Inexpulsables spectres

Inexpulsables spectres

La compagnie des spectres de Lydie Salvayre (1997) a connu plusieurs adaptations théâtrales dont celle du théâtre du Maquis en 2008 dans une mise en scène de Pierre Béziers pour Florence Hautier costumée par Christian Burle. 

Le découpage des quelques deux-cents pages du roman de Lydie Salvayre est d’une époustouflante clarté. Le texte garde ici sa rugosité, sa désespérance, sa drôlerie, son flamboiement politique et poétique, servi par une actrice qui endosse tous les rôles avec un rare brio. La manière dont Lydie Salvayre conçoit son travail littéraire s’applique aussi à cette adaptation théâtrale : il s’agit d’une « résistance à l’aplatissement de la langue, résistance aux valeurs marchandes, résistance à la pensée unique ».

Florence Hautier © Théâtre du Maquis

Florence Hautier © Théâtre du Maquis

L’argument est très resserré : un huissier se présente chez Rose qui vit avec sa fille Louisiane dans une cité de banlieue. Il doit procéder à un inventaire avant expulsion. Silencieux le plus souvent, il ne répondra jamais à quelque question que ce soit, se contentant, mécanique, d’énumérer les maigres possessions des deux femmes. Si Louisiane tente de l’étourdir de mots et de combler les vides par un enthousiasme de façade, sa mère s’échappe régulièrement de sa chambre et voit dans l’huissier un envoyé de Darnand ou du Maréchal « Putain ».


Tous ses fantômes ressurgissent.

Pour elle, le temps s’est arrêté en 1943 lorsque des monstres fascistes ont assassiné ignominieusement son frère de dix-huit ans.
La description précise de sa fin, livrée au tout début de la pièce, bouleverse : aucun pathos cependant, seuls sont énoncés les faits avec une précision terrifiante.
La lucidité de la mère qui semble percevoir les mécanismes souterrains des êtres est aussi un élément de sa folie. On ne sait si sa fille qui tente sans cesse de l’excuser et de la renvoyer dans sa chambre ne laisse pas finalement à sa mère la charge de dire ce que son éducation lui interdit de formuler devant la violence de la prochaine expulsion alors que toutes deux sont démunies.
Le manque d’humanité de la mesure résonne autrement en regard des exactions passées, en apparaît comme un écho, un prolongement.

Florence Hautier © Théâtre du Maquis

Florence Hautier © Théâtre du Maquis

Ces deux femmes sont seules : la mère est enfermée dans un passé qui la hante, la fille âgée de dix-huit ans se sent désaimée occultée par cet autre jeune homme éternellement tué au même âge. Elle occupe par la parole le vide créé par la présence de l’huissier, esquisse des confidences qui jamais ne pourront émouvoir l’homme de loi déshumanisé par ses intonations aigrelettes et mécaniques.

« Nul n’est puissant, dit (la mère dans le roman), s’il n’empêche la parole de l’autre par quelque moyen que ce soit. » Le texte porté par la fille narratrice prend un tour plus véhément alors et audacieux : les mots sont dotés d’un pouvoir qui, face aux injustices, témoigne, dénonce, se dresse contre l’oubli, subversif et résistant. Se ployant à toutes les nuances, ils passent du trivial à la perle rare, naissent ainsi les « paralipomènes » qui désignent les informations omises dans un texte et mentionnées en contenu complémentaire d’un ouvrage.
Florence Hautier, seule en scène, dans un décor minimaliste, (une table, une chaise, une éponge qui peut aussi être un téléviseur, un tableau sur lequel les chapitres sont inscrits, une coiffeuse de théâtre dans un angle symbolisant les loges) incarne tous les personnages dans cet inquiétant huis clos. Un détail physique, un ventre rentré, une démarche particulière, une intonation, un débit, suffisent à l’apparition de chaque protagoniste. Le jeu, brillant d’intelligence et de sobriété, sait entrelacer avec une époustouflante fluidité les fils de l’intrigue.

Florence Hautier © Théâtre du Maquis

Florence Hautier © Théâtre du Maquis

On est saisi par cet exercice superbement mené de liberté et de folie qui dépasse la simple réflexion sur les tragédies du passé. Le présent en est éclaboussé et notre regard s’aiguise, établissant des parallèles… le mutisme zélé de l’officier ministériel qui « ne fait que son travail » a des échos sombres et convoque les fantômes de l’Occupation. Un moment éblouissant de vérité !

Trois représentations ont été données à L’Ouvre-Boîte les 30, 31 janvier et 1er février 2025 après 12 jours de résidence.

La compagnie des spectres © M.C.

La compagnie des spectres © M.C.

Souverain en son royaume

Souverain en son royaume

Si on lui demande pourquoi avoir choisi de jouer le roman de Robert Pinget, Baga, plutôt que la pièce que l’auteur en avait tirée, Architruc, le comédien Pierre Béziers sourit : « c’est parce que nous avons, au Théâtre du Maquis, un goût particulier pour l’adaptation et qu’un roman à la première personne peut s’inviter naturellement sur la scène ».

Commande de 1988 par le Centre Pompidou pour son exposition « Années 50 », la lecture théâtralisée de Baga est reprise aujourd’hui à L’Ouvre-Boîte en gardant les coupes de l’époque (seule la première partie du texte est utilisée, le départ pour la guerre et ses conséquences sont laissés de côté) dans une mise en scène de Jeanne Béziers espièglement efficace dans les décors et costumes désopilants de Christian Burle, rideau forcément rouge, robe de chambre clinquante, tapis en « vigogne » et pantoufles en « plumes de cygne », un ensemble réduit au minimum mais diablement efficace. Tout porte à la dérision, cet art de masquer les vides tragiques d’une condition humaine dominée par des êtres sots, gonflés de suffisance.

Baga à L'Ouvre-Boîte, Pierre Béziers © X-D.R.

Baga à L’Ouvre-Boîte, Pierre Béziers © X-D.R.

Architruc pourrait être une caricature de roi fainéant. Souverain d’un royaume imaginaire, il reste dans sa chambre, confie toutes les tâches et responsabilités à son ministre du palais, Baga. Sa paresse n’est pas celle dont Paul Lafargue défendait le droit, elle est celle des renoncements, consécutive à la découverte de l’absurde, du manque de sens toute chose.

Les mots remplissent ce vide. Pas de dialogue théâtral, ni de progression dialectique, un soliloque suffit : les mots font le théâtre et le personnage est tissé de paroles qui ne cessent de se nier : « il y a des idées qu’on aimait, et puis on s’est aperçu que ce n’étaient pas des idées » explique Architruc en préambule après avoir affirmé « Je suis un roi. Oui, un roi. Je suis roi de moi. De ma crasse. Moi et ma crasse on a un roi. Je veux dire la crasse de mon esprit. Car j’ai un esprit ».
Le discours progresse ainsi entre drôlerie et sagesse, burlesque et gravité.

Baga à L'Ouvre-Boîte, Pierre Béziers © X-D.R.

Baga à L’Ouvre-Boîte, Pierre Béziers © X-D.R.

Pierre Béziers s’empare avec talent de ce personnage de fantaisie, revient au texte en plongeant régulièrement dans les poches intérieures de la robe de chambre pour feuilleter son cahier, celui des mémoires d’Architruc ? Les mots naviguent ainsi entre leurs différentes incarnations : inscrits dans le carnet du roi et consultés comme pour installer la confirmation d’une certitude ou, prononcés en un monologue quasi méditatif, ils sculptent l’invisible et donnent forme à cet univers imaginaire.
Le jeu de Pierre Béziers accorde au personnage une vérité touchante et cocasse en une auto-dérision lucide et désenchantée. Il s’adresse au public comme le roi à ses neveux dans le roman, établissant une familiarité complice qui nous interroge sur notre propre relation au monde, au pouvoir, aux autres. Un texte qui résonne parfois tragiquement dans les folies tragiques actuelles.

Spectacle vu à L’Ouvre-Boîte le jeudi 21 novembre 2024

L’art comme acte de résistance

L’art comme acte de résistance

La compagnie théâtrale PADAM NEZI s’attache à garder vivants les lieux, les moments, les faits de société qui sont nos héritages afin de les faire échapper à l’oubli. Les éléments sont abordés avec une réelle exigence d’historien, (Yvain Corradi, auteur et metteur en scène, sort d’un cursus universitaire d’histoire), se refusent aux simplifications manichéennes et tentent de mettre en lumière la complexité des trames, soulignant les différents niveaux et l’épaisseur de ce qui constitue une époque. 

Certes, parfois le schéma narratif peut être plus dépouillé, lorsqu’il s’agit de suivre un personnage.

Le 7 mars dernier, à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, la troupe avait accompagné avec finesse la conférence de l’historien Robert Mencherini par des lectures mises en espace et des interludes musicaux autour de son livre sur la résistante et féministe Berty Albrecht.

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Yvain Corradi

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Yvain Corradi

Un double enjeu

La pièce, Au fond des ténèbres, l’étincelle, présentée comme une « quête théâtrale », s’articule autour d’un double propos, celui de la fonction de l’art et celui de l’histoire des artistes aux temps de la dernière guerre mondiale, au camp des Milles et dans la région marseillaise. Le tout est mis en regard avec notre époque, suivant le travail érudit et terriblement inquiétant mené par Alain Chouraqui, directeur du mémorial du Camp des Milles et son équipe de chercheurs et spécialistes (à lire ou relire ne serait-ce que le « petit manuel de survie démocratique »,  extrait du passionnant « Pour résister… à l’engrenage des extrémismes, des racismes et de l’antisémitisme » publié sous la direction d’Alain Chouraqui).

,Un « meneur de jeu » émerge de l’ombre et expose à son auditoire l’ambition « en toute humilité et sans vouloir donner de leçon » du spectacle : l’art et la culture nous sont-ils essentiels ?
Après ce pied de nez à des considérations émises lors de la dernière crise pandémique, le questionnement prend tout son sens par sa contextualisation.
La pièce observe le sort des artistes durant la seconde Guerre mondiale et plus particulièrement ceux qui furent arrêtés dès les débuts de la guerre car allemands alors qu’ils avaient fui le nazisme qui les considérait comme « dégénérés » (il faut rappeler la campagne contre l’art dégénéré (« entartete Kunst ») menée par le régime nazi qui considérait comme nuisible tout ce qui ne le servait pas et qu’il considérait comme décadent.
Ainsi, fut bannie des bibliothèques et des concerts la musique écrite par des compositeurs juifs ou communistes.

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud

On vit même la statue en bronze de Mendelssohn (1809-1847) déboulonnée à Leipzig !). L’absurde de leur situation les fit enfermer avec ceux-là mêmes qu’ils avaient fuis !

Enfermements et attentes

Grâce au brio des acteurs, Jacques Maury, Cécile Petit, Julien Pastorello, Marie-Pierre Rodrigue, les personnages émergent du passé, les artistes Max Ernst, Hans Bellmer, Leonora Carrington, mais aussi ceux qui ont lutté pour les sauver, le journaliste américain Varian Fry qui parvint à arracher à la déportation plus de 2500 intellectuels, la comtesse Lily Pastré, amoureuse des arts qui mit sa fortune au service des artistes réfugiés chez elle, mais à qui on reprocha d’avoir « choisi » les êtres à sauver, uniquement des artistes et aucune autre personne dans le besoin.

Trois lieux principaux se partagent le plateau, le Camp des Milles et son cabaret, « die Katakombe » (que l’on peut visiter encore aujourd’hui), où se retrouvaient les artistes internés, la Villa Air-Bel qui accueillit des artistes surréalistes en attente de leur départ pour les Amériques sous la protection de Varian Fry, la demeure de Lily Pastré… Des fils tendus et entrecroisés rythment l’espace scénique, inspirés d’après la feuille de salle par Sixteen Miles of String (installation « First Papers of Surrealism » de 1942 à New-York) de Marcel Duchamp. Une bobine de cordelette blanche passera d’un personnage à l’autre, tendant le fil de destinées qui se désorientent au gré des évènements subis.

Crédits "Gift of Jacqueline, Paul and Peter Matisse in memory of their mother Alexina" Duchamp<br />
Sixteen Miles of String installation at "First Papers of Surrealism" exhibition en 1942<br />
(Artiste Duchamp Marcel , Photographe Schiff John)

Crédits « Gift of Jacqueline, Paul and Peter Matisse in memory of their mother Alexina » « Sixteen Miles of String » installation at « First Papers of Surrealism » exhibition en 1942 (Artiste Duchamp Marcel , Photographe Schiff John)

Les voix racontent, s’indignent, passent au discours direct, abolissant les frontières du temps. Les visages d’une expressivité rare donnent vie aux êtres, bouleversants dans leur fine exploration de l’intime, sublimés par les éclairages de Marie-Jo Dupré. Le grotesque sert de contre-point à la tragédie, inquiétant dans sa représentation d’Hitler ou de membres actuels de l’extrême droite dont les discours aussi vides qu’ineptes condamnent toute prise de conscience humaine en niant l’art et les artistes.

Les comédiens travaillent avec un véritable de troupe théâtrale, s’épaulent, se complètent. Un changement d’accessoire, une attitude plus marquée, une ébauche symbolique de costume (de Sara Bartesaghi Gallo), et voici Lily Pastré drapée dans son châle, un tablier, et le peintre s’éveille avec ses doutes et l’urgente nécessité de continuer à créer…
 La musique y est un véritable personnage, distillée par le violon de Christian Fromentin, rempart sensible contre la déshumanisation.

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud

Les pages de l’autobiographie de Lion Feuchtwanger (Le diable en France) alternent avec les dialogues pris sur le vif, la très belle lettre de Paul Éluard qui permit le départ de Max Ernst émeut.
Il n’est pas de conclusion nécessaire, le regard est mis en éveil, un sens est recherché jusque dans ce qui nous révolte. Les origines de l’art se dessinent dès la Préhistoire… alors essentiel ? En tout cas, signe de notre humanité à laquelle ce spectacle dense rend hommage : l’art comme ultime et nécessaire étincelle ?

Sortie de résidence à L’Ouvre-Boîte le 31 octobre.
Le 9 novembre 2024 « Au fond des ténèbres, l’étincelle », sera donné à l’auditorium Maurice Ripert de l’Idéethèque des Pennes-Mirabeau

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l'étincelle © Joran Tabeaud

Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud

Deux violons et une guitare

Deux violons et une guitare

En première mondiale à l’Ouvre-Boîte jouait le duo Jean-Christophe Gairard et Tcha Limberger 

La caractéristique de l’Ouvre-Boîte est de réserver un accueil particulier aux créations et aux rencontres. Celle des violonistes Jean-Christophe Gairard et Tcha Limberger est à marquer d’une pierre blanche. Leur rencontre en 2008 en Transylvanie a scellé une complicité fondée sur leur passion commune pour le violon et le son non amplifié. L’amour des musiques pratiquées chez les Hongrois ou les Roumains de Transylvanie a même détourné Jean-Christophe Gairard de ses études de pharmacie et l’a converti à la carrière de musicien.

« Nous allons jouer des morceaux de la musique que l’on aime, sourit Tcha Limberger, un peu de musique modale, beaucoup de musiques de Transylvanie, de Roumanie, de Grèce… même un peu de musique tzigane. Il ne faut pas se leurrer, on baptise tout musique tzigane, alors que les Tziganes jouaient la musique des pays dans lesquels ils se trouvaient pour répondre aux attentes des gens, à Paris, ils jouaient du musette, dans les pays slaves de la musique slave… ».
Même si jouer en duo était, d’après les deux musiciens, un « challenge », le résultat fut captivant et subjugua l’assistance de l’Ouvre-Boîte. Une chanson tzigane pour le coup, en romani, évoque les malheurs de la guerre et des mères qui pleurent leurs fils et leurs maris, écho aux remuements actuels du monde. Sur leurs «instruments sans câble », les musiciens passent d’une chanson grecque, du « prérébétiko », née à Istanbul avant la grande catastrophe (1922, le sac de Smyrne) qui chassa les Grecs de la Turquie, à une chanson venue de Roumanie. On voyage allègrement entre les sonorités et les contrées.

Duo Limberger/ Gairard

Duo Limberger/Gairard © DR

La voix de Tcha, parfois rejointe par celle de son complice, se glisse avec une souple aisance dans tous les timbres, reprenant la voix des chansons traditionnelles d’Épire lorsqu’une histoire de Klephtes (ces montagnards insurgés de la Grèce sous domination turque et qui se livraient au brigandage) se dessine, puis celle d’une complainte aux accents slaves, on l’entendra lors du bœuf impromptu et festif après le concert avec le clarinettiste et professeur de jazz Jean-François Bonnel et deux de ses élèves sur des musiques de jazz avec la même virtuosité.
À tour de rôle les deux musiciens laissent le violon pour une guitare, les doigts courent, les archets volent, une corde aura même la fantaisie de se casser d’enthousiasme. Les mélodies s’accélèrent se transforment en joutes espiègles lors desquelles chacun éprouve la rapidité et l’endurance de l’autre. Quel panache ! C’est fin, léger, profond, virtuose, complice. Un pur bonheur ! 

8 & 9 février, L’Ouvre-Boîte, Aix-en-Provence

Duo Limberger / Gairard © DR

Rire de paille

Rire de paille

La Compagnie Zou Maï Prod crée le second volet du diptyque Le rire dans tous ses états, dont le premier acte est né en 2022, Tchatchades et Galéjades, petite forme théâtrale itinérante qui établissait une relation privilégiée entre acteurs et public, comme sait si bien le faire l’acteur Christian Mazzuchini, fondateur et directeur artistique de la compagnie.

Initialement, le comédien rêvait d’un travail sur Pierre Desproges. Cependant revenait régulièrement sous la plume de l’écrivain le nom de Jean-Louis Fournier. Ignorant tout de ce dernier, Christian Mazzuchini se met à le lire. « Comment ai-je pu passer depuis tant d’années à côté de cet incroyable personnage ! (…) je viens de tomber sur une mine de rire » raconte-t-il.

C’en est fait, la prochaine création doit être consacrée à cet auteur prolifique (plus de 40 livres). La puissance d’autodérision de Fournier atteint des sommets, tant la vie lui a été amère, cumulant un lot invraisemblable de malheurs et de tragédies.

Le rire devient alors un instrument de survie. La légèreté contrebalance le poids des fêlures, le rire dans ses pirouettes fait un pied de nez vainqueur au sort qui parfois s’acharne.

De la paille dans la tête ©Thierry Aguila

De la paille dans la tête ©Thierry Aguila

 Le texte de la pièce, De la paille dans la tête, Histoires pour distraire ma Psy, est le résultat d’une compilation de quinze ouvrages de Fournier, solidement construite par Dimitri et Christian Mazzuchini. 

Voici un cadre sonore champêtre, un téléphone (de ces antiques avec le cadran qui tourne) laisse pendre lamentablement ses écouteurs et pourtant une sonnerie se fait entendre.

Y répond une voix enregistrée (Marilyne Le Minoux) « Allô Bonjour, nous sommes ravis de vous accueillir à SOS Désespoir »….

De la paille dans la tête ©Thierry Aguila

Le patient (Christian Mazzuchini) entre en scène : verve de mime, étonnement du monde, jeu avec les chants d’oiseaux et d’insectes… « Je suis en analyse depuis trente ans, depuis trente ans j’apprends à vivre »…

Afin de désennuyer sa psy de la monotone rengaine des êtres désespérés qui vont la voir, notre personnage invente des histoires, les peuple d’anecdotes, s’exerce à la blagounette plus ou moins heureuse, s’enlise, rebondit, virevolte comme un papillon entre les sièges « moches » de la salle d’attente et les mots, se réinvente, véritable objet littéraire qui embarque à sa suite tout un univers dans sa chaotique et fascinante divagation. 

De la paille dans la tête ©Thierry Aguila

Les messages téléphoniques viennent s’insérer, cruels et si vrais, tels de lancinants refrains. Le texte est une partition musicale sur laquelle viennent se poser pensées et émotions « à sauts et à gambades », un Montaigne du rire sur des musiques de Dimitri et Sacha Mazzuchini et la complicité de la petite chienne Gina, une habituée des planches ! Un régal, « et voilà ».

Avant-premières les 26 et 31 juillet au Village des Fadas du monde, Martigues

Le « et voilà » final est à découvrir, il scande en ritournelle la pièce.

Une nécessaire distance

Une nécessaire distance

Pour les quarante ans cette distance peut être celle entre le souffle et les bougies, la joie et la fierté du chemin parcouru, l’angoisse et le bonheur de celui à poursuivre. La fabuleuse équipe du théâtre du Maquis est prête à des lendemains qui chantent et dansent et créent. Pour le moment, pause sur image, une rétrospective non exhaustive mais transcrivant avec humour et espièglerie les quarante années passées, par tranche de dix ans en quatre soirées festives où boisson et repas (« on ne sait pas du tout ce que notre cuisinier a fabriqué, c’est une surprise aussi pour nous ! » s’amusent les comédiens qui servent au public de petites boites métalliques, référence malicieuse au nom du lieu, l’Ouvre-boîte qui lui-même doit son nom à l’aïeul qui fabriquait ces ustensiles nés de la révolution industrielle) sont offerts dans la bonne humeur. « Gardez vos cuillères pour la suite ! ». 

Le titre programmatique, Seule la légende est vraie, donne le ton : foin des exactitudes et du recensement méticuleux ! L’essentiel n’est pas là malgré le côté « Lagarde et Michard » (ces livres qui présentaient siècle par siècle un panorama de la littérature française aux lycéens d’une autre époque), qui découpe en décades la formidable aventure de la compagnie fondée par Florence Hautier et Pierre Béziers en 1982 pour une première création en 1983 (Trompe-l’œil) : 1983-1992, Le début de la fin, 1993-2002, Vogue la galère, 2003-2012, La traversée du désert, 2013-2023, Un faux départ (occasion de réviser le célèbre Chant du départ des partisans, le théâtre est malgré tout et toujours une histoire de résistance)… 

Les 40 ans du Maquis © Théâtre du Maquis

Les 40 ans du théâtre du Maquis © Théâtre du Maquis

Les références aux spectacles s’égrènent, bribes, échos, supports de réminiscences heureuses. Certaines pièces ne sont plus directement liées au théâtre du Maquis, mais sont empruntées aux créations des enfants des fondateurs, eux aussi infatigables artistes, Jeanne Béziers, comédienne hors pair, aussi à l’aise dans les registres « sérieux » que dans ceux du rire (sa force comique offre des intermèdes tordants qui noient la nostalgie dans leurs éclats) et Martin Béziers dont les créations musicales, inventives et décalées, nourrissent la trame des souvenirs. Certes, les deux artistes ont monté leurs propres groupes, macompagnie pour la première, Les Brûlants pour le second.

Comment naissent les légendes

Le trou, le trac, l’oubli, sont au cœur de ces pages d’histoire. Comment rendre le passé sans le remodeler : chacun formule sa version, chacune est vraie et fausse ou inventée, on ne sait pas, on ne veut pas chercher plus loin ; la magie du théâtre tient à ces faits dont la véracité n’est pas importante : seul le récit compte. 

Ses fils s’entrelacent, parcourent le monde, transforment les adresses, les lieux, les climats, les scénarii, le vécu se retisse en une trame mouvante. 

 Jeanne évoque le trou de mémoire sur scène : le fait de se sentir si proche d’un personnage ou d’une situation alors que l’on est sur scène est dangereux !

On se met dans la peau du spectateur, si bien que l’on perd le fil des mots noués par l’intrigue.
La distanciation, même, surtout, au cœur de l’action est nécessaire.
Les anciens costumes retrouvent le chemin de la scène, les répliques se réinventent, prennent une nouvelle couleur dans leurs juxtapositions fantaisistes. 
Les chorégraphies de Clara Higueras construisent de fulgurants intermèdes en joutes flamenquistes avec les musiciens, les chansons accompagnées par un orgue de Barbarie permettent des « changements de décor »…

Les 40 ans du Maquis © Théâtre du Maquis

Les 40 ans du Maquis © Théâtre du Maquis

On rit, on chante avec les artistes, on se souvient. L’émotion parfois gagne, mais on est au théâtre, une pirouette remet sur les fantastiques chemins de l’illusion. Longue vie à cette belle machine à rêves !

Les quarante ans du théâtre du Maquis ont été donnés du 10 au 13 mai à l’Ouvre-Boîte, Aix-en-Provence