Nota bene!

Nota bene!

La nouvelle pièce de la dramaturge Audrey Schebat, La Note, réunit sur scène François Berléand et Sophie Marceau pour un duo drôle, profond, superbement écrit et interprété. 
La scénographie est signifiante : attachée au pied d’un piano à queue de salon une grosse corde terminée par un nœud coulant occupe le devant de la scène. Sous le nœud coulant, un tabouret de piano attend. Julien, (François Berléand), seul sur scène, griffonne sur une petite table un mot qu’il froisse, jette, recommence… cela ne lui convient jamais. Il renonce, se lève, monte sur le tabouret, se passe la corde au cou, tergiverse, un appel téléphonique interrompt son geste. On rit. 
L’arrivée de Maud, (Sophie Marceau), l’épouse de Julien, vient faire échouer les intentions lugubres de son mari. Il est un psychanalyste de renom, elle est une pianiste internationale. Elle revient d’un triomphe à Berlin. Ses valises juste posées, elle découvre la scène hallucinante de son époux prêt à se pendre.

S’ensuivent des enchaînements de dialogues vifs où la colère, une certaine lassitude et une ironie parfois espiègle abordent les interrogations sur soi, sur l’autre, sur le couple, avec une pertinence fine. Les spectateurs retrouvent tous quelque chose d’eux-mêmes dans des répliques qui peuvent devenir « culte » : « on n’a pas réussi, dit Julien, à faire de nous autre chose que ce qu’on est » ou l’énigmatique « pour être vainqueur, il faut être vaincu » qui s’inspire de façon lointaine des propos du pilote automobile Mika Häkkinen, « pour faire un bon vainqueur, il faut être un bon perdant ».

La note © Bernard Richebé

La note © Bernard Richebé

Quelle insidieuse fêlure a amené à un tel point de rupture ce couple harmonieux? Ils ont la cinquantaine et offrent l’image d’une réussite sociale et personnelle : ils ont deux grands enfants qui leur sont très attachés et ont « réussi » leur vie, et chacun dans son domaine est une image de l’excellence. Et pourtant Julien a décidé de mettre fin à ses jours, enfin, les termes ne sont peut-être pas exacts. Le personnage joue sur les mots, modalisant les faits par une pirouette qui fait sourire d’abord mais donne à réfléchir : « j’ai voulu me donner la mort, mais pas me prendre la vie ». La réplique suit la remarque désabusée de Maud : « Tout le monde attend que sa vie commence avant qu’elle se termine ».

Le déclencheur de la discussion des deux époux est non pas la tentative de suicide du mari, mais le fait qu’il n’ait pas laissé de « note », c’est-à-dire de mot ultime destiné à ceux qui restent. Ne pas avoir pris la peine de formuler un adieu sous quelque forme que ce soit, suscite l’indignation de Maud et la mise à plat des vies des protagonistes.
Au passage il y aura une superbe déclaration d’amour, la tentation de définir ce qu’est un couple, ce qui le soude réellement.

La note © Bernard Richebé

La note © Bernard Richebé

Le tour de force de cette pièce est de nous faire rire avec les sujets les plus difficiles, la mort, la déliquescence du couple, l’irrémédiable passage du temps, la perte, les renoncements, les choix de vie…
Sophie Marceau revient sur les planches après douze ans d’absence et démontre plus que jamais qu’elle est une grande dame du théâtre. Souveraine, elle habite la scène avec une aisance élégante et naturelle, face à un François Berléand tout aussi juste dans son jeu et la fine distanciation opérée avec son rôle.
Dans la mise en scène très sobre d’Audrey Schebat, aucune de ces deux puissances théâtrales ne cherche à écraser l’autre et c’est un duo virtuose qui s’empare de la pièce d’une profondeur et d’une lucidité insoupçonnées malgré ses airs de théâtre de boulevard, et sa construction classique selon la règle des trois unités, temps, lieu, objet. Un régal !!!

La note a été jouée du 23 au 25 janvier 2025 au Jeu de Paume

Polar en psychiatrie

Polar en psychiatrie

Le titre pourrait être le développement de l’un des mots-clés de saison des théâtres : « Encore une journée divine ».
Il s’agit de la nouvelle pièce mise en scène par Emmanuel Noblet et jouée par François Cluzet qui fête ainsi son retour sur les planches après vingt-cinq ans de pause théâtrale. Il y a au départ la rencontre orchestrée par le metteur en scène entre le texte et l’acteur qui éprouve à sa lecture le sentiment que c’est enfin l’ouvrage capable de lui donner envie de renouer avec le théâtre abandonné jusqu’alors pour le cinéma. 

En effet, le long monologue du roman de Denis Michelis paru aux éditions Noir sur Blanc le 19 septembre 2021 a l’allure et le ton de l’oralité. Un psychiatre, auteur, selon ses dires, d’un ouvrage au succès mondial qui révolutionne la psychanalyse, est lui-même enfermé dans un hôpital psychiatrique.
Le texte transcrit ses propos lors de ses séances de thérapie, laissant deviner les questions du médecin, toujours accompagné de « Madame l’Infirmière ».

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Le lecteur entre dans le livre comme par effraction, sans avoir toqué à la porte, à l’instar du thérapeute qui semble avoir plaisir à cueillir le malade par surprise, ce qui suscite l’indignation réitérée de son patient. Pas de majuscule initiale, mais une phrase saisie dans son fil : « et pour répondre à votre question, sachez, Docteur, que je me porte comme un charme. ». S’adressant au public, transformé pour l’occasion en « psy » collectif, le personnage évoque son livre « Changer le monde » qui préconise des méthodes « révolutionnaires » qui déclenchent les rires : si quelque chose ou quelqu’un gêne le patient, qu’il l’élimine ! et le voici suggérant des solutions « radicales » : si untel vous rend malheureux, la réponse ne sera pas la dépression mais une réaction réglant définitivement le problème !

Très sûr de lui, arrogant, le personnage assène : « ce n’est jamais bon d’être doté d’une intelligence supérieure à la moyenne dans une famille d’idiots, et encore, je mâche mes mots (…) longtemps j’ai été rabroué à cause de mes capacités intellectuelles hors norme ». L’esprit caustique du protagoniste s’exerce sur le gouvernement, « vous voyez bien que ce sont les médiocres qui nous gouvernent. / Qui décident. / Nous musellent. / Et qui, comble de la perversité, accusent les autres d’être médiocres », et toute la société sur laquelle, par son métier de médecin il exerça un pouvoir de démiurge.

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Sa vision cynique du monde se double d’une ironie mordante. Chaque nouveau patient partageant sa chambre est affublé d’un surnom dépréciatif, rien ne trouve grâce aux yeux de cet être incarné par François Cluzet qui tient la scène avec passion, déclinant les palettes d’un jeu précis, conscient de la présence du public et de l’irremplaçable magie du théâtre, cet art de l’instant. Tour à tour, pitre, mime, provocateur, incisif, désespéré, il préserve les ombres d’un personnage qui deviennent plus denses au fil de la pièce. Pourquoi est-il interné, pourquoi sans cesse revient le questionnement sur la mort accidentelle de son frère ?

L’entretien psychiatrique tourne à l’enquête policière. Sont-ce des confessions plutôt qu’une analyse de soi qui sont demandées ? Le discours glisse : « je sais bien que vous n’êtes pas du genre à vous confesser » assène-t-il au médecin, affirmant une liberté malgré les traitements capables d’endormir « un hippopotame ». Le personnage est enfermé à plus d’un titre, dans un lieu, dans son esprit, dans une histoire dont on ne sait si elle est vraie ou fantasmée : son livre à succès existe-t-il ? la mort de son frère en mer, noyé alors qu’excellent moniteur de voile est-elle vraiment accidentelle ? 

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

La solitude est seule réelle, son père ne vient jamais le voir, pas plus que Windy, veuve de son frère, et pour laquelle le patient développe des sentiments qui ne devraient pas être…
Le final de la pièce est un petit bijou, éclairé par l’ampoule unique d’une servante descendue des cintres avec le personnage recroquevillé sous les lits qu’il a bousculés. Ce qui fait oublier le peu d’emploi du décor d’hôpital dont on devine, par des bas de murs transparents, des couloirs bien vides, et le sentiment que le brillant acteur qu’est François Cluzet a encore bien plus à nous donner sur scène.

 Spectacle créé au Jeu de Paume du 7 au 18 janvier

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Voir autrement

Voir autrement

Le terme même de « théâtre » inclut par son étymologie la vue (du grec ancien « θέατρον » (théatron), le lieu où l’on regarde), pourtant de nombreuses initiatives tentent de rompre avec la mise à l’écart d’environ 4,3% de la population active en France (le vieillissement de la population ne fait qu’augmenter la proportion de déficiences visuelles). 

Attentifs à tous les publics, les théâtres qui sont déjà très actifs grâce aux financements de l’ASSAMI (les amis et mécènes du spectacle vivant) dans la diffusion des spectacles auprès des publics empêchés par exemple, se sont équipés cette année, soutenus aussi par le financement de l’UNADEV (Union Nationale des Aveugles et déficients visuels), de maquettes tactiles petit et grand format au Théâtre du Jeu de Paume et au Grand Théâtre de Provence. Destinées certes au départ pour un public déficient visuel, ces maquettes donnent à percevoir autrement l’architecture et la structure interne de ces lieux de spectacle.

Il suffit d’avoir un masque sur les yeux et ce sont les doigts et les mains qui deviennent « voyants » et réorchestrent d’une certaine manière notre appréhension des espaces. Les dimensions appartiennent alors à l’univers du tangible et semblent finalement plus expressives dans leurs proportions qu’un simple plan papier. On a l’impression de redécouvrir les lieux, d’en aborder les endroits invisibles, d’entrer dans les arcanes du théâtre, d’en percer quelques mystères. 

maquettes © Les Théâtres

Maquettes © Les Théâtres

Au Jeu de Paume, la médiatrice Héloïse Schneider-Dautrey initie son public à cette lecture nouvelle, livrant au passage histoires et anecdotes liées à l’édifice après l’avoir resitué dans son quartier et dans la ville où se dessine clairement un « axe théâtral » fort !

Lorsque les couleurs s’effacent

En écho à la présentation des maquettes, la pièce de Fabio Marra qui a enchanté le festival d’Avignon 2023 au théâtre des Halles, La couleur des souvenirs, évoque la perte de la vue. Les premiers instants de la représentation répondent à la séance des maquettes au cours de laquelle on était invité à tester une série de lunettes qui restreignaient différemment le champ visuel selon les pathologies, glaucome, DMLA, cataracte, rétinopathie diabétique… Des séries de lettres identiques à celles des tests lors des séances chez les ophtalmologistes se mettent à circuler, danser, se distordre, s’effacer… Prémonition tragique du récit à venir.

Le peintre Vittorio (Dominique Pinon) achève la lecture d’un polar à l’aide d’une loupe. Pas de complexe de Sherlock Holmes ici, mais une vue qui se fait capricieuse. Une minerve lui enserre le cou, signe de sa récente hospitalisation. Défilent dans son petit atelier encombré de peintures le marchand d’art peu scrupuleux, Marco (Aurélien Chaussade), sa sœur, Clara (Catherine Arditi) qui ne cesse de l’aider malgré son mauvais caractère, son fils, Luca (Fabio Marra) d’une indéfectible attention, le fantôme de sa mère, Silvia (Sonia Palau), rappel à la fois d’une culpabilité inavouée et d’une tendresse douloureusement perdue.

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

Désagréable avec tous, bougon, agressif, ronchon, odieux, Vittorio gagne cependant une profondeur humaine et sensible dans le jeu de Dominique Pinon qui laisse transparaître avec retenue les blessures qui ont façonné son personnage. Ce peintre qui se fuit lui-même, se refuse à exposer ses toiles qui révèlent trop de lui et de la tendresse qu’il porte aux siens, vivote de ses contrefaçons ; sa dernière sera un Modigliani !

Cependant la cécité guette, suivant enfin les injonctions de son fils, Vittorio passera des examens mettant en évidence sa DMLA. Curieusement, le fils sans cesse rejeté et jamais rebuté, reste affectueusement présent auprès d’un père dont il pressent les fêlures tandis que la fille de Silvia, Emma (Floriane Vincent), part à l’étranger pour se sentir exister loin d’une mère aimante mais un peu trop « présente ». Les personnages sonnent juste dans cette narration familiale.

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

L’épreuve de la déficience visuelle sert de catalyseur aux sentiments, permet de faire face aux tensions enfouies et à renouer avec un équilibre que l’on aurait pu croire définitivement perdu. La fin est bouleversante, mais n’en disons pas trop ! Un très beau moment de théâtre !

 La couleur des souvenirs au Jeu de Paume, 10 au 14 décembre

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

Du vert au théâtre

Du vert au théâtre

Théâtre pour enfants ? Pas si sûr ! La metteuse en scène Agnès Régolo porte au théâtre avec son excellente Compagnie du jour au lendemain la pièce de Carlo Gozzi, L’Oiseau Vert (L’Augellin Belverde, (« L’oiselet Beauvert ») 1765). Une occasion de se plonger dans le théâtre italien du XVIIème et de se délecter d’une forme qui emprunte à la fable et à la commedia dell’arte dans une mise en scène aussi inventive que génialement sobre et efficace.

Détestations de plume

Resté dans l’ombre de Goldoni, son rival à Venise, Gozzi est très peu connu en France alors qu’il avait davantage de succès que le « Molière italien » dans son propre pays au point que ce dernier s’exila à Paris en 1762. Les deux dramaturges n’ont cessé de s’opposer, le premier défendant la nouveauté au théâtre, le second préférant la tradition. Goldoni se vit reprocher de renier d’une certaine manière les traditions italiennes de la commedia dell’arte en choisissant des thèmes et des formes très écrites contre les pratiques d’improvisation des troupes italiennes telle la troupe des Sacchi revenue du Portugal (en effet, les pièces de l’étoile montante que fut Goldoni réduisaient au chômage des spécialistes de commedia dell’arte, sic !).

Gozzi animé d’une indéfectible haine à l’encontre des « poètes larmoyants » qui attribuaient « les filouteries, les fourberies et le ridicule à (leurs) personnages nobles et les actions héroïques, sérieuses et généreuses à (leurs) personnages plébéiens », se précipita chez les Sacchi dès leur retour à Venise et leur proposa sa première fable allégorique où chaque scène, réduite à son ossature, offrait de fantastiques plages d’improvisation aux « masques ». Ainsi naquit au Teatro Sant’Angelo L’Amour des trois oranges dont L’Oiseau Vert est une suite. (C’est cet Amour des trois oranges qui a inspiré à Prokofiev son opéra éponyme. Parmi les pièces de Gozzi il faut noter aussi Turandot que l’on verra sublimement orchestré par Puccini dans son dernier opéra)

Par réaction au siècle des Lumières et au théâtre de Goldoni qu’il déteste, Carlo Gozzi s’affirme comme un irréductible partisan de la hiérarchie sociale et de sa permanence. Atrabilaire en diable, il écrit pour manifester son désaccord.

Carlo Gozzi © X-D.R.

Carlo Gozzi © X-D.R.

Contre un Goldoni qui n’a de succès selon lui que par sa légèreté et son ignorance, il va servir à ce public des « enfantillages » et instaure ce qui sera nommé le « théâtre fiabesque » (de fiaba, la fable), adaptation de contes avec les personnages dépourvus de nuances de la commedia dell’arte, représentant des types de caractères mais aussi les diverses nationalités italiennes avec leurs différents accents.

On les retrouvera donc aussi dans L’Oiseau Vert : Brighella (le Bergamasque) qui sera ici conseiller poète et astrologue au service de la reine-mère, Pantalon (le Vénitien), premier ministre du roi qui sera nommé pour l’occasion Spoldi, Tartaglia (traditionnellement affligé d’un bégaiement et classé parmi le groupe des anciens et originaire de Naples) roi de Monterotondo, mari de Ninette et père des jumeaux, Truffaldin (de « truffa », le fourbe, premier nom d’Arlequin, qui sera ici Galiano), le charcutier, père adoptif des jumeaux…
Le combat idéologique contre les Lumières est ainsi porté au théâtre ! Avec ses 19 représentations la pièce remporte un véritable triomphe pour l’époque !

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Le merveilleux au théâtre

Le sujet est celui d’un conte : le roi de Monterotondo, Tartaglia (ici roi Massimo par Kristof Lorion) est parti depuis 19 ans à la guerre. Profitant de son départ, la reine-mère, Tartagliona (Olympia au Jeu de Paume) a fait enfermer vivante dans un trou sous l’évier des cuisines du palais l’épouse du roi, Ninetta (Antonia dans notre version) qui n’a survécut que grâce au secours d’un énigmatique Oiseau Vert (Antoine Laudet qui campe aussi avec humour Angelo, sorte de « poète rockeur » plus intéressé par l’héritage d’Olympia que par ses charmes).

Ses deux enfants remplacés par des chiots dans leur berceau auraient dû, selon les ordres de la reine être tués par Pantalon, le ministre du palais, qui les a confiés au fleuve, enveloppés dans une toile cirée. Un couple de charcutiers, Galiano (Pascal Henry) et Smeraldine (Catherine Monin), sans doute le seul personnage vraiment humain et désintéressé de la pièce, les trouvent et les adoptent. Mais les jumeaux, Barberina et Renzo, qui ont grandi en lisant les philosophes, loin d’être reconnaissants, ne sont guère affectueux et s’enferment dans une rhétorique froide et sectaire. Galiano, excédé, les chasse au moment où le roi rentre de guerre. Ils sont à la rue mais ne cèdent en rien à un quelconque apaisement de leurs propos intransigeants.

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Un émissaire de l’oiseau vert leur donne une pierre qui, jetée sur la place en face du palais royal, devient à son tour un somptueux château. Enivrés de cette nouvelle et inattendue puissance les jeunes gens restent insupportablement capricieux et exigeants. Bref, les péripéties suivent le schéma classique du conte, épreuves, trahisons, revirement salvateur et fin « heureuse », la reine-mère sera transformée en tortue (en grenouille dans la version d’Agnès Régolo), le roi retrouve sa femme et abandonne ses prétentions sur sa fille qui tombe amoureuse de L’Oiseau Vert, un prince emprisonné sous cette apparence par le maléfice d’un ogre qu’il avait contrarié.  

Les caractères monolithiques des personnages offrent aux acteurs des performances jubilatoires d’un manichéisme déjanté : chacun s’enferme dans ses certitudes, n’écoute personne, se jette dans les actions les plus inconsidérées avec une fougue adolescente. C’est là sans doute que ce théâtre garde sa modernité : « ni infantile, ni futile, L’Oiseau Vert affronte avec une irrépressible gaieté un monde sinistre » explique Agnès Régolo dans sa note d’intention. Dans un univers où la guerre bouleverse les vies, où les étroitesses, la cupidité, la soif de pouvoir, l’égoïsme dominent, le principe de l’action, du mouvement, impulsé par les personnages principaux, tout intransigeants et aveugles à toute empathie qu’ils sont, amène l’histoire à se redessiner.

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

La force de la joie prime et le public se délecte de ce bouillonnement tournoyant où sont exploités les grands mythes, mère abusive, Pygmalion, quête initiatique, métamorphose… Au centre du fond de scène un cercle ouvert de trois mètres de diamètre permet aux protagonistes de faire leurs entrées et de mener certains passages performés comme enserrés dans le médaillon illustrant les pages d’un conte, mais aussi par un jeu de lumières et de projections d’images, il transforme la scène, la menant d’un palais à un autre, d’une place centrale de la ville à une grotte, en un changement fluide de décors tandis que la scène occupée par une ombre noire et luisante peut évoquer les eaux d’un fleuve, les parquets cirés d’une salle princière, les obscurités inquiétantes de l’antre d’un ogre…

On se laisse happer par le récit fantastique où les pommes chantent et l’eau danse, où les statues deviennent humaines, tantôt messagères (inénarrable Calmon par Salim-Eric Abdeljalil, qui semble sorti d’un livre d’images), tantôt objet se refusant aux caprices d’un humain (Pompéa convoitée amoureusement par Renzo qui voudrait jouer au Pygmalion, jouée par Johanna Bonnet aussi reine-mère et reine, merci à Freud de ne pas encore être passé par là !), où une femme peut croupir 19 ans sous un évier de cuisine, où une pierre jetée fait apparaître un palais…

L'Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Les costumes de Christian Burle soulignent la narration avec une qu’enrichissent les brèves incises dansées, dues à Georges Appaix, traduisant les états d’âmes des personnages (ainsi, les délicates évolutions de Barberina et L’Oiseau Vert, découvrant leur amour réciproque). La mise en scène est vive, brillante, tisse une partition sur laquelle les acteurs, tous excellents, se lancent dans une interprétation pétillante où les personnages du conte prennent une épaisseur qui les rapproche des préoccupations actuelles. Les jeunes spectateurs sont embarqués dans le récit, rient, s’émeuvent du baiser échangé par les tourtereaux.

Lors du bord de plateau qui leur est proposé à la fin de la représentation du mardi après-midi, ils interrogent la metteuse en scène sur le consentement. « Tout a été voulu, décidé», sourient les acteurs et actrices. « Vous vous rendez compte du pouvoir du théâtre ! remarque Agnès Régolo :  vous voyez bien davantage sur vos smartphones, vos tablettes ou à la télévision, mais vous n’avez pas la même réaction. » S’il est demandé pourquoi avoir choisi une pièce du XVIIIe afin de parler d’aujourd’hui, elle rétorque : « le théâtre ne se modernise pas il est moderne, les acteurs, le public le sont… le texte a été retranché, retravaillé, de quatre heures de spectacle on est passé à une heure et demie. »

Bord de plateau L'Oiseau Vert au Jeu de Paume © M.C.

Bord de plateau L’Oiseau Vert au Jeu de Paume © M.C.

Les récritures s’immiscent dans les plages dédiées à l’improvisation, le texte mis en scène par Agnès Régolo foisonne de citations, on y entend des passages du poème de Du Bellay « Heureux qui comme Ulysse », des fragments de Victor Hugo… « Tout peut arriver, tout peut arriver » dit le ministre Spoldi. C’est ici aussi la magie du théâtre avec ses ruptures, ses éclats, son rythme irrépressible et sa manière de nous parler encore de nous par le biais du merveilleux.

L’Oiseau Vert a été joué et créé au Jeu de Paume (où la troupe a été invitée en résidence) du 22 au 26 novembre

Dom Juan ou la fatigue des siècles

Dom Juan ou la fatigue des siècles

Macha Makeïeff accordait au final de sa mise en scène de Tartuffe une fin qui faisait penser à celle de Dom Juan : l’hypocrite plongeait dans les flammes de l’Enfer. Lorsque la question était posée à l’artiste de l’écho suggéré entre les deux pièces, elle évoquait son travail débuté sur le Dom Juan de Molière. La fin de cette deuxième pièce donne à entendre un éloge de l’hypocrisie, « ce vice à la mode » qui « passe pour vertu ». Dom Juan projette alors de se dissimuler sous « le manteau de la religion, cet habit respecté ». Pied de nez de Molière aux dévots qui avaient fait interdire son Tartuffe qui les dénonçait si bien !

Entre l’hypocrite dans la société et celui du théâtre (« Hupokritès » (υποκριτής) en grec signifie « l’acteur »), les similitudes s’affirment, mais le premier dévoie et transforme le réel animé de peu louables desseins, le second s’empare de caractères qui ne sont pas les siens et en dévoile les mécanismes : son « mensonge » nous donne à relire le monde.
L’action du Dom Juan de Macha Makeïeff abandonne, pour des raisons de logistique au départ, les cinq décors que réclame la pièce (« ils sont impossibles aujourd’hui : on n’avait la faculté d’utiliser un seul semi-remorque » sourit la metteure en scène lors du bord de plateau suivant la représentation »).

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

La contrainte d’un seul lieu devient un élément dramaturgique : le personnage éponyme de la pièce se voit enfermé dans sa propre maison qui devient elle-même lieu de théâtre et de représentation, gommant le réel pour une vision plus intimiste en écho au personnage de Sade dont la lecture est la pierre de touche du travail de Macha Makaeïeff. Elle utilise ainsi toujours une œuvre particulière afin de mettre en lumière par son détour les enjeux de la pièce abordée : Tartuffe était placé sous l’égide du film de Pier Paolo Pasolini, Teorema (Théorème). Les écrits de Sade, enfermé durant vingt-sept années, inspire l’approche de Dom Juan.

L’œuvre est ainsi transposée du XVIIème au XVIIIème siècle. Les personnages, costumés par Macha Makeïeff, passent par la « chambre » de Dom Juan, lieu d’enfermement intellectuel malgré ses trois portes côté jardin qui battent follement dans l’intermède introductif, rappelant les affolements du théâtre de boulevard, sa porte-fenêtre démesurée au centre et sa petite porte dérobée côté cour, dominée par une fenêtre qui installe, dans la tradition de l’esthétique baroque, ce cadre fermé sous son regard dominant. Tous les personnages passent, entrent, sortent, se donnent en spectacle, comme les inénarrables Charlotte et Pierrot sortis tout droit d’un théâtre de marionnettes ou de la Commedia dell’arte.

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

La démultiplication théâtrale au cœur de cette intelligente mise en abîme se pare aussi de l’univers propre à Macha Makeïeff : un corbeau naturalisé, objet sur lequel parfois la réflexion au sens premier s’élabore, semble tout droit tiré de son exposition Trouble-fête, collections curieuses et choses inquiètes, véritable cabinet de curiosités aussi fascinant que troublant. Les correspondances entre les mises en scène de cette profonde artiste font « œuvre » : au fil des créations, se construit un ensemble cohérent, aux fines imbrications, aux échos, aux effets de miroir, que sous-tend une connaissance et une analyse pertinente et précise.

Malgré le sujet aux tours dramatiques et tragiques d’une violence extrême (le refus de Dom Juan d’adresser la parole ou de regarder Elvire, nie la jeune femme, de même que les mots du père de Dom Juan renient jusqu’à la conception de ce dernier avant sa fin terrifiante), la pièce de Molière est une comédie.

Cet aspect est largement exploité par le jeu brillant des comédiens.
Foisonnent mimiques, changements de ton, jeux sur le langage, fausses confusions…

Sganarelle mélange dans son « éloge du tabac», les termes « tabac » et « théâtre », ce qui donne une tournure espiègle à la phrase « non seulement (le tabac/théâtre) réjouit et purge les cerveaux humains mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme ».

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

Les personnages campés par Vincent Winterhalter dans Sganarelle ou Xavier Gallais dans le rôle-titre sont ambigus à souhait. Dom Juan est ici fatigué, comme épuisé par ses frasques, crépusculaire dans ses quêtes éphémères et vaines : rien ne lui réussit, il échoue dans la séduction des deux villageoises, dans sa fuite d’Elvire, dans sa tentative de convaincre le personnage du pauvre de jurer, et il s’aveugle lui-même de ses feux passés, ne percevant pas le gouffre qui s’ouvre à lui et le condamne. Les attitudes empruntées aux torsions d’un Saint-Jean-Baptiste en une capiteuse inversion de la sainteté, les regards las, les soupirs désabusés en font un anti-héros superbe. Le voici « enfermé chez lui dans une forme d’errance intérieure et quasi hallucinatoire » explique la metteure en scène.

La présence du père (Pascal Ternisien) qui le maudit renvoie à un patriarcat qui fabrique des monstres. « Le patriarcat fait le malheur des femmes mais aussi celui des hommes, reprendra Macha Makeïeff lors du bord de plateau, mené avec le psychanalyste Hervé Castanet, alors que le personnage d’Elvire (Irina Solano) doit beaucoup au contemporain me#too, elle a appris à dire non et sa dernière tirade scelle une forme de rédemption ». L’ambivalence des personnages est mise en évidence, et « nous renvoie à nos propres équivoques » (M.M.).

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

Dom Juan mis en scène par Macha Makeïeff © Juliette Parisot

 Si la période prérévolutionnaire est choisie pour actualiser la pièce c’est parce qu’elle correspond à une incarnation de ce qui provoquera 1789, l’introduction du mal dans la littérature condamne une certaine forme de société et de répartition des pouvoirs. La liberté revendiquée du noble se vide de sa substance. Dernier clin d’œil à la condition contemporaine, le commandeur est interprété par une femme, véritable « poupée automate » (Xavérine Lefebvre). L’ironie ne cesse de nous interroger.
Un moment d’anthologie !

Spectacle donné du 15 au 18 octobre au Jeu de Paume, Aix-en-Provence  

Entre les dieux et les hommes

Entre les dieux et les hommes

Trois levers de rideau et un véritable triomphe à la première du « dramma per musica » de Monteverdi, Il ritorno d’Ulisse in patria dans une mise en scène de Pierre Audi.

Le Festival d’Aix poursuit son cycle Monteverdi avec une œuvre particulièrement chère au directeur du Festival, car il s’agit de sa première mise en scène en 1990 à l’Opéra d’Amsterdam. Pariant sur une phalange de jeunes chanteurs-acteurs au curriculum déjà prestigieux, une scénographie sobre jouant sur une structuration de plateau géométrique définie par de grands panneaux mobiles et des variations de lumière tranchées, Pierre Audi offre une lecture fine de la partition du compositeur de Crémone, jouant sur les corps, les contrastes entre la danse, les élans sensuels des mortels et les déplacements hiératiques et codifiés des dieux.

Une exception parmi les êtres humains, le personnage de Pénélope, la mezzo-soprano Deepa Johnny aux inflexions dorées et profondes, évolue, statue vivante, drapée dans des étoffes amples et moirées comme sa voix. Inhumaine dans sa stoïque vertu, elle a quelque chose de l’intransigeance divine. Les raisons pour lesquelles elle refuse les prétendants sont parfois ambiguës, elle mime un intérêt, se replie sur sa volonté de ne plus aimer, car l’amour ne peut se solder que par des souffrances. « Pénélope aux mille ruses » dans sa capacité à maintenir les attentes et éviter un choix que les rois de Grèce veulent lui imposer sans mettre son île, Ithaque, à feu et à sang, elle campe sans doute la première héroïne tragique d’opéra. On la voit traverser la scène sur laquelle un immense triangle d’ombre inversé noie l’angle central sur lequel se referment et s’ouvriront les murs mobiles qui modulent l’espace.

Le retour d'Ulysse dans sa patrie © Festival d'Aix

Le retour d’Ulysse dans sa patrie © Festival d’Aix

On est tenté de s’interroger sur cette forme géométrique, stylisation d’un sexe féminin, symbole de l’enjeu de l’œuvre : le remariage de la reine d’Ithaque en l’absence d’Ulysse, ou clin d’œil au delta maçonnique et à La Flûte enchantée de Mozart ?  Les lectures possibles foisonnent dans cette œuvre où le monde des dieux est annoncé par des lumières crues et une ligne de néon qui descend des cintres au centre de l’action, tel l’éclair du foudre de Jupiter.

On est en Italie, les noms grecs sont romanisés. Les dieux, dans leurs toges bleues, décident du sort des mortels, que commentent les Allégories. En ouverture, le prologue de L’humana fragilità (Paul-Antoine Bénos-Dijian), Il Tempo (Alex Rosen qui sera aussi Antinoo et Nettuno aux beaux effets de basse) évoquent les faiblesses humaines et l’instabilité de leur sort où ne reste que l’Amore (Mariana Florès qui campe une superbe Minerva) comme possible échappatoire.  Les Allégories vêtues de blanc, rampent, s’étreignent, se heurtent… John Brancy (Ulisse) est d’un naturel confondant, passant du personnage déçu par ceux par qui il croit avoir été trahi à celui qui écoute sa déesse protectrice, Minerva, se grime en vieillard mendiant, en roi vengeur, en amant qui cherche à reconquérir Pénélope.

Le retour d'Ulysse dans sa patrie © Festival d'Aix

Le retour d’Ulysse dans sa patrie © Festival d’Aix

La distribution sans faute permet de croiser Anthony León, émouvant Télémaque, Marc Milhofer qui varie avec souplesse son expression entre Giove (Jupiter) et Eumete (Eumée, le berger), Marcel Beekman désopilant et peu à peu touchant dans le rôle carnavalesque de Iro, le glouton, sans compter Petr Nekoranec (Pisandro), Joel Williams (Eurimaco) en prétendants éloquemment arrogants et manipulateurs, et Guiseppina Bridelli dans le rôle de Fortuna et de Melanto, aussi acide et tentatrice que désespérée de voir échouer ses essais de convaincre Pénélope à suivre les appétits charnels des prétendants. La partition baroque aux sublimes madrigaux et étonnamment contemporaine dans ses frottements et ses dissonances trouve ici un écrin intemporel et c’est très beau !

Du 17 au 23 juillet, Jeu de Paume, Festival d’Aix