« La difficulté, c’est de faire exister ensemble deux arts complets », expliquait le metteur en scène et directeur du théâtre des Ateliers, Alain Simon en présentant sa nouvelle création, Un homme qui dort.
Le texte de Perec, Un homme qui dort, n’est pas écrit pour la scène, mais la présence d’un « tu » qui s’adresse au personnage, apporte cependant une certaine théâtralité, une oralité particulière qui dédouble l’être, permettant l’apparition d’une voix off. Construisant le spectacle sur la dualité entre l’art du théâtre et celui de la danse, Alain Simon immerge le spectateur dans un clair-obscur où évolue le danseur Leonardo Centi.
L’artiste épouse le flux du texte, mêlant les lignes de son écriture dansée à celles prononcées par le lecteur Alain Simon. L’enregistrement des extraits du livre, finement découpé au point de ne pas en distinguer les coutures, sert de « bande-son » à la performance de l’interprète. L’étudiant de Georges Perec se laisse envahir par une sorte de torpeur, expérimente le néant, s’enferme dans sa chambre sous les toits, ne va pas à ses examens, n’ouvre plus la porte à ses amis qui s’inquiètent pour lui, s’aventure dans l’exploration de la vacuité, ne lit plus, se détermine par la réitération hypnotique de la négation.
Un homme qui dort © Théâtre des Ateliers
Prenant à rebrousse-mots les vers d’Apollinaire dans Le pont Mirabeau, « Vienne la nuit sonne l’heure / Les jours s’en vont je demeure », Perec écrit : « que vienne la nuit, que sonnent les heures, que les jours s’en aillent, que les souvenirs s’estompent ». Leonardo Centi campe avec une infinie justesse ce personnage qui plonge vers le vide, « (se) laisse glisser » … Le corps s’anime, s’affaisse, se tord, se tend jusqu’au bout des orteils, effleure les murs, s’affole, est en proie à des saccades affolées, se fige dans l’immobilité, se recroqueville sur un banc trop étroit, existe puissamment tout autant qu’il se nie. Époustouflant de force théâtrale et de beauté.
Le spectacle avait été donné du 13 au 17 mars 2024 au Théâtre des Ateliers d’Aix-en-Provence. Il a été rejoué dans le même lieu en novembre 2024, conjuguant avec une acuité décuplée le corps et les mots.
Un homme qui dort © Théâtre des Ateliers
Intersections
Nouvelle création dans le laboratoire du théâtre des Ateliers, L’homme qui dort de Georges Perec trouve une forme inédite dans la mise en scène d’Alain Simon
Pourquoi le choix de Perec et de L’homme qui dort en particulier, publié en 1967, année où l’auteur deviendra membre de l’Oulipo ?
Alain Simon : Il y a longtemps que Perec me plaît et que je le travaille. J’adore son écriture, sa manière de prendre des risques là où les gens n’en prennent pas et inversement, et le suspens qui sous-tend L’homme qui dort. Comme aucune transformation du texte n’était possible avec les ayants-droits, j’ai conservé le texte à la virgule près. J’ai tout de même dû couper, conservant un quart du texte pour une représentation de 57 minutes. Sa méticulosité à décrire m’a beaucoup aidé dans mon approche.
Vous unissez lecture et danse dans cette création…
La lecture des romans m’intéresse. J’ai voulu que ce texte serve une autre de mes passions, la danse. Ce sont deux langages à part entière qui se suffisent. J’ai eu la curiosité de remplacer la musique par le texte. Attention, je ne souhaite absolument pas que ce qui se passe sur le plateau appartienne à un genre hybride. Je préfère parler d’intersection, comme dans la mathématique des ensembles : essayer de trouver l’endroit où les deux langages se recoupent, se rejoignent, là où les entités parlent ensemble. Il n’y a pas d’accompagnement : le texte n’accompagne pas la danse et réciproquement. L’accompagnement induit une subalternité. Je préfère le « être avec ». Je dois avouer mon sentiment de victoire lorsque le danseur et chorégraphe Léonardo Centi m’a demandé « est-ce que l’on peut mettre la musique un peu plus tôt ? ». Il travaille sur le texte comme sur de la musique… Si c’est réussi, émergera dans la danse un personnage de théâtre.
Le texte est vécu comme une partition ?
Oui, j’y ai des annotations quant aux rythmes, aux timbres… il y a très peu de silences du texte. Le silences de théâtre sont endossés par les immobilités du danseur. La musique est un endroit de repère, c’est ce que devient le texte, fil jaune du spéléologue, « time code », gage de régularité. Dans le texte de Perec, il y a une voix intérieure, un « tu », qui peut être un sur-moi, un commentaire off… intéressante dualité entre l’adresse au personnage et la voix intérieure. L’indétermination et la précision sont indispensables : la vacuité de sens sert au public pour se projeter et la précision est l’indice de l’existence de la réalité. Nous gardons, le danseur Léonardo Centi, l’assistante à la chorégraphie, Emmanuelle Simon, le créateur lumières Simon Fieulaine, et moi un esprit de recherche. Et c’est passionnant.