Le nouveau roman de Maylis de Kerangal, Jour de ressac aux éditions Verticales, débute comme un polar : un cadavre a été découvert au bas de la digue nord du Havre, il n’a pas d’identité, le seul indice est un ticket de cinéma retrouvé dans sa poche, sur ce ticket il y a un numéro de téléphone, celui de la narratrice. Or elle n’est pas revenue au Havre, ville de son enfance et de son adolescence, depuis des années.
« Elle », on ne saura jamais son nom, si ce n’est qu’elle a la cinquantaine, qu’elle est une voix de doublure au cinéma, qu’elle est mariée à Blaise, imprimeur, et qu’ils ont une fille de vingt ans, escrimeuse.Convoquée au Havre par la police pour les besoins de l’enquête, elle renoue avec la ville portuaire, ses propres souvenirs et ceux de la ville elle-même.
Entre le mystère de l’inconnu et de la présence inexpliquée du numéro de téléphone de la narratrice dans sa poche, s’élabore un travail de reconstitution des souvenirs, qui, à l’instar des vagues et de leur ressac, reviennent par houles successives en une prose rapide qui s’attache aux respirations des phrases, mimesis des fluctuations d’une pensée.
Les récits se superposent, celui de la ville du Havre, la plus grande ville de France à avoir été quasiment totalement détruite par les bombardements principalement alliés de la Seconde Guerre mondiale et celui de l’enfance de la narratrice, comme un double de l’auteure. Impossible de reconnaître la ville d’avant-guerre, même si les noms des rues dessinent encore une géographie oubliée dont subsistent un pan de cathédrale, un mur de maison… La narratrice recherche pour sa part les anciens repères de sa jeunesse, un café, un cinéma, une rue, émue par « ce qui, dans le temps, persévère et se ressemble, devant ce qui avait survécu et qu’(elle pouvait) reconnaître. » Elle se remémore l’exposé conduit avec son amie Vanessa à propos du Havre et de sa destruction, l’étonnement des habitants lorsqu’ils ont vu la mer depuis la gare… La ville devient personnage, « résiste à son propre urbanisme », est dotée d’une « cinégénie prodigieuse » qui « (dope) les imaginaires ».
Symbolique de ce qui a été, est présentée la photo du cadavre où « il n’y (a) personne à reconnaître (…), il n’y (a) pas de visage, mais une face, ce n’est pas la même chose ».
En un jour, selon les canons de la tragédie classique, le personnage remonte le temps, évoque son amour de jeunesse, Craven, laisse supposer qu’il pourrait s’agir de lui, ce serait sans doute trop convenu, trop facile, on ne saura rien. Affleurent les Rubaïyats d’Omar Khayyam, un texte de Dagerman, les films du cinéma de quartier… la réalité se double, les reflets se multiplient, le corps de Pasolini retrouvé mort un matin de novembre sur la plage d’Ostie et celui de l’inconnu lui aussi en novembre au Havre.
Quelque part sur la côte Atlantique © M.C.
Toute une réflexion sur le langage s’esquisse en filigrane. Que disent les mots de notre relation au monde par leur puissance évocatrice, leur manière de préserver ce qui n’est plus, de remodeler les géographies, les gestes, les expressions, les scènes, d’ancrer les strates du passé dans nos imaginaires ?
Une nostalgie emplie de brumes accompagne les déambulations de la narratrice dans la ville et dans ses réminiscences. Les lieux mouvants dans leurs architectures qui ne cessent de se réinventer sont emplis de fantômes. Une manière délicate de parler aussi de la littérature…
Jour de ressac, Maylis de Kerangal, éditions Verticales