Le dernier opus d’Angelin Preljocaj, Requiem(s), senti comme une réponse nécessaire du chorégraphe à la disparition de son père en 2023, séduit par sa puissance évocatrice.
Le culte lié aux morts, les rites qui sont attachés au passage sont le signe de la naissance des civilisations selon les anthropologues. La peine individuelle prend un tour collectif, le rituel commun permet la prise de conscience du groupe, de son organisation, d’un partage d’émotions, de significations. En ce sens, la mort renvoie à la vie.
Angelin Preljocaj s’appuie sur les textes des philosophes et penseurs qui lui sont chers, Émile Durkheim, selon qui aucune connaissance du monde n’est possible sans le représenter d’une manière ou d’une autre, les représentations collectives exprimant la façon dont le groupe pense et se pense dans la relation avec ce qui l’affecte, Gilles Deleuze dont on entendra la voix au cours du spectacle, scandée par des sons électro, lors de la lecture de son texte à propos de Primo Levi : « l’artiste c’est celui qui libère une vie, une vie puissante, une vie plus que personnelle, ce n’est pas sa vie… »
Requiem(s) d’Angelin Preljocaj © Didier Philispart
Les magnifiques dix-neuf danseurs et danseuses de la troupe Preljocaj conjuguent leur verve en une succession de tableaux qui empruntent à l’iconographie sacrée, crucifixion, descente de croix, Piétas, madones, pleureuses, baignées dans les lumières qui se jouent des ombres d’Éric Soyer. Les corps habillés des costumes d’Eleonora Peronetti, transcrivent, incarnent les douleurs, les cris, les désespoirs, les résignations, les élans qui tentent de combler les absences, les regrets, les refus devant l’inéluctable, mais aussi la force qui célèbre le renouveau de la vie. Les mouvements d’ensemble sont saisissants de beauté et donnent un sens par leurs architectures à ce qui n’en a pas. L’intime se meut alors en universel, le mythe s’empare des préoccupations humaines, la matière rejoint la transcendance.
Les musiques choisies dans le répertoire de diverses époques (le titre est au pluriel) soulignent la permanence de cette célébration du manque, en le teintant de leurs palettes particulières, chants médiévaux anonymes, Johann Sebastian Bach, Wolfgang Amadeus Mozart, György Ligeti, Olivier Messiaen, et j’en passe, jusqu’au contemporain System of a Down avec la voix de Serj Tankian dans Toxicity à laquelle fera écho celle, parlée de Deleuze. Les corps/âmes descendent de leur cage, vibrent, s’envolent, s’affligent, s’exaltent entre aspiration vers l’ineffable et attraction terrestre. La colère du Dies Irae (jour de colère) se mue en douceur.
Requiem(s) d’Angelin Preljocaj © Didier Philispart
Le travail sur les transparences, un rideau qui s’ouvre et se ferme, le plan supplémentaire apporté par les vidéos de Nicolas Clauss, projetées sur le mur de fond, laissent entrevoir des scènes initiatiques, d’autres niveaux de perception, entretenant le caractère sacré du grand mystère.
La fin est aussi l’occasion de faire le point, entraîne un retour en arrière, une mise en perspective, et Angelin Preljocaj cite avec finesse ses œuvres précédentes. On retrouve sa sublime Annonciation, le duo final de Roméo et Juliette, le sommeil de Blanche-Neige, les marionnettes de Noces…
Le chorégraphe réussit à ne jamais tomber dans le pathos ou le cliché même dans les incrustations vidéo (une femme en mantille noire, une main laissant couler du sable…). Le merveilleux s’invite ciselé par la précision des gestes des danseurs dans la succession des variations sur le thème. .
Requiem(s) d’Angelin Preljocaj © Didier Philispart
L’harmonie naît alors que tout s’effondre, les courses en cercle recréent l’espace, les êtres se ploient, rampent, s’élèvent, subjuguent par leur grâce et leur maîtrise. Si la grande Histoire est convoquée, installant l’art dans une réflexion sur notre temps et l’évolution de notre appréhension du monde, la beauté plastique de la matière mouvante de la danse semble pouvoir seule nous donner des réponses.
Fabuleux !!!
Le spectacle Requiem(s) a été donné du 16 au 19 octobre au Grand Théâtre de Provence