Ne pas se fier au titre ! Le Château des Rentiers ne vous convie pas à une intrigue convenue où s’exposent les affres d’une haute société désœuvrée. L’auteure Agnès Desarthe s’inspire tout simplement (et s’en amuse) de l’adresse de ses grands-parents maternels, Boris et Tsila, à Paris. À partir de l’évocation de ces êtres chers, se reconstruisent les strates du temps, ainsi que s’amorcent des projets. Considérant le lieu de vie de ses grands-parents comme une sorte de phalanstère réunissant leurs amis, originaires comme eux d’Europe Centrale, Agnès Desarthe se prend à rêver de la reproduction d’un tel modèle pour elle et ses amis lorsqu’ils seront vraiment vieux.

Peu à peu les frontières entre passé et présent se floutent, se superposent, se complètent en une esthétique fragmentaire. Les courts chapitres, tous dotés de noms comme dans un livre pour enfants (sobre et délicate fausse naïveté de la fable), esquissent des pans de vie, remontent le temps auprès du grand-père mort à Auschwitz et de celui qui l’a « remplacé », brossent le portrait de la petite fille que fut Agnès qui se raconte aux différents âges de sa vie, posent la question du travail de l’écrivain, de son droit à parler de ce qu’il n’a pas vécu lui-même. La plongée dans les souvenirs s’attarde sur le « gâteau aux noix » mangé au « Château des Rentiers », « génoise de l’immortalité » dont la recette jamais transmise est perdue, ne laissant que le souvenir son goût… Dans cet endroit d’utopie vécue, « vieux ne signifiait pas « bientôt mort ». Vieux signifiait « encore là ». Vieux au Château des Rentiers, était synonyme de temps ». La mémoire familiale se tisse, et avec elle la grande histoire, la guerre, les déportations, s’immisce dans le labyrinthe des langues à la suite de Jean-Pierre Minaudier (La Poésie du gérondif), effleure la vie de personnes proches, s’embarque dans la danse orientale, va au ski, remarque les membres qui s’ankylosent, les rides qui s’incrustent, évoque des témoignages, les retrouvailles avec la voix de sa mère enregistrée par la fondation Speilberg, les dialogues avec l’« alterego » (cocasses et pertinents !) de l’auteure.

Le château des rentiers, Agnès Desarthe, éditions de l'olivier

Les souvenirs orchestrent l’écriture avec finesse. L’intime se dit, observe les autres, le monde, ne cherche pas à édifier un monument proustien ou une pensée définitive, mais séduit par sa petite musique, son style lumineux, son humour, sa tendresse, s’inscrit dans le flux du temps en accepte le cours. La vieillesse, ici porteuse d’espoir, est bruit de vie et de joie. « Mon jardin contient toutes les saisons, celles qui ont fui et celles à venir ». Un art poétique qui se transmue en ode à la joie d’être…

                                                                    Le Château des Rentiers, Agnès Desarthe, éditions de l’Olivier