C’est la saison des beaux livres, s’il en est un qui dépasse le simple critère de la perle rare c’est sans doute celui du chorégraphe Jean-Christophe Maillot, La danse en festin, paru chez Gallimard. Outre le grand format, la beauté des photos en noir et blanc ou en couleurs, il y a le ou plutôt les textes, certains en pleine page, d’autres, comme glissés en note, petites incises fines, paperolles proustiennes recélant une réflexion supplémentaire, une remarque, une pensée éclairante. Jean-Christophe Maillot s’y raconte avec la complicité de l’écrivain Jean-Marie Laclavetine, convie de nombreux compagnons de route à le rejoindre, chorégraphes, peintres, danseurs et danseuses, scénographes, créateurs de mode, plus de cinquante artistes dont les itinéraires ont croisé le sien, mais aussi les auteurs dont les mots nous ont bercés, Rimbaud, Montaigne, Goethe… 

L’art de la danse est un art collectif. Le chorégraphe explique qu’il lui est impossible de composer seul dans un bureau. Le studio, la présence des danseurs lui sont indispensables.  
En résulte un récit aux multiples facettes, passionnant, passionné qui nous fait apprécier plus finement les arcanes de l’art paradoxalement si solitaire et si collectivement intime qu’est la danse. Quarante ans de carrière dont trente à la tête des Ballets de Monte-Carlo, moment de bilan sans doute, un retour sur un parcours, ses rencontres, ses mûrissements. 

Casse-Noisette © Alice Blangero

Casse-Noisette © Alice Blangero

« Voilà plus de quarante ans que je crée des ballets. Cela fait cependant peu de temps que je me considère comme un chorégraphe, affirme Jean-Christophe Maillot au début du volume. Cette prise de conscience a longtemps été différée par des circonstances qui, à certains moments de ma vie, m’ont donné à penser que je n’étais pas légitime en tant que chorégraphe. Un faiseur de pas tout au plus ».
Pourtant, il y a au départ une famille aimante, soudée, artiste, recevant des artistes, un père fabuleux, peintre, une mère présente qui n’hésite pas à trimballer ses deux bambins, Jean-Christophe et Bertrand au Grand Théâtre de Tours où son époux conçoit les décors des opéras, des pièces de théâtre et des ballets.  Ambiance fiévreuse de créations, de partages d’idées, dans laquelle le « petit ange blond » effectue ses premiers pas de danse et illumine déjà les planches du Grand Théâtre avant de devenir le Petit Poucet du film de Michel Boisrond, puis l’élève de Rosella Hightower et le danseur de John Neumeier qui se souvient de « ce pas presque infaisable qu’(il) avait inventé (et qui) n’a jamais été aussi bien exécuté » que par ce « jeune homme aux très longs cheveux blonds, au sourire magnétique » entré dans sa compagnie au sortir de l’école de Rosella Hightower.

Puis il y a l’accident, la carrière de danseur qui s’arrête. « Je ne crois pas que j’avais vraiment le courage d’être un danseur avec sa discipline », raconte-t-il dans le film réalisé par Louise Narboni, De l’amour, accessible par le QR Code mentionné à la fin du volume, autre rendez-vous avec l’artiste, poignant, intime, poétique, sensible, qui ajoute à la déclaration d’amour à la danse, aux danseurs, à l’univers des arts qui se mêlent pour que la magie opère, déclinée tout au long du livre. 

Atelier Ballets de Monte-Carlo © Ballets de Monte-Carlo

Atelier Ballets de Monte-Carlo © Ballets de Monte-Carlo

Mais la faim d’ogre de création, de danse reste, inextinguible, nourrie de rencontres d’exception, qu’elles soient de décideurs, d’artistes dont les noms et les mots viennent rejoindre le chorégraphe au fil de l’exploration de son cheminement, un véritable dictionnaire polyphonique de la chorégraphie.
Les thématiques se succèdent, amoureuses, le bonheur de « raconter des histoires », de relier « la plume et la pointe » en travaillant avec des écrivains, Jean-Marie Laclavetine ou Jean Rouaud, « l’univers des contes », la fascination pour la capacité des corps à traduire l’indicible : « le corps dit tout », la relation entre Éros et Thanatos, indissociables pulsions qui font la fragilité et la force des corps et des êtres. Il y a les étapes des amours, depuis leurs commencements à leurs déchirements, le cirque par qui tout a vraiment commencé, sous le chapiteau ambulant du premier Casse-Noisette, la « renaissance à Monaco », le théâtre qui se plaît aux mises en abîme, la musique avant toute chose qui suit les partitions des compositeurs du passé et du monde contemporain avec la précieuse collaboration de Bertrand Maillot, frère et ami (« J’ai, par moments, l’impression que mon frère compose à travers moi et que je chorégraphie à travers lui » sourit ce dernier), puis la muse, l’indispensable, la fée, intuitive, précédant la pensée du chorégraphe, avec son corps capable de toutes les incarnations, de toutes les abstractions, Bernice Coppieters à laquelle est consacré le court film (25 minutes)  réalisé par Ange Leccia en 2006, Bernice, accessible par un QR Code page 133.

Contrairement aux clichés véhiculés sur une danse de concurrences avides et parfois déloyales que l’on retrouve dans foule de romans, il n’y a ici que la volonté de partage, de recherche de la perfection de chacun car elle sert le projet commun. Sans cesse devant la critique impitoyable du miroir, les artistes de la danse aiguisent non seulement leur technique mais leur capacité à transcrire dans leur corps les émotions, les récits, les mouvements les plus infimes des âmes. 

Vers un pays sage © Yann Coatsaliou

Vers un pays sage © Yann Coatsaliou

Dans le feuillet intitulé « Le ballet invisible », Jean-Christophe Maillot écrit : « Avant d’être des œuvres racontées au public, mes ballets sont des histoires entre les danseurs et moi. Rien ne voit le jour que nous ne l’ayons au préalable vécu ensemble. Je ris, je pleure, je fais le pitre… Ils lisent en moi comme dans un livre ouvert et ils dansent. » Il est aussi des instants de grâce absolue, « le pas de deux : la chair partagée ». « La danse est faite de chair et d’émancipation. En cela, elle ramène toujours à la sensualité qui est l’expression même du corps libéré. »
Les décors se lient à cette communion artistique, par le biais d’immenses peintres, plasticiens, scénographes. Ernest Pignon-Ernest aime « la manière dont (les) chorégraphies (de Jean-Christophe Maillot) semblent naître du danseur même, comme des dessins. Dans un processus qui passe par une espèce de complicité, d’intelligence collective suscitée, Jean-Christophe Maillot propose un geste, l’explique, le fait lui-même, le répète avec le partenaire, le nourrit, l’approfondit (…) Je pense à cette phrase attribuée à Michel-Ange : « j’ai vu un ange dans le marbre et j’ai seulement ciselé jusqu’à l’en libérer. » (…) Jean-Christophe, de la forme fait émerger du sens. »
On aimerait citer tout le livre tant ses mots renvoient à la réalité profonde d’un art intensément vécu. On aime se perdre dans ses pages, muser entre les photographies, se remémorer des spectacles vus, aimés (en-est-il qui ne l’ont pas été !), s’attarder sur une phrase, une remarque, se délecter de ce banquet.

La danse en festin, Jean-Christophe Maillot, éditions Gallimard