Polar en psychiatrie

Polar en psychiatrie

Le titre pourrait être le développement de l’un des mots-clés de saison des théâtres : « Encore une journée divine ».
Il s’agit de la nouvelle pièce mise en scène par Emmanuel Noblet et jouée par François Cluzet qui fête ainsi son retour sur les planches après vingt-cinq ans de pause théâtrale. Il y a au départ la rencontre orchestrée par le metteur en scène entre le texte et l’acteur qui éprouve à sa lecture le sentiment que c’est enfin l’ouvrage capable de lui donner envie de renouer avec le théâtre abandonné jusqu’alors pour le cinéma. 

En effet, le long monologue du roman de Denis Michelis paru aux éditions Noir sur Blanc le 19 septembre 2021 a l’allure et le ton de l’oralité. Un psychiatre, auteur, selon ses dires, d’un ouvrage au succès mondial qui révolutionne la psychanalyse, est lui-même enfermé dans un hôpital psychiatrique.
Le texte transcrit ses propos lors de ses séances de thérapie, laissant deviner les questions du médecin, toujours accompagné de « Madame l’Infirmière ».

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Le lecteur entre dans le livre comme par effraction, sans avoir toqué à la porte, à l’instar du thérapeute qui semble avoir plaisir à cueillir le malade par surprise, ce qui suscite l’indignation réitérée de son patient. Pas de majuscule initiale, mais une phrase saisie dans son fil : « et pour répondre à votre question, sachez, Docteur, que je me porte comme un charme. ». S’adressant au public, transformé pour l’occasion en « psy » collectif, le personnage évoque son livre « Changer le monde » qui préconise des méthodes « révolutionnaires » qui déclenchent les rires : si quelque chose ou quelqu’un gêne le patient, qu’il l’élimine ! et le voici suggérant des solutions « radicales » : si untel vous rend malheureux, la réponse ne sera pas la dépression mais une réaction réglant définitivement le problème !

Très sûr de lui, arrogant, le personnage assène : « ce n’est jamais bon d’être doté d’une intelligence supérieure à la moyenne dans une famille d’idiots, et encore, je mâche mes mots (…) longtemps j’ai été rabroué à cause de mes capacités intellectuelles hors norme ». L’esprit caustique du protagoniste s’exerce sur le gouvernement, « vous voyez bien que ce sont les médiocres qui nous gouvernent. / Qui décident. / Nous musellent. / Et qui, comble de la perversité, accusent les autres d’être médiocres », et toute la société sur laquelle, par son métier de médecin il exerça un pouvoir de démiurge.

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Sa vision cynique du monde se double d’une ironie mordante. Chaque nouveau patient partageant sa chambre est affublé d’un surnom dépréciatif, rien ne trouve grâce aux yeux de cet être incarné par François Cluzet qui tient la scène avec passion, déclinant les palettes d’un jeu précis, conscient de la présence du public et de l’irremplaçable magie du théâtre, cet art de l’instant. Tour à tour, pitre, mime, provocateur, incisif, désespéré, il préserve les ombres d’un personnage qui deviennent plus denses au fil de la pièce. Pourquoi est-il interné, pourquoi sans cesse revient le questionnement sur la mort accidentelle de son frère ?

L’entretien psychiatrique tourne à l’enquête policière. Sont-ce des confessions plutôt qu’une analyse de soi qui sont demandées ? Le discours glisse : « je sais bien que vous n’êtes pas du genre à vous confesser » assène-t-il au médecin, affirmant une liberté malgré les traitements capables d’endormir « un hippopotame ». Le personnage est enfermé à plus d’un titre, dans un lieu, dans son esprit, dans une histoire dont on ne sait si elle est vraie ou fantasmée : son livre à succès existe-t-il ? la mort de son frère en mer, noyé alors qu’excellent moniteur de voile est-elle vraiment accidentelle ? 

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

La solitude est seule réelle, son père ne vient jamais le voir, pas plus que Windy, veuve de son frère, et pour laquelle le patient développe des sentiments qui ne devraient pas être…
Le final de la pièce est un petit bijou, éclairé par l’ampoule unique d’une servante descendue des cintres avec le personnage recroquevillé sous les lits qu’il a bousculés. Ce qui fait oublier le peu d’emploi du décor d’hôpital dont on devine, par des bas de murs transparents, des couloirs bien vides, et le sentiment que le brillant acteur qu’est François Cluzet a encore bien plus à nous donner sur scène.

 Spectacle créé au Jeu de Paume du 7 au 18 janvier

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez

Champagne!

Champagne!

C’est un Grand Théâtre de Provence comble qui fêtait le 10 janvier dernier, à la viennoise le nouvel an 2025 grâce à la complicité du Cercle de l’Harmonie et de son chef, Jérémie Rhorer et l’invitation généreuse et conviviale de Dominique Bluzet, directeur des théâtres à savourer une coupe de champagne après le concert. Personne n’était oublié : la représentation était retransmise en direct dans les hôpitaux, EHPAD et centres de soins palliatifs avec le soutien de l’ASSAMI. 

Jérémie Rhorer avait carte blanche pour cet exercice de style rituel et les références aux programmations de Vienne furent nombreuses. Mais le chef et son ensemble surent apporter une finesse d’interprétation rare à ce qui est souvent joué en gros flonflons, apportant une réelle lecture des œuvres, leur redonnant épaisseur et nuances. Le concert s’articulait entre une première partie française et une seconde partie dédiée à l’Autriche.

Jérémie Rhorer et le Cercle de l'Harmonie © Caroline Doutre

Jérémie Rhorer et le Cercle de l’Harmonie © Caroline Doutre

Une musique qui pétille

En art de la joie et de la dérision, s’imposait l’Ouverture de La Vie parisienne de Jacques Offenbach, ce « vaudeville à couplets » qui s’amuse d’une société aussi légère qu’éphémère dans un « gai Paris » qui attend les touristes venus du monde entier pour l’Exposition Universelle de 1867. C’est lors de cette exposition que les premiers bateaux-mouches firent leur entrée dans la capitale (leur nom vient non de leur taille mais du lieu d’implantation des ateliers où ils furent construits, le quartier de la Mouche au sud de Lyon).

La griserie de la partition d’Offenbach se teinte d’ironie. Les tourbillons ne sont qu’un leurre et l’insouciance n’est qu’aveuglement. Autre facette plus méphistophélique des illusions qui égarent les êtres, la musique de ballet du Faust de Gounod, placée au dernier acte de son opéra, durant la Nuit de Walpurgis convie le protagoniste sous la conduite de Méphisto aux retrouvailles des sorcières sur le massif du Harz. Se succèdent, enchanteresses, Les Nubiennes, Adagio, Danse antique, Variations de Cléopâtre, Les Troyens, Variations du miroir et Danse de Phryné, avant que le fantôme de Marguerite n’apparaisse, rappelant Faust à la raison.

Jérémie Rhorer © Chris Christodoulou

Jérémie Rhorer © Chris Christodoulou

La délicieuse Valse lente de Coppélia de Léo Delibes tient aussi de cette distanciation. La danse qui séduit Franz est celle non d’une humaine mais d’un automate. La fascination qu’exerce la silhouette énigmatique de Coppélia, la « jeune fille » de l’atelier du vieux savant Coppélius, est aussi celle d’une immobile perfection qui échappe au temps. Il faudra toute la vivacité de Swanhilda pour ramener Franz à la réalité de la vie avec ses aspérités et ses contradictions, mais d’une beauté éphémère sans doute mais captivante.

Les cordes racontent une histoire rythmée par les quatre contrebasses laissant entrevoir dans leurs accents les pas des danseuses (le rôle de Swanhilda est l’un des grands moments du répertoire). Suit le Pizzicato du ballet intitulé Sylvia ou la Nymphe de Diane, inspiré du poème Aminta que Le Tasse écrivit pour la cour de Ferrare en 1563. Le contexte mythologique met en scène les amours contrariées mais heureuses à la fin du berger Aminta et de la nymphe Sylvia (il l’aime elle le repousse, il la sauve, elle s’émeut, le croit mort, il revient à la vie, etc… !).

Jérémie Rhorer © Chris Christodoulou

Jérémie Rhorer © Chris Christodoulou

La richesse de ce passage où légèreté et description se succèdent, pizzicati malicieux et envolées des archets, rappellent combien on oublie trop souvent la finesse et l’élégance de Léo Delibes. Pour Sylvia, il adapta sa musique à la gestuelle des danseurs aux sempiternelles exigences (en particulier de la part du danseur et maître de ballet Louis-Alexandre Mérante qui demandait sans cesse des changements auxquels le musicien se plia avec une célérité époustouflante). La Suite n°2 de L’Arlésienne de George Bizet refermait la première partie mettant en valeur les deux flûtistes de l’ensemble.

Le compositeur s’éloigne de l’agencement du conte tragique d’Alphonse Daudet pour une composition symphonique en quatre mouvements qui se referment sur la célébrissime Farandole inspirée de deux thèmes de musiques traditionnelles de la Provence, La Marche des rois et La Danse du cheval fou. Flûte et clarinette sur un tambourin ostinato invitent le piccolo, le hautbois puis tout l’orchestre. La danse et la marche alternent, accélèrent avant l’étourdissant fortississimo final.

Jérémie Rhorer © X-D.R.

Jérémie Rhorer © X-D.R.

La dynastie des Strauss

Après l’entracte, l’atmosphère devenait totalement viennoise dans la grande tradition des concerts du nouvel an de la « capitale des arts ». Impossible de ne pas entamer le cycle par le Beau Danube Bleu (An der schönen Donau Waltzer) de Johann Strauss fils, de se glisser dans le répertoire de ses polkas et de ses valses ! Se succèderont Vergnügungszug Polka, Morgenblätter, Lucifer Polka, Kaiser-Walzer… Jérémie Rhorer danse, mime, s’emporte, sourit, complice d’un orchestre dirigé au cordeau avec un sens rare de la narration et des nuances.

Aucune « lourdeur viennoise » dans les interprétations : on a l’impression de découvrir ces œuvres avec leurs danses mises en scène au cœur d’écrins qui esquissent paysages, rues, places, salles de bal, foules animées, défilés militaires aux accents espièglement outrés. On rivalise avec Offenbach et son Abendblätter (Journaux du soir) en valsant sur Morgenblätter (Journaux du matin), pièce ainsi nommée par l’association de journalistes et écrivains Concordia pour laquelle elle fut écrite.

Jérémie Rhorer et le Cercle de l'Harmonie © Caroline Doutre

Jérémie Rhorer et le Cercle de l’Harmonie © Caroline Doutre

Les frères Strauss, Josef et Johann se voient réunis sur une spirituelle Polka Pizzicato qui semble répondre aux pizzicati de la première partie du concert dans Sylvia (Delibes), puis, Josef, seul se réjouit de sa guérison et la fête avec Ohne Sorgen ! Ohne Sorgen ! (Sans soucis) d’un optimisme joyeux qui entraîne jusqu’au rire des musiciens. Le père clôt le programme avec l’inévitable marche militaire viennoise composée en l’honneur du Feld-maréchal autrichien Joseph Radetzky von Radetz et de sa victoire sur les Piémontais en 1848 à la bataille de Custoza. Tradition oblige, le chef dirige son orchestre et le public qui tape dans les mains en rythme reprenant la coutume instaurée spontanément par les officiers autrichiens qui dès la première écoute avaient scandé des mains et des pieds les pulsations du refrain. Inépuisable manège qui sera repris en ter après un bis oiseleur et mutin.

Le Concert du Nouvel an a été joué le 10 janvier 2025 au Grand Théâtre de Provence

La légende de l’eau

La légende de l’eau

Sur une scène jonchée de bouteilles en plastique transparent, une jeune femme boit goulûment une bouteille d’eau. Sa soif semble inextinguible tandis que d’autres personnages s’approchent, regardent, tentent d’avoir accès au précieux liquide…

Les treize circassiens du Circus Baobab, onze garçons et deux filles, se livrent à une démonstration virtuose d’acrobaties, de portés, de sauts, de pyramides humaines, de chutes démoniaques, d’envols époustouflants, de bonds vertigineux. Les corps se liguent, se poussent, s’évertuent, font naître d’un regroupement compact un élan singulier, créent des émergences étonnantes, se heurtent, luttent, se jaugent, s’apprivoisent. On est submergés par l’énergie, le dynamisme sans faille de cette « suite de l’eau ». Les numéros « traditionnels » de cirque », se voient ici intégrés avec fluidité dans le propos.

Yé © Opéra de Vichy

Yé © Opéra de Vichy

Les « clowns » se chamaillent, jouent les gros bras, les gymnastes enchaînent les saltos avant, arrière, vrillent, rebondissent. Une bâche recouverte de bouteilles plastique usagées tenue par les complices des voltigeurs servira de matelas de réception aux phases acrobatiques aériennes tandis que des passages de breakdance déploient leurs effervescences et font un petit clin d’œil aux derniers JO qui ont mis cette discipline à l’honneur.

Un art engagé

Une épopée de l’eau se dessine, dans la mise en scène de Yann Ecauvre, rappelant combien l’enjeu est vital. Le titre du spectacle, , signifie « eau » en Soussou (langue mandée parlée en Afrique de l’Ouest, notamment en Sierra Leone et en Guinée où elle est l’une des trois langues nationales les plus parlées avec le pular et le malinké, première langue de Conakry et la plus comprise en Guinée, aussi nommée « Soso », « susu »).

Le sol jonché de plastique, les lumières crues projetées parfois sur le public en un éblouissement voulu, nous disent la pollution de la planète mais aussi notre responsabilité collective. Objet de convoitises, l’eau est d’abord sujet d’affrontements avant d’être partagée… La compagnie Circus Baobab est elle-même fortement ancrée dans une perspective humaine et sociale. C’est ce que rappelle le meneur de jeu, Kerfalla Bakala Camara, directeur du cirque, à la fin du spectacle : « le Baobab Circus fondé à Conakry en 1998 s’attache à ouvrir les portes du Centre national d’Art Acrobatique de Guinée aux jeunes gens issus de quartiers en difficulté, et leur offre un métier. »

Yé © Opéra de Vichy

Yé © Opéra de Vichy

 Le cirque prend alors une dimension d’inclusion sociale. L’histoire toujours douloureuse de la colonisation est abordée aussi lors du numéro virtuose de contorsionniste par l’une des circassiennes, qui soudain, en un terrible pied de nez se transforme en Vénus hottentote, revendication d’une liberté niée par l’Europe et réappropriation de codes qui connurent un mépris surplombant. Quelle vitalité et quelle leçon !

20 décembre 2024 au Grand Théâtre de Provence  

Est-ce ainsi que les hommes vivent?

Est-ce ainsi que les hommes vivent?

Au début il y aurait un bateau, pas de ces géants des mers, mais plutôt l’un de ces surchargés qui chavirent avec leurs espoirs dans les eaux profondes de la Méditerranée. « On n’est pas des oiseaux » explique le comédien, auteur, metteur en scène et directeur artistique de la compagnie Bon-qu’à-ça, Paul Pascot, lors de sa présentation de Bateau. 

Tout part d’une rencontre en 2021 entre Paul et Marielise Aad, artiste libanaise, clown, clown médecin, comédienne, professeur de mime à l’Université des Beaux-arts de Beyrouth et co-directrice de la Hammana Artist House. Un projet naît avec la complicité du Bois de l’Aune et de la Biennale d’Aix dont le pays invité en 2024 est le Liban. Trois jeunes artistes syriens, réfugiés au camp de Chatila (oui, Chatila existe toujours et toujours avec la même fonction de camp de réfugiés !) sont conviés à la création à venir, Omar Al Bakeer, Hussein Al Hasan, Dima Al Attar. Cette dernière, créatrice de marionnettes est une véritable révélation sur scène.

Bateau © Lise Agopian

Bateau © Lise Agopian

Alors que la pièce en construction devait s’arrimer sur les comédiens et danseurs masculins, tous deux brillants et dotés d’une magnifique présence, c’est le caractère lumineux de la jeune fille qui focalise l’attention. Les bouts filmés de la première résidence de travail au Liban et juin 2024 s’attachent à son sourire, à sa manière de se mouvoir dans l’espace, qui la situent d’emblée dans les révélations de la pièce.

Comme il n’y a pas de lieu théâtral capable d’accueillir la population du camp, les artistes imaginent une scénographie qui s’empare de la structure même des immeubles qui ne cessent de grandir au fur et à mesure que les familles s’agrandissent, chaque nouveau couple construisant un nouvel étage.
La pièce sera jouée au sommet de l’un de ces bâtiments aux proportions chaotiques et vue par un public disséminé sur les autres éminences de la ville.

Bateau © Compagnie Bon qu'à ça

Bateau © Compagnie Bon qu’à ça

La pièce se rêve, les séances d’improvisation, d’écriture, se succèdent. Les jeunes artistes apprennent à consigner leurs réflexions dans les pages de leurs cahiers, pour la première fois, aiguisant une approche neuve à un art qu’ils découvrent, façonnent et inventent dans un même mouvement. L’art se révèle alors vraiment comme lieu de liberté, d’évasion mais aussi de retour sur soi. La cruauté de leur vie, l’assemblage hétéroclite de leur habitat, les puanteurs, les promiscuités, les privations, rien ne semble avoir entamé leur capacité d’enchanter le monde quel qu’il soit.

Mais…

Mais il y a la folie des hommes, la guerre qui frappe à la porte, les territoires qui se ferment, l’inquiétude pour ceux qui vivent de l’autre côté de la Méditerranée. Les informations distillées par les médias sont lourdes de leurs non-dits. Où se sont passées les attaques, y-a-t-il des survivants ? Les messages par le biais d’internet se croisent, les temps de réponse sont parfois si longs que l’on a peur pour l’autre…

La résidence prévue au Liban en novembre (impossible pour les trois artistes de venir en France car ils sont sans papiers) n’aura pas lieu, la pièce ne sera pas conçue. C’est à cette non-pièce que Paul Pascot nous convie sur la scène du Bois de l’Aune. Marilise Aad a pu venir, les trois autres artistes non. Le projet devient alors objet de narration. Sur scène, un musicien, Léo Nivot, un scénographe, Christian Geschvindermann, trois narrateurs (Paul Pascot, Marilise Aad, Marguerite de Hillerin) assis, face à leur pupitre, quelques parpaings disposés en murs, en poupe de navire, trois paires de chaussures pour Omar, Hussein, Dima…

Bateau © Lise Agopian

Bateau © Lise Agopian

Il n’est plus de distanciation possible, l’émotion envahit réellement les protagonistes sur scène. Peut-on parler ici de théâtre ? Sans doute pas vraiment, de témoignage humain sans aucun doute, bouleversant, qui jamais ne tombe dans un voyeurisme de pacotille mais clame une indignation et un refus de la guerre qui devraient être universels. La peur pour ceux qui sont loin, la conscience intime de la fragilité de la vie, habitent tous les dialogues, imprègnent les textes de leur urgence. Paul Pascot, récemment papa d’une petite fille, apparaît comme le plus touché par cette angoisse et le refus de la violence des conflits : rien ne peut justifier la destruction des êtres…

« Comment faire du théâtre dans ces conditions-là? » interroge Paul Pascot. « On en fait, sourit Marilise Aad, tout simplement. On ne se pose pas de question ».
Il comparera les personnes qui vivent malgré tout dans ces conditions extrêmes à la flore lithophyte ou saxicole qui réussit à vivre au milieu des pierres. Il parle aussi des plantes saxifrages qui nichent sur les rochers et les détruisent. Et l’on se prend à rêver du sourire des jeunes artistes qui irradient sur les vidéos d’Omar Gabriel (vingt heures de rushes triées et réduites en un temps record par Marguerite de Hillerin) projetées à la fin de la séquence et auxquels les acteurs sur scène envoient de grands saluts fraternels.

Bateau © Lise Agopian

Bateau © Lise Agopian

Puissent ces sourires « saxifrages » briser les rochers des guerres…

Bateau a été donné au Bois de l’Aune le 16 décembre 2024

Bateau © Lise Agopian

Bateau © Lise Agopian

Voir autrement

Voir autrement

Le terme même de « théâtre » inclut par son étymologie la vue (du grec ancien « θέατρον » (théatron), le lieu où l’on regarde), pourtant de nombreuses initiatives tentent de rompre avec la mise à l’écart d’environ 4,3% de la population active en France (le vieillissement de la population ne fait qu’augmenter la proportion de déficiences visuelles). 

Attentifs à tous les publics, les théâtres qui sont déjà très actifs grâce aux financements de l’ASSAMI (les amis et mécènes du spectacle vivant) dans la diffusion des spectacles auprès des publics empêchés par exemple, se sont équipés cette année, soutenus aussi par le financement de l’UNADEV (Union Nationale des Aveugles et déficients visuels), de maquettes tactiles petit et grand format au Théâtre du Jeu de Paume et au Grand Théâtre de Provence. Destinées certes au départ pour un public déficient visuel, ces maquettes donnent à percevoir autrement l’architecture et la structure interne de ces lieux de spectacle.

Il suffit d’avoir un masque sur les yeux et ce sont les doigts et les mains qui deviennent « voyants » et réorchestrent d’une certaine manière notre appréhension des espaces. Les dimensions appartiennent alors à l’univers du tangible et semblent finalement plus expressives dans leurs proportions qu’un simple plan papier. On a l’impression de redécouvrir les lieux, d’en aborder les endroits invisibles, d’entrer dans les arcanes du théâtre, d’en percer quelques mystères. 

maquettes © Les Théâtres

Maquettes © Les Théâtres

Au Jeu de Paume, la médiatrice Héloïse Schneider-Dautrey initie son public à cette lecture nouvelle, livrant au passage histoires et anecdotes liées à l’édifice après l’avoir resitué dans son quartier et dans la ville où se dessine clairement un « axe théâtral » fort !

Lorsque les couleurs s’effacent

En écho à la présentation des maquettes, la pièce de Fabio Marra qui a enchanté le festival d’Avignon 2023 au théâtre des Halles, La couleur des souvenirs, évoque la perte de la vue. Les premiers instants de la représentation répondent à la séance des maquettes au cours de laquelle on était invité à tester une série de lunettes qui restreignaient différemment le champ visuel selon les pathologies, glaucome, DMLA, cataracte, rétinopathie diabétique… Des séries de lettres identiques à celles des tests lors des séances chez les ophtalmologistes se mettent à circuler, danser, se distordre, s’effacer… Prémonition tragique du récit à venir.

Le peintre Vittorio (Dominique Pinon) achève la lecture d’un polar à l’aide d’une loupe. Pas de complexe de Sherlock Holmes ici, mais une vue qui se fait capricieuse. Une minerve lui enserre le cou, signe de sa récente hospitalisation. Défilent dans son petit atelier encombré de peintures le marchand d’art peu scrupuleux, Marco (Aurélien Chaussade), sa sœur, Clara (Catherine Arditi) qui ne cesse de l’aider malgré son mauvais caractère, son fils, Luca (Fabio Marra) d’une indéfectible attention, le fantôme de sa mère, Silvia (Sonia Palau), rappel à la fois d’une culpabilité inavouée et d’une tendresse douloureusement perdue.

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

Désagréable avec tous, bougon, agressif, ronchon, odieux, Vittorio gagne cependant une profondeur humaine et sensible dans le jeu de Dominique Pinon qui laisse transparaître avec retenue les blessures qui ont façonné son personnage. Ce peintre qui se fuit lui-même, se refuse à exposer ses toiles qui révèlent trop de lui et de la tendresse qu’il porte aux siens, vivote de ses contrefaçons ; sa dernière sera un Modigliani !

Cependant la cécité guette, suivant enfin les injonctions de son fils, Vittorio passera des examens mettant en évidence sa DMLA. Curieusement, le fils sans cesse rejeté et jamais rebuté, reste affectueusement présent auprès d’un père dont il pressent les fêlures tandis que la fille de Silvia, Emma (Floriane Vincent), part à l’étranger pour se sentir exister loin d’une mère aimante mais un peu trop « présente ». Les personnages sonnent juste dans cette narration familiale.

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

L’épreuve de la déficience visuelle sert de catalyseur aux sentiments, permet de faire face aux tensions enfouies et à renouer avec un équilibre que l’on aurait pu croire définitivement perdu. La fin est bouleversante, mais n’en disons pas trop ! Un très beau moment de théâtre !

 La couleur des souvenirs au Jeu de Paume, 10 au 14 décembre

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

La couleur des souvenirs © Fabio Marra

Des vies dans les cartons

Des vies dans les cartons

Le bâti certes, mais le patrimoine humain ?

Imaginez une ville, un quartier populaire, de ces barres d’immeubles construites dans l’urgence, provisoires, de ce provisoire qui dure des décennies, voit les populations circuler, celles des débuts, avec le « luxe » nouveau des installations sanitaires absentes des jusqu’alors de la conception même des habitations, puis, tandis que les premières ont trouvé d’autres lieux, les nouvelles, encore plus pauvres, se sont retrouvées dans un habitat dégradé, jamais entretenu par les services dont pourtant les bâtiments dépendent… Rénover ou démolir ? Souvent c’est la seconde solution qui est adoptée. Quid des habitants ? de leur relogement, de l’évolution des lieux, de leur destination ?  

Le collectif Bolnaudak (du nom de ses quatre fondateurs, Delphine Bole, Nicolas Bole, Camille Nauffray et Laetitia Sadak) se met en scène dans Cartons pleins. Aucune illusion de la part des acteurs ! Après la présentation du « vaste projet de redynamisation du secteur avec la destruction d’une partie des immeubles », la promesse de l’installation d’un centre médical (argument avancé pour convaincre les habitants des espaces voués à la démolition de signer leur acquiescement), promesse qui s’avère reléguée aux calendes grecques (mais « toujours dans les tuyaux » ! pour des étapes ultérieures à déterminer), les rêves des architectes et aménageurs pour un quartier renouvelé de haut standing, la ressource d’envoyer des acteurs pour apaiser les tensions possibles apparaît comme LA solution aux décideurs… 

Cartons Pleins © X-D.R.

Cartons Pleins © X-D.R.

La présence des artistes dans le Quartier prioritaire Alicante-Plantiers situé sans le pays manosquin fait partie des stratégies de la démolition, en tenant compte d’une certaine manière du côté humain.
Évoluant au milieu des cartons qui figurent les immeubles anciens, les constructions nouvelles, et se modulent comme les jeux de cubes dont on retourne les faces afin d’obtenir de nouveaux dessins, les trois acteurs, Delphine Bole, Nicolas Bole et Laetitia Sadak interprètent tous les rôles, depuis les politiques aux architectes qui, les uns et les autres enveloppent dans une terminologie alambiquée et des expressions ronflantes la cruauté de leurs décisions, la « redynamisation » se traduit dans les faits par des expulsions, des relogements hypothétiques, des déplacements de populations…

Leur texte, terrible, use de la rhétorique administrative et de la fameuse « langue de bois » qui orne de propos abscons ce qu’il n’est pas « politiquement correct » d’évoquer ou de constater. On rit beaucoup, avec un sentiment amer devant les inénarrables envolées fumeuses du responsable méprisant et sexiste face à sa secrétaire un peu perdue qui voit bien que rien ne va dans les directions sociales que l’on avait fait miroiter à tous. C’est là, dans cette débandade de promesses non tenues que sont amenés à intervenir les artistes, placés en « première ligne » dans une situation dont ils ne maîtrisent rien. Gênés, se sentant pris pour des alibis, ils tentent d’entrer en contact avec les habitants…

Cartons Pleins © X-D.R.

Cartons Pleins © X-D.R.

Au début, les portes se referment plus ou moins doucement. Des cartes postales, des présentations en tant que voisins, avec les mêmes soucis, les mêmes attentes, ouvrent finalement les cœurs. L’expérience transcrite dans la pièce est vécue, le collectif a effectivement recueilli les paroles des habitants, organisé des ateliers de pratique artistique avec les enfants, des veillées communes, de la médiation, des lectures aux pieds des immeubles, des projections de cinéma, des initiations à la photo argentique à la vidéo… tout un matériel documentaire a ainsi été collecté et alimente de son témoignage vivant la pièce. 

Les « renouvellements urbains » pilotés par l’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine) induisent des enjeux urbanistiques, politiques, humains. S’entrecroisent les récits de vie et les lieux. « Se raconter et agir sur sa propre trajectoire : tel est le pouvoir de l’écriture », affirme le collectif Bolnaudak.
Puissamment ancré dans le réel, son nouvel opus émeut, convoque nos propres expériences, rend la réalité plus tangible en posant sur elle des gestes, des intonations, des mots. La « parole documentaire » est restituée avec délicatesse, pudeur. Aucun voyeurisme dans cette « fiction documentaire théâtrale », mais une manière juste et fine de raconter, de faire vivre ce qui va disparaître, de lui accorder son histoire, le porter à la taille du témoignage de l’existence humaine, sans hiérarchie.

Cartons Pleins © X-D.R.

Cartons pleins © X-D.R.

« C’était pas parfait, mais c’était chez nous »

Les mots alors se bousculent entre une tasse de thé, un gâteau… « Le peu que mon père m’a légué, je l’ai mis sans cet appartement », « Donc pour améliorer, ils vont tout casser ? », « Pourquoi j’irais habiter ailleurs que chez moi ? » … La violence des déménagements non choisis prend corps ici. S’interroge notre relation aux lieux que nous habitons, à ce qui est vraiment important pour chacun, quel meuble, quel livre, quel bibelot ? Les objets s’avèrent être le refuge de nos mémoires, de même que la perspective que nous avons de nos fenêtres, même si elle donne sur des murs ou des terrains vagues, leur familiarité les a apprivoisés…

Les trois comédiens mis en scène par Margaux Borel apportent une respiration vraie à cet univers où semblent régner mauvaise foi et faux-semblants. Leur reprise toute simple de la chanson antimilitariste « Parachutiste » de Maxime Le Forestier glisse un écho troublant (on songe alors aussi à une autre chanson du même chanteur, « Comme un arbre dans la ville »). La mémoire se construit par le biais de l’art et les indignations aussi. 

Spectacle donné au théâtre des Ateliers le 13 décembre 2024