Le troisième roman d’Abel Quentin, Cabane, s’inspire du fameux « rapport Meadows », ce rapport du Club de Rome en 1972, intitulé « Les limites de la croissance » évoquant une série de scénarios dont aucun ne peut être considéré comme « optimiste ».
Non ! Il ne s’agit absolument pas d’un commentaire du rapport dont les pages, même dans leur version vulgarisée, sont déjà fastidieuses. L’un des personnages soupire « le livre était atrocement ennuyeux », tout en constatant qu’« à l’époque, le livre avait été un best-seller (…), le premier (à avoir ) apporté une vision panoramique et chiffrée du système-monde. Le premier, il avait démontré scientifiquement l’impasse de la croissance dans un monde fini ».
Les rédacteurs du « rapport 21 » de Cabane n’ont pas grand-chose à voir avec l’équipe réelle.
Ils ont été réunis à l’université américaine de Berkeley à l’initiative d’un mandarin en quête d’un prix Nobel qu’il n’obtiendra jamais.
Durant plus de deux ans, « les quatre », « comme les Beatles ou les évangélistes » vont trimer sur l’engrangement des données, leur conversion en modèles mathématiques et les livrer à « Gros Bébé » surnom de l’IBM 360, la machine la plus sophistiquée et performante de l’époque.
Les conclusions sont sans appel…
Limits-to-growth-figure-35.svg Reconstruction of Figure 35. page 124 of The Limits to Growth (1972) which is published under a Creative Commons Attribution Noncommercial license.
La fin du monde ?
Le roman s’attache aux conséquences de ce travail sur ceux qui l’ont mené jusqu’au harassement, mais aussi offre un panorama de sa réception dans le monde. Se dessinent alors les diverses strates de la société, leurs interactions, voire, leurs relations. Tous les milieux se divisent, tels un écho de l’affaire Dreyfus. Les milieux universitaires ne seront pas unanimes : les petitesses, les rivalités, les égos, viennent se greffer sur les appréciations, on voit même un avatar du prix Nobel d’économie Friedrich Hayek, « Halshey » qui condamne catégoriquement les résultats et la méthode employée. Les industries se déchaînent ou « passent au vert », tout en poursuivant leurs efforts effrénés de croissance. Les politiques s’emparent du sujet pour justifier telle ou telle position. Les gens oscilleront entre la volontaire ignorance, l’implication quasi fervente ou un déni aux allures de sagesse… Tous les mécanismes sont analysés par le biais des personnages qui sont suivis tour à tour avec une subtile acuité. Le rôle de la presse qui souffle le chaud et le froid est épinglé avec humour. Comment l’opinion se forge-t-elle face à une catastrophe annoncée qui demande de changer du tout au tout nos manières de vivre ?
L’écrit prend tout son sens ici : c’est par les paroles rapportées, les extraits de journaux publics ou intimes, les lettres, les récits transmis par les uns et les autres que se tisse la toile d’une vérité mouvante qui ne cesse de se remodeler au fil des nouveaux apports. La complexité de la réception de l’information d’un fait est mise en évidence d’une façon lumineuse. Peu importe ce qui est dit et par qui : le faisceau des réseaux sociaux ne met pas d’échelle et traite de manière identique les propos les plus extravagants et le fruit de raisonnements scientifiques précis. Quid des petits hommes verts qui pourraient colorer votre salade face à E= mc2 par exemple ? (ce n’est pas dans le livre, à part les petits hommes verts). La capacité à entrer dans une narration quelle qu’elle soit et y adhérer semble parfois sans limite !
Dennis Meadows (ici, en 1994) : « Les caractéristiques physiques de notre société vont décliner. » Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Jaromír Čejka
(site Reporterre.net)
Un mysticisme mathématique ?
Étonnamment, le caractère rationnel du départ, – des scientifiques de haut niveau, des équations, un langage informatique…-, se transmute peu à peu et dérive vers les terres inconnues de l’irrationnel. Insensiblement l’œuvre nous guide au cœur de ce dérapage : les quatre chercheurs sont comparés aux « évangélistes », eux aussi opèrent des sacrifices sur l’autel de la science : « pendant un an ils avaient sacrifié leurs journées et une partie de leurs nuits ». Mildred Dundee, la chercheuse américaine, aura un « nouveau credo », Quérillot, le scientifique français, parlera de la « naïveté » et des « croyances » de ses collègues américains. Le ton du mythe s’immisce dans l’exposition des faits : la tâche « démesurée » des savants sera qualifiée de « prométhéenne », et l’ordinateur de « titan ».
Dennis Meadows (à d.) et Josef Vavroušek (à g.) à Prague, le 26 août 1994. Wikimedia Commons/CC BY–SA 4.0/Jaromír Čejka
(site Reporterre.net)
À ces voleurs de feu, le destin sera sombre : aucun ne se remettra vraiment de cette quête. Après s’être laissés séduire par les sirènes de la renommée, les Dundee (lui moins qu’elle) se replieront sur une vie à la campagne, Paul Quérillot choisira la voie d’un argent abondant qui le pervertira, Johannes Gudsonn, le génial mathématicien disparaîtra des radars, en proie à un mysticisme qui remet tout en cause.
Le personnage crucial du roman sera Rudy, le journaliste, qui enquête, cherche, trouve, rassemble documents, témoignages, s’imprègne des lieux, des êtres.
Sa course pour retrouver « le mathématicien disparu » est un road-movie passionnant, on y croisera crudistes, gourous, complotistes, néo-ruraux et l’on découvrira les « intellectuels à notoriété discrète qui avaient poussé au XXe siècle un cri réfractaire et têtu : critiquant l’emprise de l’homme sur la nature, et l’emprise de la technique sur l’homme ».
Le sujet est en effet celui-là : quelle est la place de l’être humain sur la terre, comment occuper cette planète sans la détruire, quelle relation avoir avec le vivant ?
La démesure, l’hybris des tragédies antiques, guette. L’apprenti sorcier se voit une fois de plus dépassé par ce qu’il a conçu : « le système technicien (…) aliène les êtres humains sans cesse davantage, interdisant que l’on questionne son utilité, et a fortiori sa participation au bonheur humain » : « Qui aurait osé mettre en question la sortie d’une nouvelle génération d’iPhone ? », « emprise invisible, mille fois plus sournoise que celle du fascisme. Contre elle, il était difficile de se révolter. Il aurait fallu, pour s’en libérer, nous révolter contre nous-mêmes ».
Sur fond de prédiction d’Apocalypse, se construit avec justesse, humour et pertinence un roman génial et percutant sur une humanité qui s’agite en funambule au-dessus des gouffres.
Cabane, Abel Quentin, éditions de l’Observatoire