout aussi brillante que cinématographique, le festival de Pâques concocté par son directeur artistique, Renaud Capuçon, suit un rythme soutenu, arpentant les chemins de la musique classique, passant des grands ensembles aux formations chambristes, pour la délectation des publics présents ou empêchés (grâce aux retransmissions offertes par l’assami à des associations, aux patients de centres de soins ou résidences senior).

La pièce maîtresse de la période pascale

Bien sûr, l’un des moments forts du festival est la représentation d’une des Passions de Jean-Sébastien Bach. Les dix ans voyaient la seconde, la plus ample avec ses deux chœurs et ses deux orchestres, interprétée par Les Talens Lyriques et le Chœur de Chambre de Namur sous la houlette de Christophe Rousset. L’alliance subtile entre le chant et le récitatif porté par Ian Bostridge, souverain en évangéliste par sa justesse de ton, d’intonation, d’intention, véritable colonne vertébrale de l’œuvre, rendait cette version de la Matthäus-Passion particulièrement bouleversante, les voix des solistes s’intègrent dans le fil de la narration avec une sobre élégance (moment sublime avec l’alto, Mari Askvik, où palpitent des phrasés qui rappellent la cantate Ich habe genug !). Les deux chœurs, tels ceux de la tragédie grecque antique, commentent l’action, déplorent, s’indignent, selon qu’ils représentent la foule des accusateurs ou celle des fidèles éplorés. L’oratorio devient opéra (cette forme était interdite le Vendredi saint), la passion christique voit les paroles messianiques se réaliser, reniement de l’apôtre Pierre, trahison de Judas, calvaire… Les liens se nouent entre le ciel et la terre dans le creuset mystique des phrases musicales.

Deux messes complétaient le programme biblique, le petit bijou qu’est la Petite Messe Solennelle de Rossini et la somptueuse Messe en Ut de Mozart. Pour les interpréter, le superbe Ensemble Vocal de Lausanne accompagné par le piano de Simon Savoy et l’harmonium de Vincent Thévenaz pour la première et l’Orchestre de Chambre de Genève pour la seconde, dirigés par le subtil chef Daniel Reuss accordait la beauté des voix aux diverses strates du propos. Les solistes, Sophie Negoïta, soprano, Barbara Kazelj, mezzo-soprano, Thomas Walker, ténor, Tobias Berndt, baryton, se glissaient avec aisance dans ces fresques, leur donnant des allures opératiques.

Grands orchestres

On ne le répètera jamais assez : après les années covidiennes, retrouver sur scène de grands ensembles nous fait sentir à quel point ils nous ont manqué. La direction souple d’Iván Fischer se conjuguait à la verve du violon de Renaud Capuçon face au Budapest Festival Orchestra dont les contrebasses, contrairement à la géographie « classique » des orchestres sur un plateau, étaient installées en position haute, en fond de scène, enveloppant de leur orbes sonores la pâte mélodique de l’orchestre qui débutait le concert par une pièce de Dohnányi, compositeur emblématique de la musique hongroise de la première partie du XXème siècle, Minutes symphoniques pour orchestre, et son armada de cuivres  à laquelle succédait le Concerto pour violon n°1 de Bartók.

Budapest Festival Orchestra<br />
Iván Fischer, direction<br />
Renaud Capuçon, violon © Caroline Doutre

Budapest Festival Orchestra, Iván Fischer, direction, Renaud Capuçon, violon © Caroline Doutre

Le dialogue virtuose entre le soliste et l’orchestre connut ce soir-là une version d’anthologie : le violon solo s’élançait à l’assaut de phrasés éblouissants, trouvant des accents, des élans, des respirations, habités d’une verve rare où la musique puissamment incarnée dans l’instrument, exprime l’ineffable. Le Don Juan de Richard Strauss élevait ses falaises au bord desquelles on s’arrête le temps de goûter au vertige tandis que la Danse des sept voiles de Salomé ouvrait les portes des mille et une nuits et que Till Eulenspiegel Lustige Streiche (Till l’Espiègle) nous entraînait dans sa poésie narrative. La soirée se terminait, devant le succès de ce théâtre en mouvement par une série de danses magyares aux allures tziganes improvisées et endiablées qui emplirent le GTP d’une joie rare. Le Czech Philharmonic nous plongeait dans la Symphonie n°6 en la mineur « Tragique », l’une des plus difficiles de Gustav Malher, œuvre toute de tensions sous la baguette de Semyon Bychkovqui passe de la marche sombre scandée par une percussion militaire à des élans passionnés, des instants emplis de confusion et d’effroi, des ambiances champêtres où apparaissent des cloches de vaches en un assemblage qui n’est pas sans rappeler le gamelan, des liaisons sur le fil des vibrations, des vagues immenses qui déferlent, et un Finaleébouriffant. L’Orchestra Sinfonica Nazionale della Rai accordait à l’interprétation de pièces de Wagner, (extraits de Lohengrin, Tannhäuser, Parsifal) des accents verdiens sous la direction fine de Fabio Lusi qui creuse dans l’épaisseur des partitions, donnant à entendre l’enchâssement de toutes les strates. L’étoile montante, Gun-brit Barkmin, soprano au timbre affirmé et large, campait avec justesse la mort d’Isolde puis l’immolation de Brünnehilde. Le B’Rock Orchestra, dirigé de son siège par René Jacobs, se repliait sagement sur deux cantates de Bach et le Stabat Mater de Pergolèse, dont le duo final entre Brigitte Christensen (soprano) et Helena Rasker (alto) contenait ce qu’il y a de plus sublime dans l’art baroque.

Les enfants petits et grands aux anges !

The amazing Keyston Big Band offrait à la partition de Prokofiev une nouvelle lecture entièrement jazzée pour l’histoire de Pierre et le loup, choisissant en récitante, Laurence Ferrari, toute de douceur espiègle et complice. La musique est retravaillée avec finesse, remplace les violons initiaux Pierre par piano, contrebasse, batterie, prend des chemins inattendus, retombe sur ses pattes comme le chat… En guise de rappels, est présenté un début d’Alice au pays de merveilles, prochaine création de l’ensemble. Le jazz décline ses voltes, mue les thèmes en improvisations malicieuses, le conte s’égare sur des sentiers de traverse, revient au sujet par des tours inattendus en une délicieuse fantaisie.

Duos emportés

Les duos dessinent leurs orbes avec une intelligence et une sensibilité chatoyante. Surprenant, celui entre la lumineuse flûtiste Lucie Horsch et le claveciniste Max Volbers, fait converser les siècles et les œuvres avec espièglerie et virtuosité. Le violoncelle de Victor Julien-Laferrière et le piano de David Fray ourlent les instants d’une indicible magie, que ce soit dans la Fantasiestücke de Schumann, ou des sonates de Beethoven et de Brahms, programme d’une élégante cohérence. Qualité que l’on retrouve dans le duo qui unit le fantastique pianiste, trop rare en France, Igor Levit, et Renaud Capuçon qui soulignent les liens entre Bach, Busoni (merveilleuse Sonate n° 2 en mi mineur !) et César Franck. Le temps se suspend, grâce éblouie…

Lucie Horsch, flûte à bec<br />
Max Volbers, clavecin<br />
« Conversations » © Caroline Doutre
Final du Festival de Pâques 2023 © Caroline Doutre

Final du Festival de Pâques 2023 avec Dominique Bluzet et toute l’équipe du festival © Caroline Doutre

Happy birthday  !

Le bilan de la dixième édition du Festival de Pâques d’Aix-en-Provence affiche un record absolu de fréquentation : près de 30 000 spectateurs!

L’investissement sans faille des équipes du festival (personnels du Grand Théâtre de Provence et du Jeu de Paume en tête), de Dominique Bluzet de Renaud Capuçon et du soutien financier inconditionnel du CIC dans la grande tradition du mécénat.

Le concert de clôture reflétait l’esprit du festival. La carte blanche du fantastique violoniste qu’est Renaud Capuçon s’attachait à réunir sur scène la belle phalange de Génération @ Aix dont une partie a débuté là il y a dix ans. Désormais aguerris, les jeunes musiciens jouent d’égal à égal avec le maestro, lui donnent la réplique avec fougue, lorsqu’ils ne sont pas seuls, face à de sublimes partitions comme Violoncelles vibrez ! pour deux violoncelles et orchestre (de six violoncelles) du contemporain Giovanni Sollima. Après les plus classiques Bach et Vivaldi, Renaud Capuçon, espiègle, annonçait un thème et variations sur les modèles de Haydn, Bach, Mozart, le cinéma et bien d’autres… un « joyeux anniversaire » pétillant d’humour et de facéties !

Des solistes éblouissants

Auparavant on avait été saisis par la palette d’Alexandre Kantorow qui, dès les premières attaques, séduit par la connivence établie d’emblée avec le piano. L’instrument n’est plus que le vecteur d’une âme. Le pianiste tisse des paysages infinis, laisse respirer la partition. Son éblouissante virtuosité offre à ses interprétations un phrasé lumineux à la fois aérien et profondément ancré dans la matérialité sonore. Bien sûr, on attendait Martha Argerich, l’immense, la fantaisiste, la merveilleuse. 

Martha Argerich et Lahav Shani au Festival de Pâques 2023 © Caroline Doutre

Martha Argerich et Lahav Shani au Festival de Pâques 2023 © Caroline Doutre

Elle plonge dans l’essence des œuvres, en livre la quintessence et leur accorde un air d’évidence limpide. L’excellent pianiste et complice Lahav Shani lui donnait la réplique. Prokofiev, Rachmaninov, Ravel, peu importe le compositeur, des mondes s’ouvrent, et on se laisse guider aveuglément. 

Incroyable soliste, avec des capacités qui semblent échapper au commun des mortels, Yuja Wang interprétait avec une indicible puissance le Concerto pour piano composé pour elle par Magnus Lindberg, une étoffe taillée sur mesure : le bel Orchestre de Parisservait alors d’écrin à la pianiste, lui faisant écho sur des vibrations, prolongées par les cordes ou les percussions, en une esthétique cinématographique. Il faudra à l’orchestre se retrouver seul dans la Symphonie n° 6, dite Pathétique de Tchaïkovski pour montrer toute sa finesse, évitant les pièges du pathos comme ceux de passages parfois trop martiaux, sous la direction très enlevée et subtile de Klaüs Mäkelä qui semblait danser les partitions.

Yuja Wang et l'Orchestre de Paris © Caroline Doutre

Yuja Wang et l’Orchestre de Paris © Caroline Doutre

Des ensembles aussi

Avant l’Orchestre de Paris, d’autres formations avaient démontré leur excellence sur la scène du Grand Théâtre de Provence. Ainsi, l’Orchestra Mozart, d’une remarquable unité dans ses couleurs, ses phrasés, la circulation des thèmes en une palette cohérente sous la houlette efficace de Daniele Gatti, abordant avec une infinie douceur Siegfried-Idyll que Wagner composa pour l’anniversaire de son épouse, Cosima.

Il est vrai que ce concert souffrit de la proximité avec celui du Quatuor Dutilleux donné au conservatoire Darius Milhaud, dont la verve servit avec panache le Quintette à cordes de Fauré avec le pianiste Jorge Gonzales Buajasan et le somptueux Quatuor à cordes en fa majeur de Ravel. On entendit aussi ce compositeur que l’on réduit trop souvent au Boléro, lors du concert Solistes de la Karajan-Akademie de Berliner Philharmoniker, dans son Introduction et Allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes en sol majeur, une pépite ! Inclassables les soirées d’opéra et de chant ! Le Gürzenich Orchester Köln dirigé avec une élégante justesse par François-Xavier Roth joua une version de concert du Vaisseau Fantôme de Wagner d’anthologie avec le Chör der Oper Köln, époustouflant de présence dans une mise en espace qui le convoqua devant la scène, faisant entrer le public dans les eaux nordiques tandis que les solistes (tous les chanteurs sans partition !) interprétaient avec une intelligence passionnée ce récit de damnation et de rédemption (Ingela Brimberg fut une exceptionnelle Senta !). Le temps s’effaçait devant Electric Fields conçu par David Chalmin (électronique live) et la soprano Barbara Hannigan. Sa voix, comme venue d’un autre monde, modulait sur les brisures, fragile et bouleversante à l’extrême dans son exploration des limites ; puis elle était reprise par les effets électroniques qui la renvoyaient à l’octave en un dialogue polyphonique ; parfois murmurée, elle laissait transparaître les crêtes sonores et les pulsations des textes, transcendant les mots et les musiques de Hildegarde von Bingen, Barbara Strozzi ou Francesca Caccini, accompagnée par les deux pianos de Katia et Marielle Labèque, en un tissage onirique et arachnéen. Le monde est musique…

Quatuor Dutilleux et le pianiste Jorge Gonzalez Buajasan © Caroline Doutre

Quatuor Dutilleux et le pianiste Jorge Gonzalez Buajasan © Caroline Doutre

Vaisseau Fantôme © Caroline Doutre

Vaisseau Fantôme © Caroline Doutre

Barbara Hannigan et les soeurs Labèque © Caroline Doutre

Barbara Hannigan et les soeurs Labèque © Caroline Doutre

Festival de Pâques du 31 mars au 16 avril

Sensibles Machines!

Sensibles Machines!

Parmi les découvertes de ce début d’année, et un gros coup de coeur, il y a le travail de Dan Tepfer. Son approche a de quoi réconcilier avec les maths les plus allergiques. son approche de la musique, de son fonctionnement, est d’une ingéniosité bluffante. Un résultat froid pourrait-on penser, et bien pas du tout!

« Une musique à l’intersection entre l’algorithmique et le spirituel », ainsi se définit le travail du génial pianiste mais aussi astrophysicien qu’est Dan Tepfer. En tournée pour présenter son CD, Natural Machines (sorti en 2019), il faisait escale au théâtre Armand de Salon-de-Provence (enfin ! le concert initial était prévu en 2021), invité par Les Scènes Intérieures, déclinaison buissonnière de l’estival Festival international de Musique de Chambre de Provence. La musique classique a été source d’inspiration pour le musicien, surtout la musique de Jean-Sébastien Bach (Dan Tepfer a joué dans un disque paru en 2011 les Variations Goldberg telles que les a écrites Bach en ajoutant des variations improvisées à celles fixées par le Cantor) qu’attirait tout ce qui était nouveau dans l’instrumentarium de son époque. Curieux de tout à son exemple, Dan Tepfer s’empare du Disklavier de Yamaha, écho moderne des pianos mécaniques à rouleaux et qui a pour particularité d’être relié et piloté par un ordinateur portable. « Observer ce que la technologie peut apporter à la création musicale contemporaine est fascinant », sourit le pianiste qui fait part de sa passion pour les chiffres et des rapports qui se tissent entre eux, convoquant l’image de Pythagore et de la théorie de l’harmonie des sphères chez les Grecs de l’antiquité.

Dan Tepfer écrit pour chaque pièce un programme différent qui enjoint le piano à compléter ses improvisations, à la tierce, par exemple ou à l’octave, puis en canon ou en inversion… Ces programmes permettent au piano de « réagir » en temps réel aux improvisations du musicien, établissant un dialogue surréaliste où l’être humain et la machine semblent dialoguer avec finesse et parfois un humour potache. 

Dan Tepfer naturals Machines

Dan Tepfer Natural machines © DR

Un temps, Dan Tepfer laisse même le piano jouer seul tandis qu’il improvise au mélodica ! Un large écran surplombant la scène donne à voir sur son côté droit le clavier, les mains du pianiste et les touches du piano qui se meuvent d’elles-mêmes, comme si un fantôme bienveillant venait accompagner l’exercice du soliste. Sur le côté gauche se dessinent les formes produites par les sons, leurs enchevêtrements. Le morceau Fractal Tree est particulièrement fantastique : un arbre, composé d’une multitude de « y », semble respirer au fil des notes en un mouvement continu et hypnotique. Les mélodies naissent, se développent, s’épanouissent, s’étirent, bourdonnent, s’élancent, nourrissent la géométrie de leur écriture colorée d’un inlassable mouvement. Tout simplement beau et envoûtant.

Concert donné le 23 mars au théâtre Armand, Salon-de-Provence