Don Giovanni ou la mort à Venise

Don Giovanni ou la mort à Venise

C’est la tradition : depuis sa fondation, le festival d’Aix accueille un Mozart dans sa programmation. Pour ce passage obligé, le choix 2025 s’est porté sur Don Giovanni avec une distribution de haut-vol : voix superbes d’André Schuen magnifique Don Giovanni, Krysztof Bączyk, impressionnant Leporello, Golda Schultz, sublime Donna Anna, Magdalena Kožená, émouvante Donna Elvira, Amitai Pati, vindicatif Don Ottavio, Clive Bayley, Commandatore ambigu, Madison Nonoa spirituelle Zerlina, Paweł Horodyski, Masetto emporté, l’Estonian Philharmonic Chamber Choir dirigé par Aarne Talvik, enfin le Symphonierorchester des Bayerischen Rundfunks, le tout sous la houlette de Sir Simon Rattle. Musicalement, l’ensemble qui transporte son auditoire, coloré, nuancé, chaque ligne instrumentale travaillée avec finesse, rendant chaque mouvement, chaque tension, sensible, cordes veloutées, vents somptueux, sonorités généreuses, dès l’ouverture qui installe le jeu des pulsions contradictoires qui mènent l’action…

On est séduit par la qualité musicale irréprochable de cette version et l’enthousiasme serait complet si les partis pris de mise en scène ne laissaient quelque peu perplexe.  
Le jeune metteur en scène anglais, Robert Icke signe ici son premier travail avec l’opéra, une entrée grandiose puisque Don Giovanni de Mozart avait même été qualifié « d’opéra des opéras » par Wagner.

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Difficile entreprise que de trouver un nouveau point de vue pour entrer dans une œuvre aussi commentée, qui a nourri les réflexions de tant d’auteurs, depuis Søren Kierkegaard qui lui consacre une étude dans Ou bien… ou bien, qui oppose le stade « esthétique » (ou vie dionysiaque) dont la maxime serait « deviens ce que tu es » et la « vie éthique » qui se résumerait en « deviens ce que tu dois être ».

Bien évidemment, Don Juan, est au « stade esthétique » se refusant à tout repentir ! George Bernard Shaw le parodiera dans sa pièce Homme et surhomme en 1903 avec des variations sur le thème de Don Juan, le faisant par exemple gibier poursuivi par les femmes en une belle inversion du mythe, mais aussi en répondant à Nietzche, et instaurant une dialectique entre l’instinct et l’intellect.
Peu importe, les détours sont nombreux, philosophie et psychanalyse s’invitent.
La fascination exercée par un modèle extrême n’est pas à démontrer.
Être original dans ce contexte tient de la quadrature du cercle.
Sans aucun doute, Robert Icke innove ici dans la lecture du parcours de ce noble sans scrupules, séducteur impénitent, incapable de résister à ses pulsions malgré les injonctions de son valet, Leporello, véritable porte-parole des femmes qu’il a flouées et abusées.

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

La volonté d’universalité se heurte cependant au cadre clinique choisi comme cadre et fond à l’œuvre, l’enserrant dans une forme d’étroitesse peu propice aux envolées. Don Giovanni, vêtu d’un blanc immaculé au début de la représentation, voit sa tenue peu à peu souillée du sang du meurtre initial. Forme christique pour le dépravé ?

En préambule à l’Ouverture de l’opéra, en hauteur (l’espace scénique est réparti sur deux niveau, la scène en bas est limitée par un escalier et des tubulures d’échafaudage, en haut, les lieux sont divisés par des rideaux d’hôpital qui seront enlevés ou remis au fil de l’intrigue), un vieillard qui s’avère par la suite être aussi le Commandeur, mais « en même temps » Don Giovanni, écoute de vieux vinyles avant de s’écrouler mort. Des images filmées projetées en fond de scène montreront son visage en gros plan, s’attarderont plus tard sur les corps de mannequins fatiguées aux traits mornes, qui correspondent aux conquêtes de Don Giovanni (« La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres » écrivait Mallarmé).

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Le « giocoso » de l’opéra mozartien (présenté comme un « dramma giocoso », drame joyeux) se trouve d’ailleurs seulement ici dans la vision de Robert Icke, dans son défilé d’une armada de jeunes femmes top modèles censées évoquer les « mille tre » conquêtes du rôle-titre. Le burlesque s’arrête là malheureusement, et l’action vire parfois à des évocations nauséabondes, faisant de Don Giovanni, non seulement un insatiable séducteur prêt à tout pour arriver à ses fins, même la violence, (il se sent au-dessus des lois par son statut social), mais aussi un pédophile. La scène de séduction d’une enfant qui arpente le plateau, telle une image de l’innocence perdue des personnages féminins de l’action, est tout simplement insupportable.

Malgré l’excellente tenue de l’interprétation musicale, on a presque l’impression que les personnages sont perdus dans cette confusion entre les êtres, désirant tirer le propos hors de ses rails, et le perdant. On voit errer Don Giovanni agrippé à un pied à perfusion comme s’il était dans un hôpital psychiatrique. Il disparaît remplacé par le Commandeur qu’il avait tué. Fusion réalisée entre le meurtrier et sa victime ? Identification de personnages issus d’une même caste et en fait pas si différents ? Il n’est pas de plongée fracassante aux Enfers, ni de véritable apaisement.

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Le véritable héros de l’histoire n’est plus Don Giovanni, finalement joué par ceux qu’il voulait tromper, et subissant l’enchaînement des évènements, mais bien, en revanche de classe, Leporello.
Bref, on reste perplexe devant cette approche. Faut-il nécessairement réinventer les archétypes et récrire les livrets des opéras pour s’affirmer ? Vaste question.

Don Giovanni est joué du 4 au 18 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival d’Aix

Les photographies de Don Giovanni du Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Don Giovanni/Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus
Salto, larmes et roses

Salto, larmes et roses

Révélé au public d’Aix-en-Provence en juillet 2017, Jakub Józef Orliński chantait devant un GTP comble, accompagné par son pianiste Michał Biel. Le programme jonglait entre deux univers, le baroque, si familier du répertoire du contre-ténor et des mélodies polonaises qui sont chères au chanteur.
Le livret de salle avait l’intelligence de donner des clés d’écoute, explicitant l’art du « spianato » ou des « portamenti », et les textes des chants interprétés dans leur langue originale et en traduction française. On les lit en attendant le concert ou à l’entracte, et les mélodies en ont encore plus de charme, doublant de leur sens la poésie des musiques.

L’assistance l’attendait: le contre-ténor Jakub Józef Orliński est une star même au-delà du public classique. Son récital d’une heure trente s’est clos par quatre bis fastueux doublés d’un salto arrière sans élan dont l’artiste, féru de break-dance, a le secret, et c’est debout que la salle plus que conquise l’a ovationné.
Parmi les bis, le Cold Song du Roi Arthur de Purcell n’était pas sans rappeler la grande tradition initiée par Klaus Nomi (le compositeur anglais avait écrit cet air pour voix de basse !).

Concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Jakub Józef Orliński débute sans partition pour Non t’amo per il ciel de Johann Joseph Fux (1660-1741), laissant sa voix arpenter librement le brillant des harmoniques. Les sons s’étirent dans une sorte de fascination d’eux-mêmes, atteignant une forme de plénitude où chaque note appelle la suivante comme une progression naturelle et évidente, une sculpture pour laquelle l’artisan suit la veine du bois ou de la pierre et en dégage l’essence.

Le titre de Purcell, If music be the food of love (si la musique est la nourriture de l’amour) résonne alors comme une évidence tandis que la douceur fruitée de Sweeter than the roses se plaît aux moulures travaillées des vocalises, use de contrastes et de sauts acrobatiques entre les aigus et de superbes graves.
Le travail sur les ombres s’affine encore dans O, lead me to some peaceful gloom (Oh mène-moi vers ces ténèbres paisibles) où l’amant se délecte de son « mal exquis ».
Orliński double ses qualités de chanteur par celles d’un comédien hors pair, son air d’Éole (The tempest, musique de scène, Purcell) « J’entends votre voix terrible et j’obéis », subtilement délié, mime le souffle des dieux avec une secrète ironie.
Familières de l’esthétique baroque, les larmes occupent une grande place dans les œuvres de cette période. Les yeux sont à l’époque plus signifiants que les mots, et leur langage déborde par des flots de larmes aux vertus diverses. C’est ainsi que Luca Antonio Predieri (1688-1767) compose sur Dovrian quest’occhi piangere (mes yeux devraient pleurer).

Concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

La pureté du chant se double de pyrotechnies vocales qui enchantent autant que les remarques facétieuses du jeune interprète qui, potache, présente avec humour les pièces du récital. Il sourira au moment du Haendel final : « Haendel a fait une série d’Alléluia et d’Amen, ce qui peut sembler pauvre en texte, il n’avait sans doute pas d’inspiration à ce moment-là ! » sans perdre de sa virtuosité en énonçant cette suite qui, loin d’être monotone multiplie variations et nuances.

Entrelacées aux pièces baroques, se déploie tout un univers ignoré de la musique polonaise : certes, tout le monde connaît Chopin, mais qui citer à part lui comme musicien issu de la Pologne que l’on range pourtant au rang des grandes patries de la musique !

On croise alors les poèmes de Pouchkine traduits en Polonais en 1948 par Julian Tuwim et mis en musique par le contemporain Henryk Czyz (1923-2003). Le phrasé emprunte la simplicité de la langue parlée, vibrant d’éclats lyriques dans « Je vous aimais », puis s’emplit d’une gravité douloureuse avec l’« Adieu ».
La diction, impeccable quel que soit le langage utilisé, permet à la musique de s’articuler sur les aspérités et les sonorités du polonais, qui constitue déjà sa propre ligne mélodique.

Concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.

Le piano de Michał Biel se fait eau vive Sur les collines de Géorgie, lyrique, inspiré, finement poétique, il souligne avec élégance la voix de son complice. Les tableautins ciselés de la Suite pour voix et piano de Mieczysław Karłowicz ouvrent le champ à l’expressivité des interprètes, drôles, sensuels, mystiques, nourris de légendes, dans l’ondoiement des mots qui narrent les villes englouties, les pâleurs de la lune, le bruit des navires et s’enivrent de néant. La « larme » de Stanisław Moniuszko semble répondre à celles de Predieri, porteuse plus que nulle autre de souvenirs, et sa Fileuse au rythme tournoyant a la simplicité tendre d’une histoire légère. Mais sous l’anecdote, le thème est chargé de légendes que l’on ne peut ignorer et apporte une tension autre à ce qui pourrait juste être la relation des amours d’une jeune fille qui devient maladroite devant le garçon qu’elle aime au point de casser le fil qu’elle dévide… tandis que le piano évoque par ses double-croches l’incessant mouvement du fuseau.
Le temps s’arrête et il faudra que les lumières de la grande salle du GTP s’allument pour que les spectateurs se décident à cesser d’applaudir.

Le récital de Jakub Józef Orliński et Michał Biel a été donné au GTP dans le cadre du Festival d’Aix le 11 juillet 2025

Toutes les photographies de ce concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence sont  de Vincent Beaume.

Concert du contre-ténor Jakob Jozef Orlinski et du pianiste Michal Biel le vendredi 11 juillet 2025 au Grand Théâtre de Provence. Festival d’Aix-en-Provence. Photographies de Vincent Beaume.
Jazz sous les platanes

Jazz sous les platanes

Le Charlie Jazz Festival de Vitrolles n’est plus à présenter. Cette année il signe sa 27ème édition et propose une fois de plus, grâce à son directeur artistique Aurélien Pitavy, un florilège des plus grands noms du jazz sans oublier les étoiles montantes et les ensembles issus de la région dont la qualité n’est plus à prouver.
En quatre soirées une véritable histoire du jazz se dessine avec des légendes de cet art : le contrebassiste Avishai Cohen, le pianiste Chucho Valdés, le bassiste Richard Bona et la fantastique organiste Rhoda Scott.

Sur les quatre soirées, en voici trois !

Le concert de 19 heures 30 invitait sur la grande scène des platanes Louis Matute Large Ensemble, l’un des groupes de la « génération Z ». Andrew Audiger (piano et Rhodes), Zacharie Ksy (trompette), Léon Phal (saxophone ténor), partent sur des séquences répétitives hypnotiques, se lancent avec délectation dans des solos qui se répondent en une émulation espiègle, se retrouvent sur des rythmes chaloupés qui évoquent une Amérique latine fantasmée. Leur spectacle Small Variations from the Previous Day fait partie des coups de cœur du festival.

En clou de la soirée, Avishai Cohen venait présenter son nouveau projet, Brightlight (paru le 25 octobre dernier sous le label Naïve) aux côtés de deux immenses solistes, Eviatar Slivnick (batterie) et Itay Simhovich (piano). Le trio fonctionne de manière fusionnelle, offrant des solos prodigieux d’inventivité et de poésie. Les trois musiciens apportent leur verve aux huit compositions d’Avishai Cohen, Courage, Brightlight, Hope, The Ever and Ever Evolving Etude, Humility, Drabkin (pour le saxophoniste Yuval Drabkin, compagnon de route d’Avishai Cohen), Roni’s Swing (en hommage au jeu dynamique et énergique de la batteuse Roni Kaspi qui est aussi la compagne d’Avishai), Hitragut. Le contrebassiste ne dédaigne pas les références classiques et nous emporte dans un sublime Liebestraum (Liszt) puis, magnifiquement réorchestré, Summertime (Porgy and Bess) de Gershwin et un morceau de Jimmy Van Hausen (1913-1990), Polka Dots And Moobeans. On entre dans un univers de nuances, de sensibilité, où la virtuosité des artistes semble naturelle, émanation pure d’un propos qui est en harmonie avec le monde. 

Avishai Cohen © X-D.R.

Avishai Cohen © X-D.R.

Avishai Cohen offrait, en troisième partie de concert, un véritable « tour de chant » où les mélodies portées par une voix émouvante de simplicité livraient une autre facette du musicien, plus intime encore, dans la lignée d’une musique spontanée, aux pulsations internes profondes. Parmi les pièces interprétées, on retiendra une réminiscence de l’album Aurora, Morenika qui puise ses racines dans une vieille chanson séfarade ladino, elle-même issue d’une chanson espagnole du Moyen- Âge.

Anniversaire sous les platanes !

Le « Mozart cubain », Chucho Valdés accompagné de son Royal Quartet (et en effet quel accompagnement royal !), fêtait ses 60 ans de carrière et ses 83 ans en reprenant les titres de son dernier opus qui présente un florilège de ses plus grandes œuvres. 
Le piano est entouré de la guitare basse ou de la contrebasse selon les pièces de José Antonio Gola, de la batterie d’Horacio El Negro Hernandez et des percussions de Roberto Junior Vizcaino. Ce dernier à qui le maître de musique a dédié Tatomania (le surnom du conguero est Tato), offrira un véritable feu d’artifice aux congas. 

Chucho Valdés © X-D.R.

Chucho Valdés © X-D.R.

Pour débuter le concert, Chucho Valdés fera un clin d’œil à sa formation classique et à son surnom en fusionnant la Sonate en do majeur de Mozart qu’il interpréta alors qu’il avait neuf ans au Conservatoire Municipal de Musique de la Havane et le rythme du danzón. Il rendra aussi un hommage appuyé au pianiste et ami Chick Corea (1941-2021) avec qui il avait joué au Rose Theatre at Jazz au Lincoln Center (NYC) en 2019 dans Armando’s Rhumba. On se laisse captiver par Congablues où les traits du piano rivalisent avec attaques de la contrebasse et la fusion idéale entre batterie et percussions : le blues se conjugue alors avec la musique cubaine en une jubilation communicative. La danse s’invite avec la Habanera Partida (composition de José A. Gola), le boléro de Pedro Junco, Nosotros, où amour et désamour se mêlent. On part à la Havane dans les terres luxuriantes de Quivicán où le pianiste est né. Il reprend ici les rythmes des paysans cubains, vision nostalgique magnifiée par son Punto Cubano.

Reliant les diverses soirées et les différents passages d’artistes, le Sardar Orkestra posait sa touche balkanique avec humour et virtuosité reprenant des airs de Bratsch ou de La Caravane Passe.

Le jazz ici se déploie en déambulations libres sur les traces d’un voyage universel. 

Sardar Orkestra © X-D.R.

Ladies

Le festival s’achevait en apothéose grâce à des groupes aux leaders féminins. La fabuleuse trompettiste Airelle Besson et son dernier album, Surprise !, fruit du hasard, comme son nom l’indique : le pianiste Sebastian Sternal, le batteur Jonas Burgwinkel et Airelle Besson se sont rencontrés en 2013 dans l’orchestre formé alors par le contrebassiste Riccardo Del Fra. L’entente musicale fut immédiate. Au fil des années, le tri s’est peu à peu constitué, et a sorti son premier album, Surprise !. Leur musique est délicate, colorée. Le public est séduit par cette palette sonore qui laisse à chacun un espace où les mélodies s’envolent. Et c’est très beau.

Enfin, une légende absolue refermait le festival : Rhoda Scott, pionnière car l’une des premières femmes instrumentistes qui joua entre autres aux côtés d’Ella Fitzgerald et Ray Charles. L’organiste aux pieds nus fêtait ici un double anniversaire, ses 87 ans et les 20 ans de son Lady Quartet, ensemble instrumental uniquement féminin, comme un pied de nez à la majeure partie des formations de jazz qui « oublient » que les femmes savent aussi jouer d’instruments de musique ! Avec humour Rhoda Scott précisait que pour la première fois des hommes étaient invités aux côtés du Lady Quartet, mais uniquement comme chanteurs, inversant pour une fois la répartition « classique » qui installe les femmes seulement dans le rôle du chant.

Rhoda Scott © X.D.R

Rhoda Scott © X.D.R

L’orgue Hammond de la musicienne donne des tempi enthousiastes et des soli ébouriffants tandis que les saxophonistes Sophie Alour (sax ténor) et Lisa Cat-Berro (sax alto) s’emportent en improvisations colorées et qu’imperturbable, Julie Saury à la batterie fond la palette déjantée des possibilités sonores de son instrument aux variations de l’ensemble. Les créations des unes et des autres se succèdent, niant toute hiérarchie, en une pâte vivante aux chatoiements expressifs. Les « gentlemen », choisis collégialement par le groupe, dessinent chacun une forme particulière du jazz, David Linx et le raffinement de ses interprétations, Hugh Coltman et son sens du blues, Emmanuel Pi Djob et ses accents qui ravivent le gospel et la soul. Le public debout danse entre les rangs et dans les allées, la musique est une fête et un indéniable partage !

Le Charlie Jazz Festival s’est tenu au domaine de Fontblanche à Vitrolles du 3 au 6 juillet

Constellations

Constellations

La Calisto, un bijou baroque au Théâtre de l’Archevêché sous la houlette de Sébastien Daucé dans une mise en scène de Jetske Mijnssen

 S’inscrivant dans la première lignée de l’opéra, La Calisto de Francesco Cavalli avait été écrite pour une assemblée de mélomanes ne dépassant pas cent personnes : ainsi adapté à l’écrin resserré de la représentation, l’orchestre ne comptait que six musiciens (deux clavecinistes, un théorbiste et trois cordes). 
Au Festival d’Aix, repensé pour la cour de l’Archevêché et ses quelques 1250 spectateurs, ce modèle d’opéra baroque vénitien réunit 33 musiciens dont dix violons, deux cornets et trois sacqueboutes (ancêtres du trombone). La réorchestration ne s’arrête pas là : la partition de l’œuvre, copiée par Francesco Cavalli, son épouse et un assistant, reprend ce qui a été joué en première représentation au Teatro Sant’Apollinare de Venise le 28 novembre 165. Un seul manuscrit subsiste, conservé à la Biblioteca Marciana de Venise ! Manquent les ballets, certaines liaisons, aussi, le travail de réécriture totalement respectueux des lignes mélodiques originelles a complété l’ensemble par l’intégration d’extraits d’autres musiques de Francesco Cavalli lui-même, mais aussi de Giacomo Arrigoni, Carlo Farina, Giovanni Legrenzi, Biagio Marini, Tarquino Merula, Salomone Rossi et Giovanni Valentini, contemporains ou du moins du même siècle du compositeur. Il faut bien dire que le succès ne fut guère au rendez-vous de la création de cet opéra : l’un des chanteurs de la création, Bonifatio Ceretti qui jouait le rôle d’Endimione, meurt le soir de la première et le librettiste, Giovanni Faustini meurt durant la série des onze représentations prévues (28 novembre au 31 décembre 1651) le 19 décembre ! La réputation de « pièce maudite » fut vite accolée à La Calisto !

Le récit de la transformation de la nymphe Callisto (en français) en ourse puis en constellation (la « grande ourse ») est remanié par l’opéra. Ici Calisto n’aura pas d’enfant de son union forcée avec Jupiter (la légende lui donne un fils, Arcas, qui, devenu chasseur et poussé par Artémis/Diane, sera sur le point de tuer à la chasse sa propre mère changée en ourse. Jupiter/ Zeus l’en empêche et transforme la mère et le fils en constellations, la petite et la grande ourse). Le final choisi par la metteuse en scène Jetske Mijnssen résonne comme une vengeance féministe qui remodèle totalement le récit ! Calisto devenue étoile poignarde à mort Jupiter qui a causé par son égoïsme et l’aveuglement de son omnipotence tant de douleurs.

La Calisto / Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

La Calisto / Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

La metteuse en scène explique dans le livret de présentation (il faut souligner à quel point ces livrets sont précieux par les témoignages et les analyses des différents maîtres d’œuvre des spectacles joués !) combien sa lecture de La Calisto a convoqué celle du livre de Pierre Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, écrit et publié plus d’un siècle plus tard (1782). Selon elle, s’établissent comme une évidence des correspondances entre Junon et madame de Merteuil, Jupiter et Valmont, Calisto et Cécile de Volanges… 

La mise en scène se refuse à une reconstitution antiquisante mais déplace l’action dans le cadre aristocratique du XVIIème siècle dans un cadre rococo. Au centre de la salle cernée de portes, un immense carrousel pivote pour donner à voir les dessous de l’intrigue. Sa rotondité symbolique sépare l’espace du ciel dévolu aux dieux de la terre où évoluent les humains et les divinités secondaires. Ouvert lors du prologue il présente une foule en deuil autour d’un long cercueil noir, celui de Calisto. 

La Calisto / Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

La Calisto / Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

La fin tragique connue, il suffit de rembobiner les fils de l’intrigue qui fourmille de déguisements, de quiproquos, de confusions. Le tragique de l’histoire se colore de passages comiques, qu’ils soient de situation ou de jeux de mots. Le plus drôle est sans doute celui des changements de voix de Jupiter qui prend l’apparence de la déesse Diane, désireux d’être aimé de Calisto pour laquelle il brûle de passion (le feu est récurrent ici, le roi des dieux est venu sur terre pour réparer les bêtises de Phaéton qui, chipant le char du soleil de son père, Apollon, a manqué brûler la planète, dépassé par la fougue des chevaux qu’il ne savait maîtriser. Écho triste aux incendies marseillais de ce début juillet, et plus largement au réchauffement climatique qui nous détruit).

Souverain, Alex Rosen campe un Jupiter à la voix de basse veloutée et une Diane lors de ses transformations à la voix de fausset dont il souligne quelques traits qui apportent une touche comique bienvenue (le choix de faire jouer le double rôle par le même chanteur est nouveau, au départ c’est l’interprète de Diane qui se chargeait d’être et la vraie déesse et son « imitation »). Ces dieux de l’Olympe venus sur terre pour réparer leurs erreurs sont bien peu divins et endossent des personnalités humaines bien peu reluisantes, abusant de leur pouvoir, manipulant, grugeant, se dissimulant toujours derrière un jeu complexe d’apparences, de non-dits, de feintes. Les colères de Junon ne s’attachent pas à son mari fautif mais aux victimes de ce dernier, 

La Calisto / Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

La Calisto / Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Diane (délicate Giuseppina Bridelli), sans doute exaspérée par les frasques de son père Jupiter se replie vers une chasteté qui ne lui convient pas et souffre de ne pouvoir vivre son amour pour Endymion au plein jour…
Paul-Antoine Bénos-Djian jongle entre ses tonalités d’alto et de contre-ténor dans le rôle d’Endymion avec une juste finesse. Anna Bonitatibus sait ne pas être une Junon caricaturale et trouve des nuances subtiles avec des pianos belcantistes somptueux. Toutes les voix sont riches et expressives et apportent une profondeur émotionnelle rare à cet opéra qui en raconte tant sur les mécanismes des passions humaines. Lauranne Oliva enfin, dans le rôle-titre incarne avec brio les désirs d’amour et de liberté de la nymphe, belle, émouvante, lumineuse.

La Calisto est jouée au théâtre de l’Archevêché dans le cadre du Festival d’Aix du 7 au 21 juillet.

La Calisto / Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

La Calisto / Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Comme un roman

Comme un roman

Curieusement très peu joué aujourd’hui, le seul opéra de Gustave Charpentier, Louise, est joué au Festival d’Aix dans l’écrin de la grande salle de l’archevêché dans une mise en scène de Christof Loy. Ce dernier en offre une lecture qui met en abîme le propos de ce que son compositeur qualifiait de « roman musical ».
Cet opéra en quatre actes et cinq tableaux apparaît dans l’histoire comme le premier opéra du XXème siècle, créé le 2 février 1900 à la salle Favart dans le cadre de l’Exposition universelle qui se voulut « bilan d’un siècle ».
La volonté de Gustave Charpentier d’ancrer puissamment le récit dans la réalité populaire vient sans doute des origines de ce dernier. « Fils de boulanger, né du peuple, non seulement il ne se cacha point (de ses origines), mais voulut faire une musique pour le peuple, et sur des sujets populaires, Louise est, on le sait, l’histoire d’une ouvrière. (….) il eut autant que sa musique, le souci d’une œuvre qu’il avait fondée, « Mimi Pinson » dont le but était de répandre la culture musicale parmi les ouvrières parisiennes. (…) jusqu’au bout il (est) resté le musicien qui, à tout autre, préfère le chant des âmes simples », raconte Pierre Waleffe dans sa Vie des Grands Musiciens Français (Éditions du Sud, Albin Michel, 1960). 

Quoi qu’il en soit, Louise est le premier opéra naturaliste, mariant situation sociale, familiale et lieux. La dimension dramatique du cadre influe sur le déroulement de l’action : un véritable hymne à la ville de Paris, symbole de vie, de liberté, de réalisation de soi, de joie de vivre, se dessine à travers les chants des grisettes, les petits métiers, colporteurs, marchands ambulants et des personnages pittoresques, tels, le pape des fous, la balayeuse, Irma, Marguerite la laitière, Élise, la petite chiffonnière, Suzanne, la glaneuse de charbon, Blanche, la plieuse de journaux, Gavroche, bricoleur, gardiens de la paix, noctambule. Paris devient un axe majeur de l’intrigue, lieu d’amours, d’ivresses, de fêtes, de lumières.

Louise /Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Louise /Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Le scénario est simple : une jeune ouvrière dans une manufacture de couture, Louise, vit chez ses parents qui se refusent à la voir grandir. Amoureuse du poète bohème Julien, elle s’enfuit, et devient la « Muse de Montmartre ». Son bonheur ne dure pas : sa mère, sous prétexte de la dépression dans laquelle son père a plongé depuis son départ vient la chercher. La vie dans sa famille se transforme en enfer, son père qui manque de la tuer dans un moment de rage la chasse.  

Christof Loy inclut cette trame dans une atmosphère d’irréalité en faisant débuter et finir la pièce (la construction de l’opéra est véritablement théâtrale) dans un hôpital psychiatrique.
L’espace scénique orchestré par le scénographe Étienne Pluss installe l’ensemble de l’action dans un grand hall, bordé de bancs, salle d’attente d’une institution médicale, hall de gare avec ses immenses fenêtres…
Tout commence dans l’atmosphère d’un film de Jacques Tati : les sons des talons des personnages qui traversent le lieu résonnent, le claquement des portes d’un couloir supposé claquent donnant une estimation de l’approche des personnes par l’intensité de leur bruit. Des malades sont appelés, des conversations chuchotées et inaudibles se tiennent, tandis qu’une jeune fille, prostrée sur le seul banc du devant de la scène semble attendre.
À la fin de la représentation, on la verra sortir de l’espace des consultations, fragile et déboussolée accompagnée de ses parents qui sont venus la chercher. Ce qui se passe entre ces deux temps s’inscrit d’emblée dans un rêve, une vision intime de ce que la jeune fille a ressenti, doublé de fantasmes dont on ignore la véracité.

Louise /Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Louise /Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Le résultat est splendide, porté par une véritable troupe constituée des Chœurs et Orchestre de l’Opéra de Lyon, la Maîtrise de Bouches-du-Rhône de Samuel Coquard, la Banda de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, une phalange coryphées et une formation de danseurs et danseuses, le tout sous la houlette de Giacomo Sagripanti qui mène tout cela avec une tension sans cesse maintenue et une justesse qui met en évidence la palette chatoyante du coloriste qu’est Gustave Charpentier.

 En Louise, Annick Massis remplaçait au pied levé Elsa Dreisig, incarnant la fragilité et les tensions qui paralysent le personnage. Enfermée dans son rôle de jeune fille sous la coupe de parents qui la jugulent, elle transcrit par ses gestes, sa manière de se tenir l’étouffement de ses passions. Elle aura du mal à se laisser aller à l’amour. Lors de sa fugue, elle exultera de vie et de joie avec des accents d’un lyrisme épanoui avant de retomber sous la coupe terrifiante de ses géniteurs, une mère cruelle qui voit en sa fille une rivale et fait semblant d’ignorer l’amour incestueux que le père porte à sa fille. 

Louise /Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Louise /Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Lorsqu’elle se heurtera à son père à la fin de l’opéra, elle atteindra des sommets d’expressivité dans sa révolte. La mère, Sophie Koch, est superbement imposante et dure avant de trouver une certaine douceur envers sa fille à la toute fin. Nicolas Courjal livre avec sa voix de basse à la tessiture ample un portrait complexe du père aimant, trop, impudique, et étrangement fragile. Habillé comme Julien dans la dernière partie du spectacle, il entre dans le délire de sa fille par une ambigüité diabolique. Adam Smith est un Julien très belcantiste, incarnant tous les désirs de Louise, avec une liberté ignorant toute entrave.

Les scènes d’ensemble sont d’une vivacité enthousiasmante, que ce soit celle de l’atelier de couture ou de la fête à Paris.
Aucune voix n’est en-dessous du propos, toutes séduisent par leur finesse, leur expressivité, leur gouaille parfois.
Les voix des enfants de la Maîtrise des Bouches du Rhône apportent leur fraîcheur dans cet ensemble opératique foisonnant.

Louise /Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Louise /Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

 L’opéra de Gustave Charpentier fut jugé scandaleux à l’extrême fin du XIXème et refusé par de nombreux directeurs d’opéras car il mettait en scène de manière trop explicite le désir féminin et la révolte contre l’autorité parentale (dans l’œuvre originale, contrairement à la relecture de Cristof Loy, un « happy end » permet à la jeune Louise de trouver la force de la liberté). Pourtant, dès sa création il remporta un triomphe qui ne fut jamais démenti jusque dans les années 1960. Musicalement, et cette facture est remarquablement soulignée par la version aixoise actuelle, cet opéra est à la frontière des époques, héritier du bel canto, il emprunte aussi des accents à l’œuvre wagnérienne, mais il annonce aussi la génération d’un Kurt Weill par son thème, son recours à l’entrée d’airs populaires, sa capacité à modeler les phrasés avec naturel, sans recherche de « faire beau », mais toujours au plus près de l’esprit de ce qui est énoncé.
Une reprise qui fera date ! 

Louise est jouée au Festival d’Art Lyrique d’Aix du 5 au 13 juillet au théâtre de l’archevêché (le 11 juillet il sera retransmis en direct sur arte.tv et le 14 juillet à 20h sur France Musique)  

Louise /Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Louise /Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Louise /Festival d'Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus

Louise /Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Monika Rittershaus