La compagnie théâtrale PADAM NEZI s’attache à garder vivants les lieux, les moments, les faits de société qui sont nos héritages afin de les faire échapper à l’oubli. Les éléments sont abordés avec une réelle exigence d’historien, (Yvain Corradi, auteur et metteur en scène, sort d’un cursus universitaire d’histoire), se refusent aux simplifications manichéennes et tentent de mettre en lumière la complexité des trames, soulignant les différents niveaux et l’épaisseur de ce qui constitue une époque.
Certes, parfois le schéma narratif peut être plus dépouillé, lorsqu’il s’agit de suivre un personnage.
Le 7 mars dernier, à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, la troupe avait accompagné avec finesse la conférence de l’historien Robert Mencherini par des lectures mises en espace et des interludes musicaux autour de son livre sur la résistante et féministe Berty Albrecht.
Au fond des ténèbres, l’étincelle © Yvain Corradi
Un double enjeu
La pièce, Au fond des ténèbres, l’étincelle, présentée comme une « quête théâtrale », s’articule autour d’un double propos, celui de la fonction de l’art et celui de l’histoire des artistes aux temps de la dernière guerre mondiale, au camp des Milles et dans la région marseillaise. Le tout est mis en regard avec notre époque, suivant le travail érudit et terriblement inquiétant mené par Alain Chouraqui, directeur du mémorial du Camp des Milles et son équipe de chercheurs et spécialistes (à lire ou relire ne serait-ce que le « petit manuel de survie démocratique », extrait du passionnant « Pour résister… à l’engrenage des extrémismes, des racismes et de l’antisémitisme » publié sous la direction d’Alain Chouraqui).
,Un « meneur de jeu » émerge de l’ombre et expose à son auditoire l’ambition « en toute humilité et sans vouloir donner de leçon » du spectacle : l’art et la culture nous sont-ils essentiels ?
Après ce pied de nez à des considérations émises lors de la dernière crise pandémique, le questionnement prend tout son sens par sa contextualisation.
La pièce observe le sort des artistes durant la seconde Guerre mondiale et plus particulièrement ceux qui furent arrêtés dès les débuts de la guerre car allemands alors qu’ils avaient fui le nazisme qui les considérait comme « dégénérés » (il faut rappeler la campagne contre l’art dégénéré (« entartete Kunst ») menée par le régime nazi qui considérait comme nuisible tout ce qui ne le servait pas et qu’il considérait comme décadent.
Ainsi, fut bannie des bibliothèques et des concerts la musique écrite par des compositeurs juifs ou communistes.
Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud
On vit même la statue en bronze de Mendelssohn (1809-1847) déboulonnée à Leipzig !). L’absurde de leur situation les fit enfermer avec ceux-là mêmes qu’ils avaient fuis !
Enfermements et attentes
Grâce au brio des acteurs, Jacques Maury, Cécile Petit, Julien Pastorello, Marie-Pierre Rodrigue, les personnages émergent du passé, les artistes Max Ernst, Hans Bellmer, Leonora Carrington, mais aussi ceux qui ont lutté pour les sauver, le journaliste américain Varian Fry qui parvint à arracher à la déportation plus de 2500 intellectuels, la comtesse Lily Pastré, amoureuse des arts qui mit sa fortune au service des artistes réfugiés chez elle, mais à qui on reprocha d’avoir « choisi » les êtres à sauver, uniquement des artistes et aucune autre personne dans le besoin.
Trois lieux principaux se partagent le plateau, le Camp des Milles et son cabaret, « die Katakombe » (que l’on peut visiter encore aujourd’hui), où se retrouvaient les artistes internés, la Villa Air-Bel qui accueillit des artistes surréalistes en attente de leur départ pour les Amériques sous la protection de Varian Fry, la demeure de Lily Pastré… Des fils tendus et entrecroisés rythment l’espace scénique, inspirés d’après la feuille de salle par Sixteen Miles of String (installation « First Papers of Surrealism » de 1942 à New-York) de Marcel Duchamp. Une bobine de cordelette blanche passera d’un personnage à l’autre, tendant le fil de destinées qui se désorientent au gré des évènements subis.
Crédits « Gift of Jacqueline, Paul and Peter Matisse in memory of their mother Alexina » « Sixteen Miles of String » installation at « First Papers of Surrealism » exhibition en 1942 (Artiste Duchamp Marcel , Photographe Schiff John)
Les voix racontent, s’indignent, passent au discours direct, abolissant les frontières du temps. Les visages d’une expressivité rare donnent vie aux êtres, bouleversants dans leur fine exploration de l’intime, sublimés par les éclairages de Marie-Jo Dupré. Le grotesque sert de contre-point à la tragédie, inquiétant dans sa représentation d’Hitler ou de membres actuels de l’extrême droite dont les discours aussi vides qu’ineptes condamnent toute prise de conscience humaine en niant l’art et les artistes.
Les comédiens travaillent avec un véritable de troupe théâtrale, s’épaulent, se complètent. Un changement d’accessoire, une attitude plus marquée, une ébauche symbolique de costume (de Sara Bartesaghi Gallo), et voici Lily Pastré drapée dans son châle, un tablier, et le peintre s’éveille avec ses doutes et l’urgente nécessité de continuer à créer…
La musique y est un véritable personnage, distillée par le violon de Christian Fromentin, rempart sensible contre la déshumanisation.
Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud
Les pages de l’autobiographie de Lion Feuchtwanger (Le diable en France) alternent avec les dialogues pris sur le vif, la très belle lettre de Paul Éluard qui permit le départ de Max Ernst émeut.
Il n’est pas de conclusion nécessaire, le regard est mis en éveil, un sens est recherché jusque dans ce qui nous révolte. Les origines de l’art se dessinent dès la Préhistoire… alors essentiel ? En tout cas, signe de notre humanité à laquelle ce spectacle dense rend hommage : l’art comme ultime et nécessaire étincelle ?
Sortie de résidence à L’Ouvre-Boîte le 31 octobre.
Le 9 novembre 2024 « Au fond des ténèbres, l’étincelle », sera donné à l’auditorium Maurice Ripert de l’Idéethèque des Pennes-Mirabeau
Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud
Au fond des ténèbres, l’étincelle © Joran Tabeaud
Une féministe dans la résistance
La veille de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, l’historien et membre du conseil scientifique du Camp des Milles, Robert Mencherini proposait une conférence théâtralisée sur Berty Albrecht
Inscrit dans le cadre du « Forum Femmes, debout, femmes en résistance », ce temps fort de la vie du Camp des Milles nous fait découvrir le personnage fascinant et avant-gardiste de Berty Albrecht, née à Marseille en 1893 dans une famille protestante suisse. Suivant la « tendance historiographique actuelle qui s’intéresse aux gens qui ont agi plus qu’aux grands mouvements », Robert Mencherini s’est attaché dans son dernier opus, Berty Albrecht, de Marseille au Mont-Valérien, une féministe dans la résistance. Son travail s’est appuyé sur une collecte documentaire qui reçoit encore aujourd’hui, après la publication de son ouvrage, de nouveaux éléments. Un considérable corpus de lettres conservées au Musée d’histoire de Marseille qui dispose d’un fonds Berty Albrecht, permet de comprendre de l’intérieur le parcours de cette femme brillante et son engagement dans la résistance. « Elle est l’une des six femmes « compagnon de la Libération » sur les 1038 compagnons, ce qui est très en-deçà de leur proportion dans la Résistance. De même elle est l’une des deux femmes à être inhumée au Mont-Valérien sur les 1008 personnes à s’y trouver… là encore, la proportion est loin d’être juste », explique l’historien qui déroule le fil chronologique de la vie de cette héroïne qui reçut « une formation scolaire laïque, grâce à la loi Camille Sée, au lycée Montgrand ». Infirmière durant la Première Guerre mondiale, elle fondera la revue féministe Le Problème sexuel, défendant le droit à l’avortement en 1931, en 1941 grande résistante, elle organise le mouvement Combat aux côtés d’Henri Frenay… Sa vie s’arrête le 13 mai 1943 à Fresnes, elle se pend dans sa cellule. Les lectures de Marie Rodrigue, toutes de subtile intelligence et les accords de guitare et de violon du virtuose Christian Fromentin de la Compagnie Padam Nezi, venaient apporter un surplus d’humanité et de fraîcheur au récit de l’historien. La Complainte du partisan (chanson d’Anna Marly écrite en 1943) venait clore la soirée sa poésie désespérée : « et la liberté reviendra/ on nous oubliera/ nous rentrerons dans l’ombre ».
Conférence donnée le 7 mars, auditorium du Camp des Milles
(article que j’avais écrit à l’époque dans les pages de Zébuline)