Avec son dernier livre, Hotel Roma, Pierre Adrian part sur les traces des derniers mois du poète italien Cesare Pavese. L’auteur du Métier de vivre (posthume, 1952) s’est suicidé le 27 août 1950 à Turin dans la chambre 346 de l’Hotel Roma (orthographe italienne), place Carlo-Felice. Auparavant, Pierre Adrian était parti pour l’Italie et s’était livré à l’exercice passionnant d’un récit de voyage dans La piste Pasolini (éditions des Équateurs, 2015), ouvrage au cours duquel il se livrait à la recherche du « meneur d’âmes, meneur de nos petites âmes paumées du nouveau siècle ». Pierre Adrian opposera parfois dans son ouvrage les deux « P », tous deux géniaux et si dissemblables.

La fascination de la fin ?

« Pavese portait le suicide en lui comme une malédiction. Le suicide lui appartenait au même titre que sa pipe ou ses lunettes », explique Pierre Adrian, dans sa quête de sens. Deux citations du poète résonnent avec force : « tout cela me dégoûte. – Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus », note Pavese dans ses dernières lignes du Métier de vivre, journal intime qu’il tint de 1935 à 1950, puis, mots ultimes laissés à côté des boîtes de somnifère le 27 août, « Je pardonne à tout le monde et à tout le monde je demande pardon. Ça va ? Ne faites pas trop de commérages ».

Le choix de la mort n’est pas lié à un mépris de la vie.
Cette dernière est célébrée, aimée. Lorsque l’auteur/narrateur « (songe) aux écrivains qui (ont) choisi la mort et entretenu dans leur œuvre le « vice absurde », le suicide de Pavese (lui fait) naturellement penser à celui de Stig Dagerman » :
« il y avait chez Dagerman une tristesse acquise, un désespoir qui cohabitait avec un appétit pour la vie.
Une soif de liberté existentielle, l’absolu, le choix d’une vie qui ne transigeait pas avec les idéaux et finirait mal ».  
C’est sur ce paradoxe qu’insiste l’auteur : le déchirement, le désespoir indissolublement liés à un amour de la vie, de la beauté.
C’est de cette faille irréductible que semble éclore l’œuvre d’art.

Hotel Roma de Pierre Adrian

Un voyage dans l’intime

Les pérégrinations du narrateur le mènent sur les lieux qui ont marqué l’écrivain, Turin, les Langhes (Langhe en italien), Santo Stefano Belbo où il est enterré, Brancaleone où il fut exilé par les fascistes, Rome, les campagnes piémontaises… collines, villes, un peu de mer, mais si peu aimée… Ces paysages que Pierre Adrian sillonne avec « la fille à la peau mate » abritent leur amour naissant, signifient leurs retrouvailles. Leur mémoire palimpseste tisse de nouvelles trames, accordant aux endroits visités des strates de lecture neuves.

Ils suivent Pavese, lorsqu’il « partait marcher dans les collines avec son chien en fumant la pipe. » Pas de militantisme chez le poète ! « il avait déjà cerné le risque de la bêtise chez le militant, sa manière absolue d’être au monde, ses grands sermons définitifs, sa stérilité et le temps qu’il perdait ». Prennent une grande place les amours déçues : les femmes passent, n’osent lui dire « je t’aime », et Cesare Pavese ne les retient pas. Une seule, l’américaine Constance Dowling semble lui avoir apporté un bonheur éphémère. Délicat, subtil, Pavese traduit les grands textes, à l’instar de Giono pour la France, il fera la première traduction italienne de Moby Dick de Melville. Quel est son propre Léviathan ?

Pierre Adrian © XDR

Pierre Adrian/ Photo Francesca Mantovani © Gallimard

Les contemporains de Pavese apparaissent, silhouettes plus ou moins creusées, auteurs comme Italo Calvino, artistes telle Monica Vitti, cinéastes, dont Antonioni. Les poèmes, les extraits de lettres, de journaux intimes, émergent, points d’ancrage de réflexions, d’itinéraires. La tragédie se pare d’une dignité distante, délicatesse de dandy d’un autre monde. Le texte de Pierre Adrian est inclassable : dans l’orbe élégante des mots se dessine l’histoire de l’Italie, de ses intellectuels, du foisonnement de ses artistes et de leurs créations. On se laisse séduire par cette voix subtile qui transmute en art les remuements des âmes et de l’Histoire et affirme que « Cesare Pavese est mort pour que nous apprenions à vivre ». Et l’on se replonge avec délectation dans l’œuvre de celui qui voulait « donner la poésie aux hommes ».

Hotel Roma, Pierre Adrian, éditions Gallimard

« Hotel Roma » de Pierre Adrian  #booktube