Guillaume Perilhou aborde dans son deuxième roman, La Couronne du serpent, les destins entremêlés du cinéaste Luchino Visconti et celui qu’il présenta comme « le plus beau garçon du monde », Björn Andrésen. Plus encore que ses personnages, êtres réels dont il invente lettres et journaux intimes, l’auteur explore la relation entre le créateur et son œuvre, le démiurge et ses Galatée, mais aussi l’ambivalence de la beauté et l’irréductible dualité d’Éros et Thanatos.
Le fil conducteur principal semblerait d’après la quatrième de couverture la mise à l’épreuve de la beauté dans le regard de l’autre qui la juge, la désire, la transcende. La nouvelle de Thomas Mann qui inspira Visconti pour Mort à Venise met en scène Gustav von Aschenbach, écrivain munichois dans la cinquantaine, troublé par Tadzio, jeune adolescent polonais qu’il n’osera jamais aborder. Il mourra de l’épidémie de choléra qui sévit alors sur Venise en s’obstinant à rester dans cette ville juste pour continuer à avoir la possibilité de voir le jeune garçon qui le fascine. Son obsession pour la beauté angélique du jeune garçon, « blond aux yeux clairs » participera à la vision d’un monde qui se noie, mirage d’un absolu. La fulgurance de l’instant d’éblouissement est transcrite paradoxalement par l’immobilité d’un temps qui se cristallise, sublimé par l’Adagietto de Mahler. La dégradation, sujet de la fiction de Thomas Mann, tournée au sein d’une Venise mortifère, y prend des allures lyriques aux fragrances aussi sensuelles que spirituelles où désir et mort se conjuguent.
Les armoiries de la famille de Luchino Visconti, une guivre dévorant un enfant, prennent l’allure de présage tragique : le créateur est aussi dévoreur d’âmes, sacrifiant tout à son art. Morte a Venezia (Mort à Venise) est le deuxième volet de sa trilogie allemande, précédé des Damnés (1969) et suivi de Ludwig : Le Crépuscule des dieux. Le jeune roi de Bavière, Ludwig, y est interprété par Helmut Berger qui sera le dernier compagnon de Luchino Visconti.
Les lettres et des extraits de journaux intimes tissent la trame d’un texte qui se construit de leur juxtaposition. Il ne s’agit pas d’un roman épistolaire à proprement parler, les lettres n’exigent pas de réponses, et n’en reçoivent pas. Chacune donne la photographie d’un état d’esprit, datant l’évolution des personnages, 1970, 1971, 1972, 2020, et les insérant dans l’écrin d’un lieu, Venise, Stockholm, Cannes, Rome, Tokyo…
Les mots d’Helmut Berger, Luchino Visconti, Björn Andrésen, Robine, fille de ce dernier, s’entrelacent. La mort hante l’œuvre, depuis la mère suicidée de Björn, à celle de Visconti, ou de Dirk Bogarde qui interpréta Aschenbach. Comment redevenir soi-même après le réel traumatisme de Mort à Venise ? Le jeune acteur, utilisé comme une marionnette muette par le cinéaste qui lui donne juste des indications de jeu, n’a pas conscience du rôle trouble qu’il joue, incarnation de désirs interdits, qui le placeront dans le rôle d’une icône gay qui l’insupportera toute sa vie. Il sera même modèle pour des mangas lors de son voyage de promotion du film au Japon, influençant les shōjo (partie des mangas destinés aux filles) de Keiko Takemiya et Moto Hagio.
Il n’est pas question uniquement d’œuvre d’art dans ce livre, mais aussi de l’impact de la création sur les êtres qui y sont impliqués au point de perdre leur identité propre : « Pourquoi l’appeler encore Björn Andrésen ? Il est Tadzio, maintenant. Seulement Tadzio. Une créature réelle, splendide, autant qu’une idée abstraite, un produit de l’esprit, dit Visconti ». Björn adulte se remémore les mots du cinéaste lors du casting auquel sa grand-mère Nanna l’a traîné : « tu vas voir ce qu’on va faire ensemble, Björn, la vie en mieux».
Parallèlement, Visconti prépare Ludwig avec Helmut Berger qui pourrait être Björn plus âgé. Il a quelque chose d’infiniment triste dans les lettres où le cinéaste se plaint des dépenses faites sur son compte par l’acteur qu’il chérit et qui lui est si souvent infidèle. Dans sa propre vie, semblent se développer les thèmes qui nourrissent ses films, déliquescence d’une société, d’une époque, avec ses sursauts, une fascination pour la beauté dans son absolu et les mœurs interdites alors. Les coulisses des âmes se dévoilent sous la plume fine et acérée de Guillaume Perilhou. Le biais des lettres et des journaux intimes permet une plongée directe dans les tréfonds des âmes qui se mettent en scène certes, mais se confient et cherchent à analyser profondément les remuements de leurs pensées. Le vocabulaire de chacun s’adapte avec une délicate précision à leurs univers particuliers. On retrouvera par exemple des échos de sa noblesse chez Visconti qui évoque les « porphyrogénètes » (surnom attribué aux princes et princesses nés alors que leur père était empereur, donc, « nés dans la pourpre », couleur des grands de ce monde).
Affiche de Ludwig: Le crépuscule des dieux de Luchino Visconti © XDR
On déchiffre dans le kaléidoscope dense des voix qui se croisent mais ne se rencontrent pas, les souffrances, les éblouissements, les attitudes face à la vie et à la création… Émergent les figures de La Callas, de Balthus, de Romy Schneider. La littérature est omniprésente, bien sûr, Thomas Mann, mais également Tennessee Williams et surtout Proust dont la Recherche hante Visconti.
L’ensemble est fascinant, érudit, pose la question des limites. Tout peut-il être admis au nom de l’art ? Björn, dans le post-scriptum d’une de ses lettres à sa fille rappelle les mots lus dans le journal Libération : « Quand Luchino Visconti s’attarde sur le petit cul potelé de son petit garçon d’amour, ça passe comme une lettre à la poste. Quand c’est d’époque, ça passe. Chez Visconti, ça passe. Il n’y a pas de détournement de mineur, juste un détournement de regard ».
Guillaume Perilhou © Les éditions de l’Observatoire
Dans Mort à Venise, Aschenbach déclare « l’artiste est un chasseur œuvrant dans l’obscurité »… Faut-il conserver cette vision si romantique soutenue par Visconti à la fin du roman avec des acceptions si terrifiantes si on prend les termes au pied de la lettre « l’art (…) était une divinité à qui l’on devait des sacrifices ». L’ombre du Booz endormi de Victor Hugo plane sur tout cela, lumineuse dans l’obscurité des étoiles.
La Couronne du Serpent, Guillaume Perilhou, Les éditions de l’Observatoire
Interview de Björn Andrésen en 2021 (source: DassCinemag, sur Youtube)
Présentation de son livre par l’auteur à la librairie Mollat (Bordeaux).