Le dernier texte de Miguel Bonnefoy, Le rêve du jaguar, paru aux éditions Rivages, nous offre une plongée vertigineuse dans une épopée qui englobe le destin d’une famille et de son siècle. 
À l’origine de l’ouvrage, il y a un mythe familial : le grand-père de l’auteur, Antonio Borja Romero, devenu, après une enfance de « ruffian » et de misère, cardiologue, fondateur de la première université de Maracaibo et directeur de nombreux hôpitaux. À ce personnage est indissolublement attaché celui de celle qui sera son épouse, Ana Maria Rodriguez, première femme médecin de l’État de Zulia. Cette filiation n’est rendue explicite qu’à la fin du roman, mais soulignée d’emblée par la quatrième de couverture. 

Le sujet du livre englobe bien plus qu’une histoire ou l’Histoire. En quatre vastes chapitres, correspondant au « couple fondateur » puis aux deux générations suivantes, Antonio, Ana Maria, Venezuela, Cristóbal, se construit un ensemble foisonnant, composé d’une myriade de micro-récits qui ne sont pas des digressions gratuites mais qui s’enchâssent avec justesse dans l’édifice protéiforme, contribuant à son équilibre en un tissage serré où miroitent sens et interprétations. Tel personnage éphémère au détour d’un paragraphe sera un élément crucial plus tard.

Copia de Ana Maria et Antonio, avant de se marier © X.D.R.

Copia de Ana Maria et Antonio, avant de se marier © X.D.R.

« Au troisième jour de sa vie, Antonio Borjas Romero fut abandonné sur les marches d’une église dans une rue qui porte aujourd’hui son nom ». Les premiers mots du roman, et qui en seront les derniers, nous donnent sa clé de lecture. Il n’est pas nécessaire de chercher à sauter des pages pour se rassurer quant au sort des personnages : on sait d’emblée que le bébé de trois jours, quoi qu’il arrive, gagnera une reconnaissance de ses pairs suffisante pour voir son nom accolé à une rue. 

À l’instar de l’écriture de la tragédie grecque antique, l’important est la manière dont les évènements vont s’enchaîner et surtout comment ils vont être racontés.
Étrangement, Antonio est recueilli par une femme muette, ce qui le conduit à une autre forme de langage, par signes, mais aussi à une autre perception du monde : il saura écouter, observer, percevoir les significations des non-dits…
Un cri poussé ici aura des répercussions jusqu’au-delà des océans, des forêts, du temps…
Les légendes nourrissent l’imaginaire d’Antonio comme elles le feront pour le petit Cristóbal, cosmogonies disparates de tous les continents, où se croisent les éléphants du Népal, le Libertador Simón Bolivar, le « pays de la cannelle de Pizzarro », la vierge en or massif de Benito Bonito, les carapaces en diamant des tortues, les fragrances envoûtantes des mangroves aux caïmans insolites et aux singes criards…

Ana Maria et Antonio, fête à Maracaibo © X.D.R.

Copia de Ana Maria et Antonio. Fete à Maracaibo © X.D.R.

Tout est matière à récit et à conte. C’est un pingouin échoué on ne sait pourquoi sur la grève de Maracaibo, au milieu des Caraïbes qui sera à l’origine d’un bijou que se transmettront les membres de la famille d’Ana Maria… Aucun détail n’est dépourvu de dimension romanesque, chaque objet, chaque lieu, chaque être, est le dépositaire d’une histoire extraordinaire. Le cahier qu’Antonio remplira d’histoires d’amour collectées à la gare en est un exemple : les gens feront la queue pour lui raconter une anecdote, une page vécue, lue, entendue.

On vit à travers cette saga flamboyante les remuements du pays : découverte de puits de pétrole et ses conséquences, dictature, soulèvements, démocratie… Émergent des personnages attachants, qu’ils soient bandits, escrocs, ivrognes, sages, êtres habités par leurs démons ou hantés de souvenirs et de visions prémonitoires… Une fresque multiforme se dessine, agencée au cordeau, en une écriture fluide de conteur qui emmène le lecteur où elle veut, puissante, chargée de poésie, de narrations rocambolesques, qui rendent au monde son poids de magie, vivante, luxuriante.

Miguel Bonnefoy

Miguel Bonnefoy © Aurélie Lamachère

Miguel Bonnefoy s’inscrit dans la fantastique lignée des écrivains d’Amérique du Sud comme Gabriel García Márquez avec une aisance éblouissante. « Lire c’est voyager » dira sa mère à Cristóbal, qui est aussi un avatar de l’auteur, « lire c’est rester », pensera-t-il, car les livres offrent une permanence au sein des métamorphoses du monde : « les romans sont un île entourée de terre ». Et cette île est peuplée d’échos, de jeux de miroir, de rencontres, de lieux aussi étonnants que leurs habitants ou les voyageurs qui les traversent. Et le jaguar du titre dans tout cela ? c’est encore une histoire…

Le rêve du jaguar, Miguel Bonnefoy, éditions Rivages

Tous mes remerciements au prêt des photographies de ses grands-parents par Miguel Bonnefoy. 

En bonus le poème de Leconte de Lisle

Le rêve du jaguar

Sous les noirs acajous, les lianes en fleur,
Dans l’air lourd, immobile et saturé de mouches,
Pendent, et, s’enroulant en bas parmi les souches,
Bercent le perroquet splendide et querelleur,
L’araignée au dos jaune et les singes farouches.
C’est là que le tueur de boeufs et de chevaux,
Le long des vieux troncs morts à l’écorce moussue,
Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.
Il va, frottant ses reins musculeux qu’il bossue;
Et, du mufle béant par la soif alourdi,
Un souffle rauque et bref, d’une brusque secousse,
Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,
Dont la fuite étincelle à travers l’herbe rousse.
En un creux du bois sombre interdit au soleil
Il s’affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
D’un large coup de langue il se lustre la patte ;
Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;
Et, dans l’illusion de ses forces inertes,
Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,
Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,
Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

Douanier Rousseau Jungle équatoriale

Le Douanier Rousseau, Jungle équatoriale

Placa conmemorativa de la instalación de la Universidad del Zulia en el templo de San Francisco, por el Rector Antonio Borjas Romero © X.D.R.

Placa conmemorativa de la instalación de la Universidad del Zulia en el templo de San Francisco, por el Rector Antonio Borjas Romero © X.D.R.

Photographie trouvée lors de mes errances sur le web.