Invitée par l’association Nouvelles Hybrides, Gaëlle Obiégly présentait ses deux derniers opus, Totalement inconnu, paru chez Christian Bourgeois Éditeur en 2022 et Sans valeur paru chez Bayard en 2023. 
Son parcours la mène de sa Beauce natale à Paris, aux études d’histoire de l’art à la Sorbonne et à l’apprentissage du russe à l’INALCO. L’écriture se plie aux dialogues de cinéma dans les films de Pierre Weiss dont elle est souvent une interprète, arpente les pages de douze livres dont l’un, Mon prochain (éditions Verticales) reçoit le Prix Pierre-Mac Orlan en 2014. Gaëlle Obliégly est aussi une performeuse et travaille avec de artistes, cinéastes, plasticiens, chorégraphes, (ainsi avec la chorégraphe Ivana Müller elle imagine le spectacle Entre-deux autour du verbe « broder »). Elle cofonde aussi le musée des valeurs sentimentales, c’est aussi le titre de l’un de ses romans, avec l’historienne de l’art Francesca Alberte et l’architecte Stéphanie Fabre. Ce musée est destiné à recueillir des objets fétichisés. Ce rapport aux objets est aussi une relation au langage thème que l’on retrouve dans les ouvrages de l’autrice (on gardera le terme même si son utilisatrice le trouve tout de même un peu « acide »). 

Orchestration livresque

Les deux derniers textes de Gaëlle Obiégly, Sans valeur et Totalement inconnu ont un point commun : ils sont tous les deux rédigés à la première personne. On pourra évoquer l’ambiguïté du « je » qui entretient l’énigme de l’identité du locuteur, est-ce l’auteur-trice qui parle, est-ce un double, un personnage totalement autre (pour jouer sur la formule rimbaldienne « je suis un autre »). Cette possible confusion convient très bien à son approche du monde et du langage : les mots sont comme une enveloppe posée sur le monde et en le cachant, le révèlent. C’est ce qui ressort de ce que l’autrice écrit à propos de l’emballement du pont neuf par Christo dans Totalement inconnu. Elle écrira aussi : « je vois à travers le mot. Le mot me fait traverser la réalité. »

On peut faire l’exercice d’ouvrir n’importe lequel de ces deux livres à n’importe quelle page, on sera instantanément happé, retenu par une réflexion, une image, une formule, un détail, comme dans ces tableaux de Jérôme Bosch sur lesquels on peut zoomer à l’infini ou presque et où toujours il y aura un objet qui attirera notre attention.

Le texte progresse avec une grande finesse, par des glissements, des mots en miroir, des situations réitérées, des images, des paysages, qui appellent d’autres conversations et expériences.

Il y a une manière à la Montaigne, « à sauts et à gambades » dans un agencement au cordeau, au rythme de « l’allure poétique » chère à l’auteur des Essais.

Par exemple, un inconnu masqué croisé à une table durant une période covidienne s’avère cinéaste et fort loquace après des débuts mutiques et assène à la narratrice « tu confondrais pas le savoir et la connaissance ? » (in Totalement inconnu).

Totalement inconnu, Gaëlle Obiégly

Ces mots trouvent de longues ramifications où ces deux termes se voient définis peu à peu en variantes qui ajoutent une parcelle de sens supplémentaire à chaque nouvelle étape. « Le savoir m’intimide, la connaissance m’émerveille. C’est la différence que je fais entre les deux » affirme la narratrice en point de départ à une réflexion qui va venir la hanter au même titre que le « soldat inconnu ». Des voix intérieures sont venues lui demander de composer une conférence à propos de ce soldat aussi particulier qu’universel. Plus tard, le personnage sera amené à confronter savoir-faire et connaissance dans un fablab : « à cette occasion, j’ai découvert qui la connaissance et le savoir-faire s’articulent ». Puis au chapitre suivant se développe un sentiment d’extase pour Kant et son approche de « la connaissance » et ramène de nouveau au soldat inconnu.

Autour du chapitre choisi par l’autrice en lecture (début page 171) les autres semblent s’orchestrer en étoile, reflétant les sujets qui y sont condensés, la mort, la formation intellectuelle, l’articulation savoir/connaissance, l’approche des œuvres d’art, ce qu’elles nous disent, le soldat inconnu, notre appartenance commune à ces étranges animaux qu’est l’espèce humaine, l’amour pour les auteurs (ici Apollinaire, ailleurs il y aura Tolstoï, Kant, et tant d’autres), Yvette sa grand-mère, la peinture, la nécessité des émotions, le tri mais le thème sera traité plus amplement dans Sans valeur

Le soldat inconnu © X-D.R.

Le soldat inconnu © X-D.R.

Une forme en vers libre naît d’elle-même au fil des mots, mélisme opportun qui laisse la pensée s’aventurer dans une poétisation du monde.
Les références littéraires affleurent un peu partout, ainsi l’égotisme stendhalien, cette plongée dans l’intime qui donne à l’égotiste une perception aiguë de soi. Défaut ? c’est selon le type d’attitude décrit, volonté d’être au premier plan ou plutôt se réfugier en soi-même pour mieux comprendre les mouvements de son âme. 

En ce sens l’égotisme ne serait-il pas l’une des qualités de l’écrivain ? En lui semble se résumer toute l’histoire de l’humanité, en lui tout a été déjà vécu : « je les ai toutes vécues, toutes les périodes historiques et préhistoriques ».
Une attention particulière est posée sur les outils de l’écriture, les déterminants définis ou indéfinis qui universalisent ou objectivisent ce qu’ils introduisent, ou les pronoms, le «je», distant et proche de celui ou celle qui l’utilise, le « tu » adressé aux morts et qui par ricochet parle aux vivants, déniant la réalité de la mort et poétisant ainsi le monde.
L’écriture fluide adopte le mouvement d’une pensée en mouvement, s’égare en anecdotes savoureuses, joue avec le langage, avec un humour délicieux.

Pont Neuf emballé par Christo © X-D.R.

Pont Neuf emballé par Christo © X-D.R.

La saga du petit tas d’ordures

Sans valeur, paru un an après totalement inconnu, semble en être un prolongement, une application concrète des rêveries (le mot serait à prendre au sens des rêveries du promeneur solitaire que fut Rousseau) autour de ce « totalement inconnu ». On renoue avec une forme plus classique.

Tout un récit se développe autour de ce qui fait la valeur des choses. Valeur marchande, valeur sentimentale, valeur documentaire… Le point de départ est « un petit tas d’ordures» croisé par hasard, illustration facétieuse du principe de sérendipité ? Le personnage, encore un « je » mais ici totalement autobiographique, est en train de déménager, de trier, de jeter, de faire le vide : « L’encombrement est un frein ». Or, tandis que la narratrice s’échine à déterminer ce qui est à jeter et ce qui pourrait être destiné aux archives, voici qu’elle rencontre ce petit tas de papiers qui semble vraiment lui faire de l’œil. C’est infiniment drôle et profond.

Sans valeur, Gaëlle Obiégly

Est décrit un véritable hymne aux biffins, c’est-à-dire aux chiffonniers, ces personnes qui refusent tout simplement la mort puisqu’ils extraient des rejets ce qui a été abandonné. Les archives sont définies par leur étymologie, et le « sauvetage » du petit tas d’ordures se voit inclus dans l’archivage des affaires de l’autrice ! Est-ce la présence d’un ticket de PMU qui tremble au-dessus du tas et l’hypothétique promesse d’un argent bien utile lors d’un déménagement, (la difficulté à se loger est évoquée aussi !!!) ou le livre réunissant les textes d’Etty Hillesum, jeune femme juive déportée et morte à Auschwitz.
Les historiettes se multiplient, telles le musée des objets récoltés par un chiffonnier collectionneur, l’épisode du « croûton » gardé, offert en cadeau de mariage, le « tableau du singe gris »…
L’autrice insiste sur le fait qu’elle se refuse à laisser journaux intimes ou lettres et qu’elle les voue à la destruction. « Je n’ai pas d’égo ni d’envie de me penser comme objet d’étude », sourit-elle. Sans doute, à l’instar de René Char, elle pense qu’« un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. »

La rencontre a eu lieu à la bibliothèque d’Ansouis le 24 janvier 2025