Vous reprendrez bien un peu de Chopin?

Vous reprendrez bien un peu de Chopin?

Le pianiste Abdel Rahman El Bacha avait déjà enregistré en 2001 une magistrale intégrale en 12 CD des œuvres pour piano seul de Chopin en suivant l’ordre chronologique, éclairant ainsi le parcours du compositeur d’une manière pertinente faisant ressortir les influences, les évolutions. Il revient sur ce compositeur qu’il affectionne tout particulièrement : « Chopin n’impose pas mais il nous appelle vers ses sphères. Il a une simplicité mais il est inimitable dans sa complexité. Chopin, tout en ayant jugé sévèrement les romantiques qui l’entouraient ne pouvait s’empêcher d’imprimer le plus profond des romantismes dans sa musique » expliquait-il sur les ondes de radio France avant d’affirmer : « dans l’art, c’est le fait de faire disparaître le temps qui fait la valeur de l’art. Or, comment le temps peut-il disparaître ? Il ne disparaît pas, parce qu’il devient une fraction d’éternité. Il est la chose la plus précieuse pour un musicien parce qu’il est maître du temps ».  

Cette capacité d’abolir les heures trouve sa pleine expression dans le nouvel album paru sous le label mirare, Chopin, Préludes, Fantaisie, Berceuse & Barcarolle. Le jeu d’une limpide clarté de l’interprète nous invite à la redécouverte d’un univers de pure poésie qui passe de l’intime à l’épique, de la douceur aux emportements, de la mélancolie à la joie. Il y a d’abord les 24 Préludes opus 28, achevés pour certains à Majorque où, en une semi-fuite, il se retrouve avec George Sand et les deux enfants de celle-ci (elle considèrera vite Frédéric Chopin comme son troisième, surnommé « Chip-Chip » et prendra très longtemps les premières manifestations de sa phtisie pour une affection nerveuse. Nourris du Clavier bien tempéré de Bach, ces brefs tableautins donnent l’essence de l’art de leur compositeur en une mosaïque de rythmes, de couleurs, de styles, d’atmosphères, dévoilant tous les remuements d’une âme en une élégance fluide. L’ample Fantaisie en fa mineur opus 49 rend hommage par sa gravité initiale aux morts de la révolution polonaise puis se pare d’accents passionnés et virtuoses. La Berceuse ramène à l’enfance en une mélodie ressassée avec douceur et s’achève après une acmé lumineuse sur une simplicité première.

Abdel Rahman El Bacha CD Chopin, label MIRARE

Enfin, la Barcarolle nous embarque (il s’agit initialement d’une « chanson de bateau ») dans son lyrisme, la fusion de ses harmonies, ses mélodies teintées d’un parfum d’Italie. Toute la délicatesse du piano d’Abdel Rahman El Bacha se cristallise dans ces pièces coulées dans un même bronze onirique. L’artiste nous y offre une lecture sensible et pénétrante. Un disque taillé dans l’étoffe des songes.

Abdel Rahman El Bacha, Chopin, Préludes, Fantaisie, Berceuse & Barcarolle, label MIRARE  (enregistré sur Bechstein à La Ferme de Villefavard et accordé par Denijs de Winter, l’accordeur mythique de La Roque d’Anthéron)

Abdel Rahman El Bacha donnera le concert de clôture de l’édition 2023 du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron (le 20 août)

 

Échos romantiques

Échos romantiques

Deux noms du répertoire romantique sont à l’honneur dans le CD intitulé Romances, concocté par le flutiste Emmanuel Pahud et le pianiste Éric Le Sage, complices de longue date qui fêtent cette année les trente ans du Festival international de Musique de chambre de Provence qu’ils ont fondé avec le clarinettiste Paul Meyer. Schumann et Mendelssohn, Robert et son épouse Clara pour le premier nom, Felix et sa sœur Fanny pour le second, sont abordés par le biais de courtes pièces, originellement non écrites pour la flûte.

Les compositeurs ne la privilégiaient pas en soliste, tant elle présentait de difficultés techniques.  L’instrument n’ayant trouvé sa forme moderne qu’en 1847 et comme prototype alors, grâce au fabricant allemand d’instruments à vent, Theobald Boehm ! Ainsi, les trois Romances opus 94 de Robert Schumann écrites pour hautbois (et offertes en cadeau de Noël à Clara) ont été transcrites pour flûte par Jean-Pierre Rampal, tandis que ses trois Fantasie-Stücke opus 73 étaient pensée pour clarinette, les trois Romances op. 22 de Clara Schumann pour le violon (elle les dédia au violoniste virtuose Joseph Joachim) de même que les six Lieder de Fanny Mendelssohn et la Sonate en fa de Felix Mendelssohn. Tant pis pour les acharnés de la distinction entre féminin et masculin, la pâte musicale est d’une singulière homogénéité. 

Romances, Emmanuel Pahud et Eric Le Sage

La flûte épouse les lignes mélodiques avec un subtil velouté qui se love dans l’écrin d’un piano qui ourle les phrasés de sa rivière miroitante de notes. On se laisse porter par l’éblouissante palette des deux musiciens, le souffle quasi sans limites de la flûte qui muse et virevolte sur les partitions les plus acrobatiques, rejoint les élans du piano, danse, rêve, pirouette, s’exalte, s’alanguit, redessine l’orbe des émotions, les enveloppe de sa toile sonore. Frémissements nuancés, délices…

Romances, Emmanuel Pahud & Eric Le Sage, (livret en allemand, anglais et français) Warner

Romances

Romances

Si Marina Viotti revient régulièrement au Festival international de Musique de Chambre de Provence, ce n’est pas parce qu’elle a remporté les Victoires de la Musique en chant lyrique cette année, mais bien parce que ses qualités vocales lui permettent d’aborder tous les territoires avec la même intelligence et la même justesse.
Son dernier CD, concocté avec la complicité de Gabriel Bianco à la guitare, Porque existe otro querer, dessine un parcours au cœur de mélodies françaises et hispaniques, de Gabriel Fauré à Jacques Brel.

Les transcriptions pour guitare des accompagnements pianistiques ou orchestraux, sont d’une richesse rare, faisant écho aux pièces composées pour la guitare, comme Madroños (Les arbousiers) de Federico Moreno Torroba (un solo instrumental superbement enlevé) ou semblent évidentes pour cet instrument, comme le sublime Dos gardenias d’Isolina Carrillo, délicieusement souligné par des scansions dues au saxophone de Gerry Lopez, lorsque la voix de la mezzo-soprano ne mue pas la légèreté en emphase dramatique aussi espiègle que prenante. Se jouant de la polysémie du verbe espagnol « querer », « vouloir, désirer, aimer, quérir, chérir… » la chanteuse qui rappelle que le titre de l’album est une référence au texte de la mélodie Quiero d’Inès Halimi (passage tiré du roman de Pierre Louÿs, La femme et le pantin, récit articulé autour d’une femme sulfureuse à l’instar d’une Carmen), explore le thème de l’amour, de la jalousie, de la déception, de la séduction, de la quête, du souvenir nostalgique.

 

Porque existe otro querer, album de Marina Viotti et Gabriel Bianco

Les mélodies puissantes, élégantes, subtiles de Fauré, Massenet Manuel de Falla, Pauline Viardot (sublime sur un poème de l’écrivain russe Afanassi Fet, Die Sterne, « Les feuilles se taisaient, les étoiles brillaient »), croisent celles de La chanson des vieux amants de Jacques Brel, ou La vie d’artiste de Léo Ferré sur laquelle la voix récitante magnifie le texte et insuffle toute sa conviction aux paroles « moi je conserve le piano, / Je continue ma vie d’artiste ». La voix lyrique épouse avec aisance et simplicité chaque univers. L’Espagne des Siete Canciones populares de Falla répond aux quatre mélodies de Fauré, traverse l’Atlantique pour la merveilleuse Historia de un amor de Carlos Aleta Almarán (Panama). Un petit clin d’œil à l’Italie avec La danza de Rossini ajoute sa verve malicieuse sur un rythme de tarentelle et l’on regarde les étoiles aux côtés de Pauline Viardot… Un petit bijou de finesse composé de 22 tableautins ciselés !

Porque existe otro querer, Marina Viotti, Gabriel Bianco, aparte

Poésie complice

Poésie complice

Deux musiciens hors pair pour trois chefs-d’œuvre ! L’album concocté par le violoniste Aylen Pritchin et le pianiste Lukas Geniušas nous embarque dans un voyage qui suit trois compositeurs majeurs des débuts du XXème siècle par le biais de trois œuvres qui marquent aussi l’itinéraire qui a façonné la complicité du duo des deux interprètes. La troisième Sonate pour violon et piano de Debussy les a réunis lors de la demi-finale du concours Tchaïkovski 2019 et le Duo concertant de Stravinsky accompagna leur premier récital, il y a dix ans. 

Quant à la Sonate en ut majeur pour violon et piano de Reynaldo Hahn, elle est « au cœur de (leur) duo » ainsi que le précise Lukas Geniušas : la poésie du Colloque sentimental de Verlaine (« Dans le vieux parc solitaire et glacé / Deux ombres ont tout à l’heure passé (…) / Tels ils marchaient dans les avoines folles, / Et la nuit seule entendit leurs paroles ») y croise une expression élégante et resserrée qui semble charmer l’essence même du temps, l’enveloppant dans l’orbe de ses phrasés. C’est ainsi que l’on entend ce diamant taillé après la fluidité foisonnante de la Sonate de Debussy qui convoque pour les deux artistes les vers d’Anna Akhmatova, (« Si vous saviez de quels débris se nourrit / Et pousse la poésie, sans la moindre honte, / Comme les pissenlits jaunes, comme l’arroche / ou la bardane au pied des palissades »). 

Debussy // Hahn // Stravinsky, Aylen Pritchen & Lukas Geniušas, Mirare

Les désordres de l’âme sont ici coulés dans une sculpture moirée où se dessinent les impatiences, les étonnements, les élans, les exacerbations d’un esprit qui semble chercher à tout appréhender. Le duo devient alors le support unique d’une pensée qui se déverse sur le monde, l’effleurant, le recomposant, unissant dans un même regard la réalité et l’image que l’on s’en fait. Le Duo concertant de Stravinsky éclot ensuite dans la netteté de ses orchestrations, de sa rigueur quasi mathématique et pourtant (ou sans doute en raison de), d’une émotion complexe et vive où affleurent les bouleversements du monde à l’instar de ceux d’une psyché en proie aux tourments d’une époque. La fragilité des deux compositeurs précédents qui rend compte, en misant sur un sentiment d’étrangeté, des remuements tragiques des débuts du XXème, se replie sur les échappatoires du rêve, reste sensible dans l’acharnement des cordes, des rythmes marqués du piano, leurs assoupissements, leurs hésitations, leur finesse marmoréenne. La fusion spirituelle des deux instrumentistes permet une transmutation de la matière en idéal. On est subjugué par la beauté de l’ensemble.

Debussy // Hahn // Stravinsky, Aylen Pritchen & Lukas Geniušas, Mirare

À noter:

Lukas Geniušas jouera cette année au festival international de piano de la Roque d’Anthéron le 31 juillet (hommage à Rachmaninov aux côtés de la pianiste Anna Geniushene)

 

Les inédits du Corbeau

Les inédits du Corbeau

La plume lumineuse du corbeau mythique de Marseille revient sur ses quarante ans de reggae avec un petit bijou de quatre titres inédits (et une version « edit radio »). Jo Corbeau et son trio le célébrissime Trident, Christophe (Badan) Cusin à la basse, Loïc (Kilo) Wostrowsky, batterie et Denis « Rastyron » Thery, claviers et chœurs, offre ici un reggae superbement orchestré avec de longs passages instrumentaux en improvisation. 

Le premier titre est un hommage au rastafari chanteur et auteur-compositeur principal du groupe de reggae roots Culture, Joseph Hill, dont le Two Sevens Clash inspiré d’une prophétie de Marcus Gravey prédisant la fin du monde connu le 7 juillet 1977 (dans le livre de l’Apocalypse, la « collision des 7 » devait annoncer de terribles bouleversements sur terre, la chute des tyrans et la délivrance des opprimés) a connu un énorme succès. Reprenant Armageddon war de Joseph Hill (album de 1982, Lion rock) et transcrivant sa prononciation, Armagedéon, Jo Corbeau, après une intro aux couleurs de l’Inde, plonge son reggae dans le « tourbillon dense de Babylone » tandis qu’« un froid glacial s’installe sur la planète ». « Confusion la plus totale dans les têtes », sans doute, mais le tissage des mots et des formes mélodiques et rythmiques est sans faille et le discours incisif et militant n’a rien perdu de sa verve. 

Les chiens de garde médiatique sont épinglés lorsque l’on voit « radio Babylon (qui) manipule tout le monde » et les dérives économiques dites libérales dénoncées avec force : « le pouvoir du fric contrôle la machine ». Le monde ne se referme pas pour autant, la capacité d’empathie et la générosité du groupe marseillais lui fait esquisser la silhouette d’une montagne où « l’enfant roi retrouve son sceptre en diamant ». Suit un passage tout de délicate légèreté, L’éloge de la folie. Entre Érasme et un clin d’œil au bateau ivre rimbaldien, « la rivière s’est endormie » et les dérives de notre planète sont mises de côté afin de goûter un instant aux bonheurs de la paix, lire au soleil L’éloge de la folie, par exemple. U mazzeru, en référence au mazzérisme, cette croyance vivace en Corse, qui accorde un don de prophétie funèbre au « mazzeru », « le chasseur d’âmes » dont le corps spectral part chasser et tuer des animaux, renoue avec les sources d’inspiration chamaniques du poète marseillais et lui permet de survoler sa ville sous la forme d’oiseau. « Le jaune dans le bleu de la mer » se peuple de rires et de danses, alors que « la flèche de Brahma (a tué) le cœur du démon » en un Red rock reggae qui rend hommage au poète de Toulouse, Claude Nougaro, « tu verras, tu verras, tu verras »… « une voile d’or se (lève )», la poésie de la Méditerranée affleure, chargée de musiques. Bonheurs !

Poésie jazzique

Poésie jazzique

Everything must change est sorti fin 2021, période peu propice aux concerts qui accompagnent de tels évènements. Désormais Caroline Mayer et ses musiciens peuvent se produire. Le 10 mars dernier c’était au Petit Duc à Aix-en-Provence. Le disque prend une nouvelle dimension et s’avère encore plus attachant lorsque l’on a vu les musiques incarnées sur scène. Une occasion de reprendre le papier que j’avais publié dans un numéro de Zibeline.

Les photographies contenues dans le CD renvoient à l’univers de la chanteuse, donnent à voir le silence lumineux qui l’a séduite dans un coin du sud de l’Italie où elle est retournée exprès pour les prises de vue de l’album.

Everything must change, nouvel album de la chanteuse Caroline Mayer, réunit le piano de Ben Rando, la contrebasse de Patrick Ferné, les percussions et la batterie de Cédrick Bec dans un univers jazzy à l’élégance sensible. On se laisse porter par l’instrumentation pailletée d’Harvest Moon et la douceur d’une réconciliation avec une nature délivrée de l’agitation des villes.

CD Caroline Mayer, Everything must change

L’ouverture en descentes chromatiques de Blackbird s’ourle d’une délicatesse acidulée aux pulsations d’un jazz qui renoue avec ses origines dans Afro Blues où la voix se mêle aux percussions nues que rejoint le contrechant de la contrebasse puis les accords du piano avant de larges respirations envoûtantes sur lesquelles la mélodie se déploie, arqueboutée sur des notes ostinato. La voix se fait légère, les balais effleurent la batterie, pour l’intimité de I get along without you very well… « of course I do ! ». La reprise d’Alfonsina y el mar est empreinte d’un lyrisme onirique dont l’intériorité semble nourrir Slave to love dans sa plongée sensuelle comme au cœur d’un tableau d’Edward Hopper. Le murmure du chant se fond aux harmoniques instrumentales de Speak low, joue de la fragilité des aigus, reprend son élan dans les graves, puis se glisse dans un temps étiré avec le ton de la confidence qui pourrait aussi sceller le départ d’un road trip dans It ain’t me babe. Le morceau final qui donne son titre à l’album se love dans l’inquiétude existentielle de l’instabilité du monde (« nothing stays the same »), la musique reste alors le point d’ancrage, le lieu stable où lumineux, le temps se suspend…