
Polar en psychiatrie
Le titre pourrait être le développement de l’un des mots-clés de saison des théâtres : « Encore une journée divine ».
Il s’agit de la nouvelle pièce mise en scène par Emmanuel Noblet et jouée par François Cluzet qui fête ainsi son retour sur les planches après vingt-cinq ans de pause théâtrale. Il y a au départ la rencontre orchestrée par le metteur en scène entre le texte et l’acteur qui éprouve à sa lecture le sentiment que c’est enfin l’ouvrage capable de lui donner envie de renouer avec le théâtre abandonné jusqu’alors pour le cinéma.
En effet, le long monologue du roman de Denis Michelis paru aux éditions Noir sur Blanc le 19 septembre 2021 a l’allure et le ton de l’oralité. Un psychiatre, auteur, selon ses dires, d’un ouvrage au succès mondial qui révolutionne la psychanalyse, est lui-même enfermé dans un hôpital psychiatrique.
Le texte transcrit ses propos lors de ses séances de thérapie, laissant deviner les questions du médecin, toujours accompagné de « Madame l’Infirmière ».
Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez
Le lecteur entre dans le livre comme par effraction, sans avoir toqué à la porte, à l’instar du thérapeute qui semble avoir plaisir à cueillir le malade par surprise, ce qui suscite l’indignation réitérée de son patient. Pas de majuscule initiale, mais une phrase saisie dans son fil : « et pour répondre à votre question, sachez, Docteur, que je me porte comme un charme. ». S’adressant au public, transformé pour l’occasion en « psy » collectif, le personnage évoque son livre « Changer le monde » qui préconise des méthodes « révolutionnaires » qui déclenchent les rires : si quelque chose ou quelqu’un gêne le patient, qu’il l’élimine ! et le voici suggérant des solutions « radicales » : si untel vous rend malheureux, la réponse ne sera pas la dépression mais une réaction réglant définitivement le problème !
Très sûr de lui, arrogant, le personnage assène : « ce n’est jamais bon d’être doté d’une intelligence supérieure à la moyenne dans une famille d’idiots, et encore, je mâche mes mots (…) longtemps j’ai été rabroué à cause de mes capacités intellectuelles hors norme ». L’esprit caustique du protagoniste s’exerce sur le gouvernement, « vous voyez bien que ce sont les médiocres qui nous gouvernent. / Qui décident. / Nous musellent. / Et qui, comble de la perversité, accusent les autres d’être médiocres », et toute la société sur laquelle, par son métier de médecin il exerça un pouvoir de démiurge.
Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez
Sa vision cynique du monde se double d’une ironie mordante. Chaque nouveau patient partageant sa chambre est affublé d’un surnom dépréciatif, rien ne trouve grâce aux yeux de cet être incarné par François Cluzet qui tient la scène avec passion, déclinant les palettes d’un jeu précis, conscient de la présence du public et de l’irremplaçable magie du théâtre, cet art de l’instant. Tour à tour, pitre, mime, provocateur, incisif, désespéré, il préserve les ombres d’un personnage qui deviennent plus denses au fil de la pièce. Pourquoi est-il interné, pourquoi sans cesse revient le questionnement sur la mort accidentelle de son frère ?
L’entretien psychiatrique tourne à l’enquête policière. Sont-ce des confessions plutôt qu’une analyse de soi qui sont demandées ? Le discours glisse : « je sais bien que vous n’êtes pas du genre à vous confesser » assène-t-il au médecin, affirmant une liberté malgré les traitements capables d’endormir « un hippopotame ». Le personnage est enfermé à plus d’un titre, dans un lieu, dans son esprit, dans une histoire dont on ne sait si elle est vraie ou fantasmée : son livre à succès existe-t-il ? la mort de son frère en mer, noyé alors qu’excellent moniteur de voile est-elle vraiment accidentelle ?
Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez
La solitude est seule réelle, son père ne vient jamais le voir, pas plus que Windy, veuve de son frère, et pour laquelle le patient développe des sentiments qui ne devraient pas être…
Le final de la pièce est un petit bijou, éclairé par l’ampoule unique d’une servante descendue des cintres avec le personnage recroquevillé sous les lits qu’il a bousculés. Ce qui fait oublier le peu d’emploi du décor d’hôpital dont on devine, par des bas de murs transparents, des couloirs bien vides, et le sentiment que le brillant acteur qu’est François Cluzet a encore bien plus à nous donner sur scène.
Spectacle créé au Jeu de Paume du 7 au 18 janvier
Encore Une Journée Divine ©Jean-Louis Fernandez