Rocky, épopée contemporaine 

Rocky, épopée contemporaine 

On sourit d’abord à l’improbable rencontre entre le film de Stallone, Rocky, sorti en 1976 et la fine plume de François-Xavier Renucci, familière des poètes, puis on entre dans son livre et l’on est happé

Rocky, paru chez Rouge Profond en 2023, navigue entre les écritures : le premier chapitre est composé d’un florilège de photographies extraites du film Rocky, moments-clés dont les sous-titres seront les têtes de chapitre. Enveloppant les propos, deux parties de monologue ouvrent et referment le texte. Mots en italique plongés dans les pleurs de l’enfant qui voit sa mère sauter d’une voiture en marche et ceux de la fin qui, peut-être, se transforme en réconciliation avec soi : l’adhésion inconditionnelle d’« I love you »… les mots qu’Adrienne (version française d’Adrian) lance à Rocky alors qu’il lui demande où elle a mis son chapeau. Le sublime voisine l’incongru et le mythe universel peut se mettre en place : la tragédie fait le grand écart entre la fange et les étoiles.  

Rocky Balboa sur le divan

Les réflexions qu’inspire le film à François-Xavier Renucci sont mises en scène. Le discours est dialogué ou rapporté sous forme d’un journal destiné au psychiatre fasciné par le cas de ce personnage, Jacques C., venu spontanément le consulter. À travers les références au film de Stallone, se dessine la vie du patient et s’élabore une manière d’appréhender le monde, fine, foisonnante, aiguisant sa perception des choses par des raisonnements à sauts et à gambades, selon la formule de Montaigne, célébrant à la fois la liberté du style et de la pensée et son rythme parfaitement codifié. 

Débute alors un « commentaire vagabond » qui, chapitre après chapitre, va se nourrir des vingt clichés choisis aux premières pages de l’ouvrage. L’intrigue s’éclaire de références multiples, on croise le Caravage dans le clair-obscur du premier plan ; les lumières qui orchestrent le tableau en arrière-plan du personnage de Rocky sont celles qui sont utilisées pour l’ensemble de la scène. Le film de culture populaire se moire peu à peu d’un faisceau de repères qui convoquent l’histoire du cinéma, la grande histoire, la littérature, la musique. Le film est scruté dans ses moindres détails. Une cage aux oiseaux, et voici Adrienne et Rocky « oiseaux volants dans la nuit des rues de Philadelphie ». Les noms des animaux sont forcément littéraires : le poisson rouge surnommé Moby Dick renvoie au « monstre blanc symbolique, (…), l’océan devenu animal, traversant les mers du globe ». Les rapprochements les plus acrobatiques s’effectuent, danse légère sur les réminiscences filmiques et littéraires. Tout fait sens, emporté dans le flux puissant de l’épopée. Car il s’agit bien de cela, trouver au cœur de l’œuvre un souffle épique : les dieux antiques veillent, Apollon transparaît tandis que la lune, Phoebe, décline ses énigmes nocturnes. On franchit les océans, Christophe Colomb débarque sur les terres qu’il découvre et ne porteront pas son nom, la bataille de Philadelphie s’étire encore durant des mois avant d’être gagnée par le jeune peuple américain contre les Britanniques pendant la guerre d’indépendance.

Rocky, François-Xavier Renucci aux éditions Rouge Profond

On s’enflamme aux confins du monde puis on retourne au trivial, nécessaire contrepoint de l’héroïsation. Il y a les fesses de Rocky, le clou dans le gant de boxe, la Ventoline de Tony Gazzo, le caïd de quartier, le « who cares ? » de Rocky désabusé. Il faut tenir les quinze rounds du match de boxe contre le champion invaincu, peu importe de perdre. C’est au bout d’une nuit de lutte que la petite chèvre de monsieur Seguin meurt sous les coups du loup, mais elle a réussi à résister toute une nuit…

Les géographies de l’écriture

Dix séances et neuf lettres circulent autour du film et de sa lecture par Jacques Casanova (y a-t-il un nom qui ne soit pas anodin dans ce livre ?). On renoue avec les techniques du cinéma, grâce est rendue aux monteurs, les vrais artisans du film. Sont évoqués les premiers essais de cinéma, pas L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat (qui sera cependant utilisé en clin d’œil), film projeté en 1895, mais les Monkeyshines de 1889 ou 1890 de William K.L. Dikson et William Heise, représentant un personnage très flou dont la silhouette qui s’agite rappelle au narrateur celle de Rocky.
L’écriture trouve des écrins, la chambre d’hôpital puis une petite maison à Pléneuf Val-André. Est-ce un hasard ? Ce fut le lieu de villégiature du poète Jean Richepin, il y est d’ailleurs enterré. L’une de ses premières œuvres, La Chanson des gueux, lui valut un mois de prison et 500 francs d’amende, scellant sa réputation de Villon des temps modernes… Une autre figure rebelle à convoquer ?
L’artifice géographies littéraires s’amuse jusqu’à la fin du livre où sont donnés les lieux d’écriture de l’écrivain, Isseuges, en Auvergne et Aix-en-Provence… en exergue déjà l’auteur glisse une pointe d’humour avec le célèbre « Dignity ! Always dignity ! » de Gene Kelly dans Singin’in the Rain.
L’analyse filmique découvre des symétries qui articulent aussi le cheminement du livre. L’imaginaire collectif se love dans les œuvres du cinéma. Tout revient à l’écriture, le film s’inscrit dans la littérature qui nous a forgés. On sourit aux exigences de la ponctuation invoquées par Jacques alors qu’il écrit à son médecin : « vous me l’aviez bien dit : maîtrisez votre ortho-syntaxe ! La ponctuation est le fondement de la civilisation ». Exigence vite remise en cause : la respiration de chacun est le seul critère de la musique des pages. Celles-ci dissimulent aussi un flipbook dessiné par Olivier Mariotti, hommage au héros campé par Stallone.
L’œuvre n’est en rien solitaire, mais la conjugaison de nos souvenirs, de notre culture, de notre sensibilité. En cela elle est unique et multiple tout à la fois. Le livre de François-Xavier Renucci est passionné, passionnant, érudit avec légèreté, profond dans l’analyse de notre relation aux œuvres.

MARYVONNE COLOMBANI
Rocky, François-Xavier Renucci, éditions Rouge Profond, 22€

Vendredi 2 février, la bibliothèque de la Halle aux Grains accueillera François-Xavier Renucci pour une rencontre à partir de 18heures : « Rocky Balboa sur le divan : psychanalyse d’un chef-d’œuvre »

Un auteur peut en cacher beaucoup d’autres!

Un auteur peut en cacher beaucoup d’autres!

Invité en résidence par Les Nouvelles Hybrides, l’écrivain Marcus Malte évoque quelques pans de sa bibliothèque idéale

Il peut être considéré comme un défi que de choisir quatre auteurs dans une bibliothèque qui nous serait idéale. C’est ce que, malicieusement, l’association Nouvelles Hybrides demande aux auteurs qu’elle invite en résidence. Exercice de style auquel Marcus Malte s’est prêté, choisissant des œuvres « au sommet de la littérature », dues à Cormac MacCarthy, Vladimir Nabokov, Jean Giono et Albert Cohen. L’entretien mené avec la complicité du journaliste Michel Gairaud permettait d’aborder ces monuments en cherchant à déceler leur influence sur l’écriture et les univers de Marcus Malte.

Le cicerone rappelait en préambule la manière de travailler ses textes de l’auteur, « comme une mélodie, sans doute parce qu’il a été pianiste de jazz » avant la lecture introductive d’un premier extrait du premier écrivain de la « bibliothèque idéale », Méridien de sang de Cormac McCarthy, anti-western, roman noir somptueux situé dans les années 1850 au Texas.

Du côté de chez McCarthy

Seul écrivain du florilège à être traduit, il est aussi le plus jeune de tous, Nabokov et Giono sont nés la même année, et Albert Cohen juste avant eux. Évoquant Cormac McCarthy, Marcus Malte s’exclame « avec ce genre de mec, ça va du très bon au génial » ! Certes, l’auteur américain n’a pas écrit plus d’une bonne dizaine de romans en cinquante ans. « Il prend son temps », sourit l’auteur né à la Seyne-sur-Mer qui ajoute « j’ai énormément de mal à dire pourquoi j’aime un livre, mais son roman La Route (The road, sorti en 2006), j’ai l’impression qu’il ne l’a écrit que pour moi et que c’est ce que j’aurais voulu écrire ». Les rencontres avec les auteurs sont souvent liées au hasard, mais Marcus Malte avoue une intuition particulière pour ces rencontres littéraires : « j’ai une espèce de flair pour les romans, il est rare que je choisisse quelque chose qui ne me plaise pas ».

Marcus Malte, invité des Nouvelles Hybrides

Michel Gairaud et Marcus Malte © M. C.

Marcus Malte, invité des Nouvelles Hybrides

Michel Gairaud et Marcus Malte © M. C.

En ce qui concerne Cormac McCarthy, l’un de ses livres est déniché dans une librairie toulonnaise, (Charlemagne) puis il restera sur une étagère de l’auteur durant cinq ans. Lecture faite, il conduit à la commande de tous les autres ouvrages ! « Méridien de sang fait partie des livres qui m’ont foudroyé ». Les similitudes entre ce dernier ouvrage et Le garçon (Marcus Malte, éditions Zulma, prix Femina 2016) prennent un tour d’évidence, dans les deux cas, il s’agit d’un jeune garçon en rupture avec son milieu et sa confrontation au monde, pas toujours très douce ! « Le livre de McCarthy est tiré d’une histoire vraie, d’une violence incroyable et d’une immense poésie. La relation entre le noir et la poésie, le côté mystique, voire biblique dans la manière de raconter (l’Amérique est en train de se former et c’est terrible) me séduisent », avoue le lecteur passionné qui ajoute : « d’une manière générale, les quatre auteurs dont nous parlons ce soir ont un style puissant.On peut très bien ne pas rentrer dedans, certains les détestent justement pour ça. En général j’aime les auteurs qui ont un style fort. J’aime ce parti pris, et quand vous aimez, vous êtes littéralement happés. La plus grande partie du plaisir de lecture vient de leur style. Ces auteurs-là travaillent la matière humaine qui n’est pas d’un seul bloc. Dans sa trilogie De si jolis chevaux, sa manière de parler des animaux, de la nature, moi qui ne sors pas de chez moi, j’y suis ! ».

Nabokov le « balèze »

Il n’a en effet rien de commun avec McCarthy, dans Ada (roman choisi pour la soirée par Marcus Malte), il y a plusieurs strates narratives, « c’est balèze », et c’est ce qui rend ce livre le plus difficile à lire des quatre.

« C’est un bouquin avec lequel on n’en finit jamais. Il y a toujours une part de mystère qui reste et ça me plaît : il y a toujours un truc à gratter. C’est un auteur que je n’osais pas lire. Nabokov a écrit en russe, puis en anglais et quelques livres en français. Souvent il joue avec les mots et les traductions des mêmes textes. C’est fin, subtil ironique avec un art de dire les choses sans les dire. J’adore quand les auteurs nous font comprendre les choses sans les formuler. C’est une manière de montrer que tout n’est pas si simple. Ce qui est « hyper fort » c’est aussi de montrer la pureté, la luminosité, la beauté, même dans des scènes qui ne sont pas évidentes, ainsi les scènes érotiques qui sont des incestes entre Ada et son frère ».

Michel Gairaud et Marcus Malte, invité des Nouvelles Hybrides

Michel Gairaud et Marcus Malte © M. C.

Il est des scènes dont l’évocation émeut profondément l’auteur, qui, les larmes aux yeux, poursuit en expliquant combien Nabokov s’amuse avec la structure et les mots : « il fait ce qu’il veut, il se balade, nous balade et c’est beau et c’est bon ».

Jean Giono le « magnifique »

Marcus Malte rit lorsqu’il raconte comment il a fait la connaissance de l’auteur : celle qui allait devenir son épouse suivait alors des études à la faculté de lettres d’Aix-en-Provence.

En lecture imposée, elle avait Que ma joie demeure. « Ne lis pas ça c’est trop chiant ! » lui lança-t-elle. Bien évidemment, c’est ce qui motiva la plongée dans l’œuvre puis dans les autres textes du père des Cahiers du Contadour. « Le hussard sur le toit est un bon exemple de son écriture, car c’est en même temps « grand public » et magnifiquement écrit. Même si Angelo est un héros assez pur, des choses atroces sont écrites. Giono est un type qui est capable de nous emmener où il veut et de nous faire croire tout ce qu’il raconte, même si les faits sont tout autres, mais on est embarqués, mystifiés. Il y a la beauté, la dureté, ce qui est implacable dans la nature de même que chez les hommes. » Lorsque l’adaptation cinématographique est mise sur la sellette, chacun conviendra que la comparaison nuit au film.

Marcus Malte, invité des Nouvelles Hybrides

 Marcus Malte © M. C.

« Il est important que ce soit un bon film, même s’il n’est pas fidèle, il s’agit de deux médiums différents », sourit Marcus Malte.

Albert Cohen, celui qui « n’a peur de rien »

Mangeclous, deuxième roman de la trilogie (puis tétralogie, précédé de Solal, et suivi par Belle du seigneur et enfin Les Valeureux) d’Albert Cohen, est pour Marcus Malte, le livre le plus drôle qu’il ait jamais lu, alliant satire politique, humour, esprit de la farce. « Il n’a peur de rien, Albert Cohen, il n’hésite pas à aller dans la grossièreté du trait. Ce qui est difficile pour lui, c’est de s’arrêter, il avait l’habitude de dicter ses textes et se laissait emporter par le flux des mots. D’habitude, précise Marcus Malte, je n’aime pas trop ça que l’on force l’accent, mais avec lui, ça marche, il n’a pas peur de s’emparer de clichés » … La verve inextinguible du diplomate fait partie des jubilations littéraires de l’invité qui les partage avec gourmandise avec le public de la bibliothèque de La Tour d’Aigues.
Ce qui rend les auteurs fabuleux, c’est la conjonction entre un style et une histoire… la dernière jubilation en date de Marcus Malte, 2666 de l’auteur chilien Roberto Bolaño.

Le 16 novembre, bibliothèque de La Tour d’Aigues

À la rencontre des écritures du monde

À la rencontre des écritures du monde

Dédiée au journaliste et compagnon de route, Jean-Pierre Salgas parti le 11 avril dernier, la dernière édition des Écritures Croisées n’accueillait pas moins de deux prix Nobel sous les voiles déployées au-dessus de l’amphithéâtre de la Manufacture

Annie Terrier fondatrice et âme de cette manifestation qui durant quarante ans a su développer une image atypique et ô combien pertinente et riche de ce que peut être une fête du livre, évoquait avec un étonnement ébloui le parcours accompli. Tant d’auteurs qui, dans la lignée du festival littéraire Les Belles Étrangères, le rappelait le « dernier président » des Écritures croisées, Jean-François Chougnet, ont été conviés dans la ville d’Aix-en-Provence pour cette « épreuve de l’étranger » chère à Annie Terrier, qui a ouvert tant de pistes, fait mûrir les esprits, a élargi nos horizons, a peuplé nos imaginaires, nourri nos réflexions, approfondi nos approches du monde et de nous-mêmes. 

Un esprit particulier

Gérard Meudal, traducteur entre autres de Paul Auster, Norman Mailer, Salman Rushdie, et animateur éclairé et précis de nombre de rencontres avec les auteurs depuis de longues années, partageait avec le public des mots adressés à Annie Terrier, dont ceux d’Hannah Schygulla et de Salman Rushdie qui aurait dû être là, mais « présent avec (nous) en esprit »… Cet esprit qui a sous-tendu les fêtes du livre aixoises a été unique : jamais il ne s’est agi de « foire aux livres » agrémentée de quelques tables rondes, mais d’une réelle rencontre avec des auteurs, des œuvres, leur teneur, leur lecture de notre humanité. Tour de force de cette approche, jamais l’on ne s’est abîmé dans des analyses universitaires hors-sol, être à l aportée de tous sans condescendance, : la simplicité des évocations et des discours mettaient à la portée de tous les pensées les plus complexes, les problématiques les plus ardues, passant par l’anecdote, la confidence, les exemples éclairants, les lectures finement amenées (on gardera en mémoire, entre autres, celles d’Anne Alvaro, de Nicole Garcia, d’Alain Simon, adepte de marathons fantastiques), les films présentés par les auteurs, les passages musicaux, la danse (sublime dernière danse du GUID sur des extraits de chorégraphies d’Angelin Preljocaj, cette année !)… On est partis loin, avec Russel Banks, Philip Roth, Antonio Tabucchi, Toni Morrison, V.S. Naipaul, Günter Grass, Kenzaburô Oé, David, Grossman, Salman Rushdie, Stéphane Hessel, Carlos Fuentes, et tant et tant, phares de notre époque. 

Annie Terrier et Kenzaburo Oé

Annie Terrier et Kenzaburo Oé © D.R.

Deux géants

Wole Soyinka et J.M. Coetzee étaient les invités de cette clôture, tous deux prix Nobel, le premier en 1986, le second en 2003. Les deux étaient conviés à parler de leur approche de la littérature. Wole Soyinka se défendit d’être romancier : « je suis un auteur de théâtre, c’est ma spécialité, j’anime des ateliers, je mets en scène j’écris pour des compagnies. Je ne me considère pas comme un romancier, plutôt comme un romancier accidentel. » Face aux étudiants, il précisera son goût de « manipuler les histoires », son appétit insatiable de lecture, et ce dès l’enfance : « je lisais alors que je ne savais pas encore lire », sourit-il, « je ne pense pas que je voulais être un écrivain, mais je me considérais comme un écrivain ». Son écriture théâtrale s’adapte aux comédiens, prend des tours inattendus, « nous, écrivains, sommes imprévisibles ! », d’ailleurs, il explique « je ne suis pas de ceux qui s’assoient derrière leur bureau à heures fixes, je n’ai aucune discipline. Une idée peut naître, attendre parfois des années avant d’être écrite, mais alors, lorsqu’elle est prête à déborder sur la page, j’ai trop hâte à la mettre en mots ».

Wole Soyinka © PIUS UTOMI EKPEI / AFP

Wole Soyinka © PIUS UTOMI EKPEI / AFP

J.M. Coetzee quant à lui se refusa à évoquer ses ouvrages : « tout est dans mes livres, je n’ai rien à y ajouter ». Cependant, il accepta de discuter de manière très socratique avec les étudiants à propos de Bartleby de Melville.

Ses interrogations, précises, prenant chaque fois le contre-pied de ce que les jeunes lecteurs proposaient avec beaucoup de finesse, les poussaient à réfléchir avec de plus en plus d’acuité sur le travail de l’écrivain, son traitement des personnages, sa manière d’organiser les points de vue et ce qui est livré au lecteur, interrogeant avec une malice « pourquoi est que l’on veut comprendre les histoires, le monde autour de nous ? Est-ce nécessaire ? ». Une leçon magistrale d’écriture qui fut complétée le dernier jour par une lecture éloquente d’un passage de l’un de ses ouvrages, Summertime, qui laissa percevoir le rythme profond de son style, simple, poétique et sans concession pour ses personnages ni pour le monde qui les entoure…

Coetzee J.M. © Jerry Bauer

Coetzee J.M. © Jerry Bauer

Les livres, les merveilleux livres poursuivent leur route, à nous désormais de continuer à chercher les écrits, à l’instar d’une autre invitée, Henrietta Dax, fabuleuse libraire globe-trotter qui a arpenté la planète en quête de livres rares…

13, 14, 15 octobre, La Manufacture, Aix-en-Provence

Des pérégrinations du faux et du vrai

Des pérégrinations du faux et du vrai

« Cette histoire est vraie puisque je l’ai inventée d’un bout à l’autre » affirmait Boris Vian. Ce pourrait être le credo de Marcus Malte, auteur invité en résidence par l’association Nouvelles Hybrides

Marcus Malte, (un pseudonyme), se pose en manipulateur dès l’information donnée en sous-titre de son nouvel opus Qui se souviendra de Phily-Jo ?, « roman traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Edouard Dayms », (notation qui a induit en erreur des revues littéraires qui ont même proposé l’ouvrage au « prix de la meilleure traduction »). Traduction, il n’y a once, et traducteur encore moins : Edouard Dayms est l’un des personnages de Garden of Love (Zulma 2017). Lors de l’entretien mené avec passion par Michel Gairaud, Marcus Malte manie le verbe avec malice. Avec son talent de conteur, il tisse le vrai, le faux, la fiction, la réalité, en un inextricable patchwork et déboule sur d’autres questionnements. Après avoir affirmé son rôle de « manipulateur, comme tout auteur, puisqu’il donne dans son livre les éléments qu’il veut bien donner et dans l’ordre qu’il souhaite », il sourit malicieusement : « Reste cependant un point crucial : « qui manipule l’auteur ? », nous subissons de multiples influences, nos choix dans la vie sont déterminés par de nombreux facteurs et notre libre arbitre est très restreint ». Le livre surfe sur les vagues du mensonge et de la réalité, l’important est de lier la forme et le fond : « il faut mettre d’abord le lecteur en présence de la forme, la musique des mots des phrases est essentielle : on est saisi par les tempi avant de passer par l’intellect. » Avec le livre Qui se souviendra de Phily-Jo ?, l’auteur souhaite montrer que « tous les maux dont on peut souffrir ne sont pas liés à une pieuvre fantasmée mais à des gens, des firmes, des sociétés dont les motivations ne sont pas secrètes, il s’agit de faire du profit, tout simplement ». 

« Je suis romancier, j’écris de la fiction, j’invente, ce qui ne m’empêche pas d’utiliser le réel ! Le croiser avec le faux enrichit le texte. » Pour ce dernier opus, Marcus Malte s’est intéressé à l’inventeur Nikola Tesla et à ses successeurs qui ont engagé des recherches sur les différents procédés d’énergie. Tous ces inventeurs ont en commun d’avoir été victimes d’agressions, voire même d’assassinats. Vérité ou affabulation complotiste élaborée autour de leurs biographies ? L’auteur émet des réserves : » il est difficile de démêler le vrai du faux dans la masse énorme d’informations contradictoires rapportées ». Son personnage, Phily-Jo, a inventé une machine à énergie libre qui utilise les mouvements du cosmos pour les convertir en une énergie qui serait presque gratuite… invention merveilleuse, sauf pour ceux qui détiennent les sources d’énergie payante. De quoi alimenter tous les fantasmes !
Lorsque la question de la « traduction » de son livre est évoquée, l’auteur insiste sur la mise en garde adressée au lecteur sur la véracité de ce qu’il va lire, puisque de traduction il n’y a pas ! Cependant en proposant l’hypothèse d’un texte traduit, l’écriture « pas franchement américaine » de l’ouvrage dont l’action se situe aux Etats-Unis, peut avoir comme alibi d’avoir été traduite et trahie dans sa forme… « mon écriture n’est pas dans cette esthétique, moi, petit écrivain de La Seyne-sur-Mer, mais si c’est par un traducteur ! Je me suis comme cela retrouvé dans les livres étrangers du magazine Livres Hebdo et mon livre a été nominé parmi les sélectionnés de la « meilleure traduction ». Là, mon éditrice a téléphoné pour expliquer la supercherie… Je suis donc un bon traducteur ! (rires) On a tendance à croire ce qui est écrit. Il faut vérifier ses sources ! Mais il faut bien reconnaître que si l’on a le choix entre une belle légende et une « vérité pourrie », on préfère la légende ».

Marcus Malte invité par Les Nouvelles Hybrides à la médiathèque de Pertuis

Marcus Malte © Nouvelles Hybrides

Marcus Malte

Marcus  Malte  © Francesco Gattoni 

« Ici, j’écris un livre qui se passe au Texas où je n’ai jamais mis les pieds, c’est l’Amérique vue par un petit français du Var, mais c’est la plus grande puissance du monde et la question se pose de son impact sur la planère entière y compris sur nous. Ils n’ont pas le droit de faire m’importe quoi et pourtant ils le font parfois ». Responsabilité des peuples et des pays dans la grande machinerie du monde…

La double question se pose sans cesse : qui parle, qui croire ? Le réel et la fiction se conjuguent en une construction gigogne et empruntent cinq voix narratrices qui diffractent les éléments du récit pour un livre dont l’énergie et l’humour transportent le lecteur. Chaque narration continue et reprend la précédente et présente une autre vérité, le lecteur est maintenu sur un fil et le doute devient le moteur de la lecture. L’écrivain lui-même confesse que son récit peut s’infléchir au gré de la logique interne de ses personnages et le conduire sur d’autres chemins. Si la documentation rassemblée pour étayer le texte est conséquente, Marcus Malte se refuse à tout didactisme, « il faut que mes recherches servent mais se fondent dans la narration ».

« Je prends le lecteur par la main et lui demande à la fois de s’abandonner, de me faire confiance et d’être attentif à tous les détails qui serviront parfois cent pages plus tard : il y a des connexions qui se font et amènent à de nouveaux développements. En fait, je suis comme le lecteur, j’ai besoin d’être surpris. Tout part de la première phrase ; je ne sais pas ce que je vais raconter ni mes personnages. Je cherche une première phrase qui sonne bien et c’est elle qui va tout déclencher. La première phrase de mon livre évoque la mort de Phyli-Jo, mais j’ignore qui il est et pourquoi il est mort. En deux phrases, trois personnages apparaissent, je ne les connais pas mais ça sonne bien… Allons-y ! Je m’impose comme règle d’écriture de ne pas revenir en arrière (en ce qui concerne l’intrigue s’entend, en ce qui concerne l’écriture, j’y reviens tout le temps) : dans la vie on ne peut pas revenir en arrière, on s’adapte. Pour l’écriture, c’est pareil.» Tout fonctionne « à l’oreille », si l’idée trouvée est géniale, mais que la formulation ne sonne pas bien alors elle est abandonnée d’office. Pour l’auteur, une histoire qui serait réduite à un scénario n’est guère intéressante, juste bonne pour le cinéma, mais certes pas pour la littérature.

Qui se souviendra de Phily-Jo?

« Dans l’écriture reprend-il, ce qui m’intéresse, c’est l’écriture, sa musique, sa poésie, même si je ne suis pas un poète ».  L’humour naît au fil des pages, s’immisce dans les passages les plus sombres, caustique et ironique, soulignant une distanciation élégante et parfois sans doute amère entre l’auteur, ses personnages et le récit qu’ils portent. « Écrire, c’est difficile, ce n’est pas naturel, cela demande une énergie de fou, ajoute Marcus Malte, j’essaie dans toute cette difficulté de prendre un peu de plaisir». Au vu de sa jubilation à tisser des histoires et orchestrer ses théories, on veut bien le croire…

Rencontre à la médiathèque des Carmes de Pertuis le 22 septembre

Qui se souviendra de Phily-Jo?, Marcus Malte, éditions Zulma

De l’art du barbelé

De l’art du barbelé

Le dernier opus de la galeriste, poète, écrivain et médecin, Barbara Polla, s’attache à l’artiste franco-palestinien Abdul Rahman Katanani, né en 1983 dans le camp de Sabra, de parents réfugiés palestiniens. « Ce livre ne parle pas d’Abdul Rahman Katanani. / C’est Abdul Rahman Katanani qui parle » précise l’incipit. En une centaine de pages, se retrouvent les discussions menées durant six années entre les deux artistes. Le mode opératoire est l’empathie, c’est en discutant avec le dessinateur-plasticien que naît la série JE SUIS/I AM au cours de laquelle Barbara Polla explore les trajets et les œuvres d’artistes qui passent par sa galerie. « Je suis untel » : manière d’entrée dans les pensées, les démarches, les méthodes, comprendre de l’intérieur, se laisser porter, s’immerger dans la houle sensible de l’autre.

Le texte est à la première personne, le locuteur se raconte, aiguise son discours à l’aune des questionnements, fait part de ses doutes, de ses aspirations, de ses observations : le monde des abeilles, celui des arbres… les abeilles si on les écoute avec les oreilles du poète observateur parlent : « tu vis dans un cocon de fil de fer barbelé. La ville elle-même est un cocon de barbelé » … Se développe ainsi « le plaisir de faire de l’art » mais « pas « optimiser » la production » et de concevoir les idées comme les racines des arbres… Transmutant les fils de fer barbelés qui enserrent, blessent, jugulent, en objets d’art, en lieux de beauté, l’artiste interroge sa / notre relation au corps : « est-ce que je suis mon corps ou est-ce que je suis dans mon corps ? ». Revendiquant la liberté « toutes les libertés », il explique : « mes œuvres d’art fonctionnent comme des portes, des portes qui tirent les gens vers des idées, ils sont obligés de réfléchir ». Le premier travail est celui que l’artiste accomplit sur lui-même, son « workshop intérieur », « plantation de joie », son sourire « micropolitique », résistance première et ultime face à « la violence du monde » … « La violence d’État est portée par l’économie, les armes, la drogue ». S’amorce alors une réflexion sur la paix, intérieure d’abord pour que la paix des peuples s’installe, que l’on aille vers un « humain écosophique »…

Abdul Rahman Katanani Paroles d'artiste propos recueillis par Barbara Polla

Rarement le discours autour d’un artiste est empli d’une telle cohérence entre l’intime, le politique, la philosophie, l’appréhension de l’autre, la création. Un hymne à la vie et à la joie, celle que l’on pouvait trouver chez Goliarda Sapienza (L’art de la joie) qui redonne ses lettres de noblesse à l’humanité.

Abdul Rahman Katanani / Paroles d’artiste, Propos recueillis par Barbara Polla, (postface de Karine Tissot), éditions Slatkine

De la recette du gâteau aux noix

De la recette du gâteau aux noix

Ne pas se fier au titre ! Le Château des Rentiers ne vous convie pas à une intrigue convenue où s’exposent les affres d’une haute société désœuvrée. L’auteure Agnès Desarthe s’inspire tout simplement (et s’en amuse) de l’adresse de ses grands-parents maternels, Boris et Tsila, à Paris. À partir de l’évocation de ces êtres chers, se reconstruisent les strates du temps, ainsi que s’amorcent des projets. Considérant le lieu de vie de ses grands-parents comme une sorte de phalanstère réunissant leurs amis, originaires comme eux d’Europe Centrale, Agnès Desarthe se prend à rêver de la reproduction d’un tel modèle pour elle et ses amis lorsqu’ils seront vraiment vieux.

Peu à peu les frontières entre passé et présent se floutent, se superposent, se complètent en une esthétique fragmentaire. Les courts chapitres, tous dotés de noms comme dans un livre pour enfants (sobre et délicate fausse naïveté de la fable), esquissent des pans de vie, remontent le temps auprès du grand-père mort à Auschwitz et de celui qui l’a « remplacé », brossent le portrait de la petite fille que fut Agnès qui se raconte aux différents âges de sa vie, posent la question du travail de l’écrivain, de son droit à parler de ce qu’il n’a pas vécu lui-même. La plongée dans les souvenirs s’attarde sur le « gâteau aux noix » mangé au « Château des Rentiers », « génoise de l’immortalité » dont la recette jamais transmise est perdue, ne laissant que le souvenir son goût… Dans cet endroit d’utopie vécue, « vieux ne signifiait pas « bientôt mort ». Vieux signifiait « encore là ». Vieux au Château des Rentiers, était synonyme de temps ». La mémoire familiale se tisse, et avec elle la grande histoire, la guerre, les déportations, s’immisce dans le labyrinthe des langues à la suite de Jean-Pierre Minaudier (La Poésie du gérondif), effleure la vie de personnes proches, s’embarque dans la danse orientale, va au ski, remarque les membres qui s’ankylosent, les rides qui s’incrustent, évoque des témoignages, les retrouvailles avec la voix de sa mère enregistrée par la fondation Speilberg, les dialogues avec l’« alterego » (cocasses et pertinents !) de l’auteure.

Le château des rentiers, Agnès Desarthe, éditions de l'olivier

Les souvenirs orchestrent l’écriture avec finesse. L’intime se dit, observe les autres, le monde, ne cherche pas à édifier un monument proustien ou une pensée définitive, mais séduit par sa petite musique, son style lumineux, son humour, sa tendresse, s’inscrit dans le flux du temps en accepte le cours. La vieillesse, ici porteuse d’espoir, est bruit de vie et de joie. « Mon jardin contient toutes les saisons, celles qui ont fui et celles à venir ». Un art poétique qui se transmue en ode à la joie d’être…

                                                                    Le Château des Rentiers, Agnès Desarthe, éditions de l’Olivier