Haute couture

Haute couture

Le théâtre est le lieu magique de tous les possibles. Les époques, les lieux, les intrigues peuvent se catapulter, se confondre, se réinventer. Rarement ces possibilités sont portées à un tel degré que dans Tous les poètes habitent Valparaiso, texte paru aux éditions :esse que, de Carine Corajoud en collaboration avec Dorian Rossel. 

Quién soy yo (qui suis-je ?)

« Quién soy yo », ces mots, titre d’un texte du poète chilien Juan Luis Martínez, étaient écrits sur les murs des escaliers des campus de Valparaiso, quatre jours avant la chute de Pinochet en octobre 1988 après le referendum qu’il avait lui-même organisé.

Dix ans après le 29 mars 1993, date de la mort du poète, un volume intitulé Poemas del otro réunissait quelques-uns de ses poèmes dont celui-ci. Or, selon un article du Temps, un universitaire Scott Weintraub découvre que dix-sept poèmes du recueil sont les traductions d’un poète suisse-catalan, nommé lui aussi Juan Luis Martinez (sans accent, est-il précisé) qui les a publiés dans Le silence et la brisure en 1976 !
Cette histoire incroyable où l’on ne sait plus qui est qui et où tout semble se confondre fascine l’universitaire : qui est le « vrai » auteur ? Est-ce plus important de connaître l’identité de celui qui a écrit ou l’œuvre elle-même ? 

Tous les poètes habitent Valparaiso © X-D.R.

Tous les poètes habitent Valparaiso © Dorian Rossel

 Dans ce dédale de miroirs, d’échos par-delà les mers et les années, d’ambiguïtés, le théâtre trouve sa propre matière, renoue avec l’étymologie : « hypokritès », l’acteur en grec ancien, est celui qui répond derrière un masque.

Les mises en abyme se multiplient dans le spectacle mis en scène par Dorian Rossel depuis la supercherie initiale, sa découverte rocambolesque, la mise en scène de ce qui entoure la création théâtrale avec l’émission de radio qui joue sur les codes de cet exercice, les répétitions, les acteurs qui butent sur ce qu’ils ont à interpréter, la pièce enfin, mais par bribes, la convocation de personnages qui entourent l’histoire, Jean -Louis qui signa Juan Luis Martinez ses poèmes de jeunesse, l’universitaire, rebaptisé Scott, l’actrice, Alice, qui est censée jouer son propre personnage mais sera aussi Claudia, l’épouse de Juan Luis Martínez, une éditrice, une certaine Violeta, homonyme de Violeta Parra la chanteuse, et qui a dû fuir le Chili… 

Tous les poètes habitent Valparaiso © X-D.R.

Tous les poètes habitent Valparaiso © Dorian Rossel

C’est auprès de Violeta qu’Alice cherche des renseignements sur le poème qu’elle est en train d’apprendre.
Est-ce le désert d’Atacama ou les montagnes suisses qui servent de décor ? Tout est à imaginer : une table et trois chaises suffisent à recréer un studio d’enregistrement radio et les attitudes des protagonistes à rendre les objets tangibles. Une inclinaison de tête et le micro surgit, un regard et l’auditoire prend forme. Des panneaux colorés de différentes tailles servent à délimiter un espace particulier, une pièce, un belvédère, une chambre d’hôtel… Les acteurs les disposent au fur et à mesure de l’évolution de la pièce, passent d’un continent à l’autre, d’une époque à l’autre, d’un personnage à l’autre avec une aisance stupéfiante.

L’un des moments clé du spectacle est sans doute le fantastique passage où Violeta, Scott et Jean-Louis (alias Juan-Luis Martinez, sans accent) lisent chacun dans leur langue le poème qui a tout déclenché : « Violeta : Mí patria está sin nombre, sin tachas // Scott : My country is without name, without blemishes // Jean-Louis : Ma patrie est un nom sans taches/// Violeta : hay una verdad en la subversión // Scott : there is a truth in subversion // Jean-Louis : il y a une vérité dans la subversion /// Violeta : que nos devolverá nuestra pureza escarnecida. // Scott : which will return to us our scorned purity. // Jean-Louis : qui nous rendra notre pureté bafouée. »

Universelle mise en abyme

Le sujet est-il la quête de la vérité d’un poème, de son auteur, de son époque, de son influence sur celle-ci, de ceux qui le lisent ou l’interprètent ?

La postface de Scott Weintraub, professeur d’Espagnol à l’université du New Hampshire, revient inlassablement sur « la manière dont la poésie traverse le temps et l’espace et franchit les frontières nationales et les langues pour créer de nouvelles rencontres et unir les gens ».

« Je me résigne, affirme-t-il, à imaginer des jeux et des énigmes que je ne peux comparer qu’à l’intrigue de la célèbre nouvelle de Jorge Luis Borges, « Las ruinas circulares », dans laquelle le protagoniste réussit à créer un être humain par ses rêves, avant de se rendre compte qu’il est lui-même le produit des rêves d’un autre ».

Tous les poètes habitent Valparaiso © X-D.R.

Tous les poètes habitent Valparaiso © Dorian Rossel

Entre le poète chilien d’avant-garde qui se plaît aux facéties littéraires, aux collages, aux emprunts (son recueil ne s’appelle-t-il pas Poemas del otro ?) et s’amusait à travailler sur l’effacement de l’écrivain derrière son œuvre et le poète francophone, catalan-suisse, se tisse une véritable épopée. Celle-ci repose sur trois destinées qui sont liées par ce poème, « Qui je suis ? », l’actrice entre deux carrières, le journaliste humanitaire à la retraite, l’artiste militant, superbement campés par Rodolphe Dekowski, Delphine Lanza et Karim Kadjar. La Compagnie Super trop trop (Cie STT) unie par une efficace complicité donne à cette histoire vraie une dimension fictionnelle, démêle en en gardant toute la complexité les fils de cet imbroglio, se plaît à semer les indices, à brouiller finement les pistes, à les rétablir, à laisser des interrogations aux spectateurs qui reconstituent la trame après le spectacle, se passionnent pour ses personnages : qui est Violeta finalement ? Et ce poème transatlantique ?… 

Chaque élément est délicatement cousu aux autres, subtilement ombré d’incertitudes, à l’instar du fin rideau de plastique qui recouvre la table et le plateau au début de la pièce. Lorsqu’il est retiré par des mains invisibles, il offre la place à l’expression d’une réalité, mais reste contre le mur de scène : l’illusion n’est jamais très loin ! Et la poésie est plus présente que jamais, la phrase « Oui, je pense que chaque citoyen est poète. Oui. Alors voilà… » clôt la pièce alors que résonnent les premières mesures de Gracias a la vida de Violeta Parra
Du vrai théâtre de haute couture !

Tous les poètes habitent Valparaiso a été joué au Théâtre du Bois de l’Aune les 4 et 5 mars 2025

 

Clarinette en majesté au Grand Théâtre!

Clarinette en majesté au Grand Théâtre!

Jour de match, (France /Irlande lors du Tournois de Six Nations) et pourtant salle comble, certains spectateurs demandant aux autres de ne pas leur donner le résultat (un 27-42 en faveur de l’équipe de France, oui on peut suivre la musique et le rugby !), ayant sacrifié la deuxième mi-temps (à visionner en replay) afin d’être à l’heure pour l’évènement du mois ! Même s’il est marseillais d’origine, le génial clarinettiste Pierre Génisson venait pour la première fois au Grand Théâtre d’Aix-en-Provence, en excellente compagnie : l’Orchestre national Avignon-Provence et sa cheffe depuis 2020, Débora Waldman (la première cheffe nommée à la tête d’un orchestre national en France, il est bon de le rappeler).

Un orchestre de premier plan

Deux pièces pour orchestre s’entremêlaient aux œuvres dédiées à la clarinette dans ce concert entièrement consacré à Mozart. D’abord l’Ouverture de Don Giovanni déployait ses deux temps, l’andante solennel et l’allegro esquissant les intentions du séducteur. Dès le début de ce « drame joyeux » (« dramma giocoso », ce qui veut tout dire des « leçons » tirées de sa conclusion), la fin tragique de Don Juan est annoncée et son ombre plane, portée par un orchestre aux sonorités larges et dirigé avec une précision, une élégance et une intelligence sensibles. La légende veut que Mozart ait composé cette ouverture la nuit précédant la première représentation de Don Giovanni à Prague ! Est-ce l’urgence de la création ou le sujet abordé ? la jonction entre la noirceur et la lumière est transcrite avec une puissance qui fit dire à Wagner que c’était « l’opéra des opéras ».

La Symphonie n°35 en ré majeur K.385, «Haffner» est une œuvre commandée par un ami de la famille Mozart, le bourgmestre de Salzbourg, Sigmund Haffner.
Lorsque son père lui transmet la demande, Wolfgang Amadeus qui vient de se marier avec Constanze Weber, la cousine germaine du compositeur Carl Maria von Weber, n’a pas vraiment le temps, rouspète qu’il devra l’écrire la nuit sinon il « ne s’en sortira pas » (dixit !), mais au lieu de la sérénade commandée, il ira jusqu’à la symphonie, sans doute moins « divertissante » mais au moins d’une ampleur qui convient mieux à son caractère.

Orchestre national Avignon-Provence @ Orchestre national Avignon-Provence

Orchestre national Avignon-Provence @ Orchestre national Avignon-Provence

Elle sera en ré majeur, même si ce n’est pas la tonalité préférée de son compositeur, il faut parfois céder aux effets de mode et à Salzbourg le ré majeur est alors en vogue ! Certains disent même que l’agacement de Mozart est perceptible dans les gammes ascendantes exacerbées du premier mouvement, Allegro con spirito, avec son thème principal donné à l’unisson, ce qui lui confère panache et ampleur. Finement le compositeur glissera tout même dans l’un des thèmes du mouvement final, le Presto, l’Air d’Osmin, le « méchant » de L’enlèvement au séraildont le récent succès, un vrai triomphe, avait consacré le musicien.

La clarinette ou les fantaisies du chalumeau

Vers 1690, le facteur d’instruments à vent, Johann Christoph Denner, ajoute au chalumeau (non pas celui du feu), une sorte de flûte à bec dotée d’une anche, un pavillon et deux clés. Ce nouvel instrument (première mention de son nom en 1753 par Jacob Denner, fils de Johann) a suscité de nombreuses hypothèses quant à l’étymologie de son nom : serait-ce un dérivé du mot provençal « clarin », une sorte de hautbois primitif, de l’adjectif « clar » (clair), de « clarinet », le « hautbois de forêt » ? Certains avancent même uen relation avec la « clarine », cette clochette pendue au cou des animaux… Quoi qu’il en soit, la clarinette malgré ses ajouts en argent fait bien partie de la famille des bois et lorsqu’il n’y a pas de piano lors d’un concert ni de hautbois, c’est elle qui donne le « la » à l’orchestre. 

C’est la rencontre avec le musicien virtuose de l’orchestre de Vienne, Anton Stadler qui déclencha la passion de Mozart pour cet instrument nouveau. Il lui offrit un unique et merveilleux concerto, le Concerto en la majeur K.622 qui fait partie de ses dernières œuvres, née en 1791, son ultime. Le jeu de Pierre Génisson, précis, subtil répond à l’enthousiasme des musiciens. Chaleur, profondeur, rondeur, le son de l’instrument transporte. La fluidité de l’exécution ne souffre aucune faille, quels que soient les écarts virtuoses demandés par la partition.

Pierre Génisson © Denis Gliksman

Pierre Génisson © Denis Gliksman

La clarinette dialogue avec l’orchestre, le met en haleine, suspend le temps, s’amuse, plaisante, légère, éblouissante, spirituelle. L’émotion est au rendez-vous, on touche au sublime dans cette approche en épure.
Deux transcriptions de Così fan Tutte (arrangements Fontaine pour clarinette et orchestre) soulignaient avec encore plus de d’évidence les capacités « vocales » de la clarinette. D’abord, on écoutait Una donna a quindici anni puis Come Scoglio, le bel canto italien et sa virtuosité sied à merveille au phrasé lumineux de l’artiste, ses aigus aériens, ses graves larges et veloutés, ses medium intenses. On a l’impression d’entendre le texte de l’opéra dans la pâte sonore.

Généreux et acclamé par une salle comble, Pierre Genisson revenait pour un magnifique Voi che sapete des Noces de Figaro puis, deux extraits « vous allez reconnaître sans problème ! » du Concerto pour clarinette. Enchantements…

Concert donné au Grand Théâtre de Provence le 8 mars 2025

Mozart 1791, Pierre Genisson, chez Erato-Warners Classics

De l’art de l’amitié

De l’art de l’amitié

La venue du violoniste Renaud Capuçon à Aix-en-Provence résonne comme un avant-goût du prochain Festival de Pâques, manifestation qu’il a fondée en 2013 avec Dominique Bluzet et le président du CIC. Dans l’écrin du Grand Théâtre de Provence, il est un peu comme « à la maison ». Aussi, il invite des musiciens qu’il apprécie. Sachant bien qu’aucune étoile n’en efface une autre mais lui apporte sa lumière, il s’entoure de jeunes et talentueux instrumentistes qu’il se plaît à mettre en avant. Ainsi, le pianiste Guillaume Bellom, l’altiste Paul Zientara et la violoncelliste Julia Hagen. Chacun apporte sa palette, sa sensibilité, son intelligence délicate des partitions et la fusion de ces personnalités fortes qui s’écoutent les unes les autres est mise au service d’interprétations sans failles, nourries d’échos, de fulgurances, de mélodies, de rythmes. Le livre d’images s’ouvre, et l’auditoire plonge dans un univers aux fragrances subtiles, découvrant et redécouvrant les auteurs connus dans des œuvres peu souvent jouées. 

Surprises de la modernité

On apprend ainsi à se méfier des idées toutes prêtes que l’on accole à tel ou tel compositeur. Le Quatuor avec piano que le jeune Mahler (il avait seize ans) écrivit alors qu’il n’était encore qu’étudiant au Conservatoire de Vienne débute par un piano qui semble hésiter, puis qui accompagne les cordes comme pour un lied. La mélodie du violon très courte est en proie à un indicible tourment quasi-tragique puis s’emporte en allegro.

Le premier mouvement et seul entièrement achevé par le compositeur est précédé d’un « nicht zu schnell » (pas trop vite) et pourtant est habité d’une sourde tension. Le deuxième mouvement (on ignore si Mahler voulait écrire les quatre mouvements de la forme classique du quatuor) est inachevé (24 mesures) et le compositeur Alfred Schnittke l’a complété avec ses propres préoccupations en 1973, si bien que l’auditeur est surpris tout d’abord de l’étonnante modernité de cette pièce mahlérienne. 

Guillaume Bellom © J-B. Millot

Guillaume Bellom © J-B. Millot

Les dissonances neuves, les croisements de phrases montantes et descendantes, la puissance interne du texte, les émois pianistiques très « XXème » prennent alors tout leur sens dans cette passation où les siècles se complètent et les romantismes se catapultent.

On était subjugués ensuite par la beauté du Quatuor pour piano et cordes n° 2 en sol mineur opus 45 que Gabriel Fauré dédia au pianiste et musicologue Hans von Bülow. La plénitude de la partition accorde aux instruments des dialogues d’une fine complexité, varie les rythmes, dénoue les gammes, dessine des paysages, ombre les âmes d’une indicible mélancolie, mène à des sommets, flirte avec les orages, joue des contrastes, passant de la sérénité d’une rêverie aux ostinatos véhéments du piano dans la dernière section. 

Julia Hagen © Julia Wesely

Julia Hagen © Julia Wesely

Le jeu lumineux de Guillaume Bellom est en osmose avec les cordes qui se rejoignent sur des phrasés aériens. Tout aurait pu s’arrêter là tant l’émotion était forte.
Après l’entracte, un autre chef d’œuvre était mis en scène, le Quatuor pour piano et cordes opus 13 de Richard Strauss. Certes, on aime comparer et déceler des influences, surtout dans une œuvre qui fait partie des plus importantes de la musique de chambre du jeune Strauss.

Il compose son Quatuor en 1885 (il a 21 ans). Cette pièce frappe par ses dimensions en quatre mouvements et est souvent rapprochée des quatuors avec piano de Brahms auquel le jeune compositeur vouait une sincère admiration à l’époque (il parla de son « enthousiasme » pour le musicien). Elle reçut le Prix de l’Association des compositeurs berlinois en 1886 (Berliner Tonkünstlerverein). Il est vrai que Richard Strauss écrit pour des instruments qu’il connaît bien : il a débuté le piano à quatre ans, le violon à six et la composition à onze. Il écrivit à douze ans un Festmarsch pour grand orchestre.

Paul Zientara © Tatiana Megevand

Paul Zientara © Tatiana Megevand

Parallèlement à ses dons musicaux il entra à l’Université de Munich à seize ans pour y suivre des cours de philosophie et d’histoire de l’art. Il manie dans ce quatuor d’une manière très maîtrisée les alternances de contrastes, les moments passionnés et les instants de recueillement, les respirations impétueuses et les souffles retenus. Les quatre instrumentistes trouvent ici un équilibre idéal, en une alchimie complice qui ne se refuse pas des mouvements d’humour et des répliques enjouées avant un final Vivace brillant.  Ils reprendront en bis le spirituel et pittoresque Scherzo.

Concert donné le 28 février 2025 au Grand Théâtre de Provence

Quand un acteur est seul

Quand un acteur est seul

Il est seul sur scène, mais si bien accompagné ! André Dussollier revient au Jeu de Paume avec Sens dessus dessous, un spectacle tissé de grands textes dont la découverte l’enchanta et qui lui sont depuis de fidèles amis. 

C’est Sens dessus dessous, titre emprunté à un sketch de Raymond Devos qu’il reprend au cours de la représentation, que les extraits s’enchaînent avec un naturel virtuose. Un point dessus, un point dessous, un trait tiré, un nouveau point dessus, dessous, la pièce avance avec naturel, servie par une scénographie d’une redoutable efficacité (Sébastien Mizermont).

Une vidéo des rues agitées de Paris où se dressent les silhouettes des personnages qui les ont hantées aux siècles derniers. Les superpositions de temps accordent par leurs strates mêlées l’épaisseur de leur histoire aux lieux familiers. Le mur de scène verra des colonnes antiques s’avancer (miracle de la 3D et des hologrammes!) avec leur bruit grinçant de pierres, une porte s’ouvrira dans le mur laissant deviner un interlocuteur au protagoniste, un personnage assis sur une chaise donnera la réplique à André Dussolier, le dédoublant dans sa solitude. 

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

Les noms des auteurs s’afficheront successivement sur le papier peint d’une cloison qui verra aussi les portraits des différents présidents de la République s’afficher tour à tour, en un musée fictif répondant à la fantaisie de Paul Fournel, grand maître de l’Oulipo, et ses « Présidents ».

Des textes vivants

La voix de l’acteur épouse les mouvements des œuvres avec une fine intelligence, retrouvant parfois les inflexions d’un Sacha Guitry qui ouvre le bal avec Un soir quand on est seul. « En vérité, je n’ai vraiment l’impression que je suis libre que lorsque je suis enfermé ! ( …) lorsque je fais tourner la clé ce n’est pas moi qui suis bouclé, ce sont les autres que j’enferme (…). Là, je suis vraiment seul, je peux gesticuler, je peux fumer, je peux bailler, je pourrais même travailler si j’en avais envie et puis je peux parler, je peux parler tout haut…»

Imparable logique qui amorce la construction du spectacle tout entier ! André Dussollier arpente le plateau, y esquisse des pas de danse, virevolte, interprète « ces trésors en les faisant vivre sur scène, en les révélant hors de la place qu’ils occupent habituellement dans les livres et sur nos étagères, pour qu’ils aient l’occasion de se faire entendre indépendamment de la reconnaissance accordée à leurs auteurs » (explique-t-il dans sa note d’intention). 

André Dussollier © X-D.R.

André Dussollier © X-D.R.

Défilent sans hiérarchie, ni chronologie Victor Hugo, Sacha Guitry, Roland Dubillard Raymond Devos, Charles Baudelaire, André Frédérique, Gabriel Charles, abbé de Lattaignant, Léon Vilbert, Jean-Michel Ribes, Michel Houellebecq, Elia Kazan, Paul Fournel, Louis Aragon, une pointe d’André Dussolier… Peu importent les siècles, chaque texte nous est étrangement contemporain, dans le rire, l’émotion, l’horreur.

Pour l’amour des mots

S’invitent les réparties vives de Sacha Gutry ou de Roland Dubillard, l’amour des mots qui se rencontrent parfois aux frontières de l’absurde de Raymond Devos, les injonctions baudelairiennes de ses Petits poèmes en prose : « pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise ». On rit aux Diablogues de Dubillard, on sourit au leste Le Mot et la chose de l’abbé de Lattaignant, on croit réentendre Léo Ferré dans La guerre et ce qui s’ensuivit de Louis Aragon, « tu n’en reviendras pas, toi qui courais les filles… ».

On est bouleversés par Le crapaud de Victor Hugo, sublime condensé de l’esprit de son œuvre : la cruauté de l’enfance s’oppose à la misère désespérée de la bonté. « On a sa mère, on est des écoliers joyeux, /De petits hommes gais, respirant l’atmosphère/À pleins poumons, aimés, libres, contents ; que faire/Sinon de torturer quelque être malheureux ? ». Les coups infligés au crapaud sont insoutenables. L’âne, ployant sous son fardeau sera le seul « humain » de l’histoire :« Ô spectacle sacré ! l’ombre secourant l’ombre,/ L’âme obscure venant en aide à l’âme sombre,/ Le stupide, attendri, sur l’affreux se penchant,/ Le damné bon faisant rêver l’élu méchant !/ L’animal avançant lorsque l’homme recule ! »

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

André Dussollier © Maria Letizia Piantoni

La tragédie jouxte la comédie. Le sadisme jubilatoire d’Ultime bataille de Jean-Michel Ribes est transposé pour les besoins de la scène et les rôles sont inversés : la jeune femme du monologue est ici un homme et celui qui allait tomber du balcon est une « elle ». La fin obéit aux lois de la légèreté à l’instar des textes de Guitry, le personnage qui chute ne meurt pas mais est invité à boire du champagne chez le voisin du dessous (sic !).
Reprenant les termes d’Alphonse Allais « j’ai décidé de vivre éternellement. Pour l’instant, tout se passe comme prévu ! », l’acteur nous entraîne dans l’exultation des mots, telle une ivresse contagieuse. Ces mots sont mis en scène avec espièglerie dans le célèbre poème donné en rappel de Victor Hugo, Le Mot. « Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin ;/ Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main, / De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;/ Au besoin, il prendrait des ailes, comme l’aigle ! »
Un plaisir de fins gourmets !

Sens dessus dessous a été joué au théâtre du Jeu de Paume du 25 février au 1er mars 2025.

Joyeux anniversaire Monsieur William Christie !

Joyeux anniversaire Monsieur William Christie !

Il a fêté son quatre-vingtième anniversaire le 19 décembre 2024, occasion pour l’ensemble qu’il a fondé en 1979, Les Arts Florissants, de multiplier les concerts et les surprises, à la Philharmonie de Paris d’abord qui les accueille en résidence depuis 2015, puis en une tournée d’anthologie qui a fait escale au Grand Théâtre de Provence. « Le plus français des chefs américains » (il est né à Buffalo un 19 décembre 1944 mais a été naturalisé français en 1995) était entouré ce soir-là d’une phalange de treize de ses musiciens et de six chanteurs issus de l’académie baroque « Le Jardin des Voix » qu’il a créé à Thiré en Vendée, il y a plus de vingt ans, véritable pépinière d’artistes.
Au programme un florilège d’extraits d’opéras baroques français tenait la salle d’un GTP comble dans les filets d’une magie que rien ne semblait pouvoir effacer. Bill, c’est ainsi que le chef aime être appelé, retraçait ainsi les productions lyriques et les grands enregistrements qui ont jalonné sa carrière.

Avec la feuille de salle était distribué un petit livret contenant les paroles des airs chantés permettant aux auditeurs de s’imprégner du sens de ce qui serait interprété. Le travail de l’ensemble est adepte de la manière « historique » dans son approche des œuvres. Il ne s’agit pas d’ une reconstitution qui serait simplement documentaire  mais plutôt d’accomplir un réel travail de création en utilisant les moyens techniques les plus proches possibles de ceux qui étaient à la disposition des compositeurs. Aussi, les instruments utilisés sont, soit d’époque, soit des copies fidèles aux originaux. Les cordes sont en boyau et les archets de type baroque.

William Christie © Caroline Doutre

William Christie © Caroline Doutre

Ce qui accorde à l’ensemble, outre la fluidité et la complicité sensible qui habitent ses performances, une sonorité particulière. Le son et le style sont ainsi étudiés avec une grande précision. Sans doute parmi les caractéristiques les plus évidentes se trouvent les « r » roulés de la prononciation restituée des siècles baroques. Les chanteurs savent préserver un équilibre subtil entre la scansion parlée et les mélodies, dans un effet de naturel confondant. Sans partitions, ils jouent vraiment les saynètes des divers opéras en version de concert mais légèrement mis en espace. Ils font vivre avec une espiègle liberté les personnages et les remuements de leurs âmes, tandis que l’orchestre, d’une superbe cohésion sous la houlette de « Bill » placé au centre des musiciens, derrière son clavecin ou son orgue, déploie une palette aux ondoiements moirés. Ici, la direction tient de l’évidence par sa précision, sa simplicité, son intelligence, son sens aigu des nuances. Un fil se tissait depuis la Médée de Charpentier à l’Atys de Lully puis un « parcours » Rameau visitant Pygmalion, Les Fêtes d’Hébé, Platée, Hippolyte et Aricie, enfin Les Indes Galantes et leur « tube », Forêts paisibles (Acte III, Les Sauvages).

Les voix des jeunes artistes, Ana Vieira Leite (soprano), Rebecca Leggett, Juliette Mey (mezzo sopranos), Richard Pittsinger, Bastien Rimondi (ténors) et Matthieu Walendzik (baryton). L’écrin instrumental accompagnait avec une subtile élégance les solistes égrenant grands airs, duos, tutti au tissage complexe, suscitant les exclamations enthousiastes du public. On rit, on s’émeut, on se laisse emporter dans les mélodies aux ornementations qui jamais ne cherchent à alourdir mais semblent être des émanations naturelles d’une intention, d’une respiration. 

Sophie Daneman © Juliette Le Maoult

Sophie Daneman © Juliette Le Maoult

On retiendra entre autres délices la très belle Médée campée par Rebecca Leggett, la voix lumineuse d’Ana Vieira Leite, celle très incarnée de Bastien Rimondi, les superbes ensembles, le théorbe de Thomas Dunford, la vivacité des instrumentistes souvent debout comme emportés par le flux irrépressible de leurs partitions…
Ce concert d’anniversaire recelait une surprise concoctée par l’orchestre : la venue de la soprano anglaise Sophie Daneman qui rappelait ses débuts avec William Christie qui a « changé sa vie, comme celles de tous ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui ». Tel un enfant sage, il se tint sur une petite chaise pour l’écouter (seule entorse à la programmation française) dans un air de Théodora de Haendel, voix subliment aérienne et travaillée en dentelle fine.
Un anniversaire placé sous le signe de l’amour plus fort que la guerre…

Concert donné le 15 février 2025 au Grand Théâtre de Provence

Une version plus ancienne de Forêts paisibles des Indes Galantes par Les Arts Florissants

Éloge du brouillon

Éloge du brouillon

Après Les Petites Géométries et Les Géométries du dialogue, créées avec Le Ballet Cosmique, Antoine Aubry et Coralie Maniez (Compagnie Écailles) composent Sous la surface, une nouvelle création, qui, adressée aux jeunes publics, séduit aussi les plus grands.

Seule sur scène, une jeune femme agenouillée devant un tas de feuilles blanches semble réfléchir.
Elle note, soudain inspirée, se relit, soupire, froisse le papier, tente de faire un panier dans la corbeille posée non loin d’elle, la rate, se lève, tourne, revient devant les pages, gribouille, refroisse, jette à nouveau, rate encore, s’agace, recommence, sans que rien ne la satisfasse.
Les boules de papier jonchent le sol puis donnent lieu à un moment de basket déchaîné.
Les brouillons prennent vie peu à peu dans un univers qui passe progressivement du côté du rêve où tout est possible.
Une immense page peut ainsi servir de tapis de sol, devenir une cachette, une grotte préhistorique propice à la naissance de monstres improbables, un drap de fantôme, une houppelande de singe du futur, une voile de navire qui tangue au fil des souffles du vent, tableau mouvant où s’esquissent des formes, des dessins, des couleurs, du théâtre d’ombres…
Apparaissent des masques qui semblent sortis d’un livre en pop-up, un nouveau personnage qui pourrait être un double du premier, à la fois comparse et miroir.

Sous la surface © Compagnie Ecailles

Sous la surface © Compagnie Ecailles

On se laisse porter par le jeu des transformations et des surprises plastiques. Tout est voué à la destruction, ce ne sont « que » des brouillons, et pourtant chaque étape éveille nos imaginaires, provoque le rire ou le rêve. Tout se remodèle, se fond, se repense, se redessine, se récrit accompagné par un environnement sonore qui accentue la fragilité de cette inventivité en perpétuelle recherche. Se pose la question du brouillon, de ce ressassement des idées et des formes qui cherchent à s’accomplir. Où s’arrête le brouillon ? Où commence l’œuvre ? Quand peut-on dire que le stade des ébauches est achevé ?

Alors que notre époque semble être fascinée par le « tout-prêt », le déjà fini, l’immédiateté des œuvres qui seraient de l’ordre du génial surgissement sans étape préalable de réflexion, de mûrissement, un tel spectacle nous ramène à une dimension humaine où l’hésitation, le revirement, la rature, le remodelage, la recherche, sont les racines mêmes de la profondeur de notre pensée et le signe de notre humanité.

Sous la surface © Compagnie Ecailles

Sous la surface © Compagnie Ecailles

En exergue de la note d’intention, les artistes citent Marcel Proust (extrait de Jean Santeuil)  «Nous fîmes plusieurs brouillon de lettres que nous brûlâmes, puis l’heure du dîner arrivant, nous décidâmes de nous en tenir au dernier, qui nous sembla alors le plus mauvais et nous fît regretter d’avoir brûlé les autres.» Humour d’une création toujours en interrogation d’elle-même…

Le spectacle a été joué au Jeu de Paume, les 5 et 6 février 2025 avec en alternance Camille Thomas et Coralie Maniez / Magali Ohlund et Bérénice Guénée

Il sera encore possible de voir ce spectacle au Théâtre Durance mercredi 13 avril 2025 à 19 heures et pour prolonger la magie une séance de la « Petite Fabrique » aura lieu le samedi 26 avril à 10heures avec la metteuse en scène Coralie Maniez: « Animons la couleur ».

Sous la surface © A. Aubry

Sous la surface © A. Aubry