Dédiée au journaliste et compagnon de route, Jean-Pierre Salgas parti le 11 avril dernier, la dernière édition des Écritures Croisées n’accueillait pas moins de deux prix Nobel sous les voiles déployées au-dessus de l’amphithéâtre de la Manufacture
Annie Terrier fondatrice et âme de cette manifestation qui durant quarante ans a su développer une image atypique et ô combien pertinente et riche de ce que peut être une fête du livre, évoquait avec un étonnement ébloui le parcours accompli. Tant d’auteurs qui, dans la lignée du festival littéraire Les Belles Étrangères, le rappelait le « dernier président » des Écritures croisées, Jean-François Chougnet, ont été conviés dans la ville d’Aix-en-Provence pour cette « épreuve de l’étranger » chère à Annie Terrier, qui a ouvert tant de pistes, fait mûrir les esprits, a élargi nos horizons, a peuplé nos imaginaires, nourri nos réflexions, approfondi nos approches du monde et de nous-mêmes.
Un esprit particulier
Gérard Meudal, traducteur entre autres de Paul Auster, Norman Mailer, Salman Rushdie, et animateur éclairé et précis de nombre de rencontres avec les auteurs depuis de longues années, partageait avec le public des mots adressés à Annie Terrier, dont ceux d’Hannah Schygulla et de Salman Rushdie qui aurait dû être là, mais « présent avec (nous) en esprit »… Cet esprit qui a sous-tendu les fêtes du livre aixoises a été unique : jamais il ne s’est agi de « foire aux livres » agrémentée de quelques tables rondes, mais d’une réelle rencontre avec des auteurs, des œuvres, leur teneur, leur lecture de notre humanité. Tour de force de cette approche, jamais l’on ne s’est abîmé dans des analyses universitaires hors-sol, être à l aportée de tous sans condescendance, : la simplicité des évocations et des discours mettaient à la portée de tous les pensées les plus complexes, les problématiques les plus ardues, passant par l’anecdote, la confidence, les exemples éclairants, les lectures finement amenées (on gardera en mémoire, entre autres, celles d’Anne Alvaro, de Nicole Garcia, d’Alain Simon, adepte de marathons fantastiques), les films présentés par les auteurs, les passages musicaux, la danse (sublime dernière danse du GUID sur des extraits de chorégraphies d’Angelin Preljocaj, cette année !)… On est partis loin, avec Russel Banks, Philip Roth, Antonio Tabucchi, Toni Morrison, V.S. Naipaul, Günter Grass, Kenzaburô Oé, David, Grossman, Salman Rushdie, Stéphane Hessel, Carlos Fuentes, et tant et tant, phares de notre époque.
Annie Terrier et Kenzaburo Oé © D.R.
Deux géants
Wole Soyinka et J.M. Coetzee étaient les invités de cette clôture, tous deux prix Nobel, le premier en 1986, le second en 2003. Les deux étaient conviés à parler de leur approche de la littérature. Wole Soyinka se défendit d’être romancier : « je suis un auteur de théâtre, c’est ma spécialité, j’anime des ateliers, je mets en scène j’écris pour des compagnies. Je ne me considère pas comme un romancier, plutôt comme un romancier accidentel. » Face aux étudiants, il précisera son goût de « manipuler les histoires », son appétit insatiable de lecture, et ce dès l’enfance : « je lisais alors que je ne savais pas encore lire », sourit-il, « je ne pense pas que je voulais être un écrivain, mais je me considérais comme un écrivain ». Son écriture théâtrale s’adapte aux comédiens, prend des tours inattendus, « nous, écrivains, sommes imprévisibles ! », d’ailleurs, il explique « je ne suis pas de ceux qui s’assoient derrière leur bureau à heures fixes, je n’ai aucune discipline. Une idée peut naître, attendre parfois des années avant d’être écrite, mais alors, lorsqu’elle est prête à déborder sur la page, j’ai trop hâte à la mettre en mots ».
Wole Soyinka © PIUS UTOMI EKPEI / AFP
J.M. Coetzee quant à lui se refusa à évoquer ses ouvrages : « tout est dans mes livres, je n’ai rien à y ajouter ». Cependant, il accepta de discuter de manière très socratique avec les étudiants à propos de Bartleby de Melville.
Ses interrogations, précises, prenant chaque fois le contre-pied de ce que les jeunes lecteurs proposaient avec beaucoup de finesse, les poussaient à réfléchir avec de plus en plus d’acuité sur le travail de l’écrivain, son traitement des personnages, sa manière d’organiser les points de vue et ce qui est livré au lecteur, interrogeant avec une malice « pourquoi est que l’on veut comprendre les histoires, le monde autour de nous ? Est-ce nécessaire ? ». Une leçon magistrale d’écriture qui fut complétée le dernier jour par une lecture éloquente d’un passage de l’un de ses ouvrages, Summertime, qui laissa percevoir le rythme profond de son style, simple, poétique et sans concession pour ses personnages ni pour le monde qui les entoure…
Coetzee J.M. © Jerry Bauer
Les livres, les merveilleux livres poursuivent leur route, à nous désormais de continuer à chercher les écrits, à l’instar d’une autre invitée, Henrietta Dax, fabuleuse libraire globe-trotter qui a arpenté la planète en quête de livres rares…
13, 14, 15 octobre, La Manufacture, Aix-en-Provence
Littérature et profondeur
Clap de fin après quarante années de découvertes, de rencontres, d’une approche fine et profonde des œuvres des plus grands auteurs et autrices d’aujourd’hui : Les Écritures Croisées nous invitent pour la dernière fois à partager la ferveur d’une littérature qui ouvre des portes sur le monde. J’ai eu l’honneur d’interviewer à cette occasion pour le journal Zébuline Annie Terrier, fondatrice de cette belle manifestation.
Annie Terrier, vous êtes l’âme de ces rencontres littéraires depuis leurs tout débuts. Quel parcours ! Pouvez-vous rappeler comment cela a commencé. Aviez-vous alors conscience du formidable évènement annuel qui était en train de s’installer, unique en son genre, surtout pas une « foire » aux livres « ornée » d’entretiens mais une rencontre profonde avec des auteurs de premier plan ?
Annie Terrier : Vous avez prononcé le mot qui me plaît le plus « profonde ». Il y avait dans toutes les rencontres, je pense ici particulièrement à Kenzaburo Oé décédé en mars de cette année, une profondeur et une tendresse que je ne pouvais pas imaginer au départ ! La création des Écritures Croisées se situe dans le prolongement de deux fêtes du livre conçues dans un esprit très militant, réponse à la fermeture du Relais Culturel d’Aix en 1980 par le maire de l’époque, Alain Joissains. En 1981 un autre regard était porté sur la culture et nous avons bénéficié du soutien fort de la Région. Avec Gil Jouanard, notre premier président, l’idée était de réinstaller les saltimbanques au cœur de la ville. Ce fut d’abord au cloître du collège des Prêcheurs, puis à l’école des Beaux-Arts et au Palais de Justice, c’était la prise de la Bastille par des saltimbanques ! C’est là qu’est apparu le thème de l’étranger, (je dois le titre « l’épreuve de l’étranger » au grand traducteur Antoine Berman et son livre éponyme publié en 1984, je voulais absolument ouvrir cette manifestation au monde). Et les Écritures croisées, (allusion au livre d’Italo Calvino, Le château des destins croisés) ont vraiment commencé ; un merveilleux public s’était constitué et nous a suivi quelques années plus tard à la Méjanes, autre lieu-clé. J’ignore si je peux affirmer que ce travail m’a presque dépassée, mais je le portais en moi et j’ai toujours été totalement libre si ce n’est une fois où il m’a été demandé de présenter la Roumanie, moment que je ne regrette pas. Je ne savais pas toujours qui j’allais inviter, mais certaine de qui je n’inviterai pas.
Quels ont été vos critères ? Souvent on dit que vous n’invitez que des Nobel ou des auteurs en passe de le devenir (quel flair !) …
Certes, il y a eu beaucoup de Nobel, mais il y a des Nobel que je n’inviterai pas! Je me serais battue en revanche pour Toni Morrison, Günter Grass. J’ai voyagé parmi mes lectures : quand j’ai lu Wole Soyinka, il n’avait pas le Nobel, pas plus qu’Octavio Paz ou Toni Morrison. Ce qui me motive c’est la rencontre avec une œuvre forte et la possibilité de tisser des liens entre l’auteur et le public. J’ai la chance de pouvoir me fier à mon intuition littéraire dans ce long travail d’amour qui n’a cessé de croiser et d’entrecroiser les mots et les lecteurs. Des liens forts se sont noués avec les écrivains, Oé, si prévenant, Tabucchi, formidable, Toni Morrison qui nous dit en partant « je vous menace de revenir » ! J’ai toujours tenu compte de l’environnement des auteurs, ajoutant à leur venue des expositions, l’intervention d’artistes, – cette année, reviendra le pianiste et compositeur Fabien Ottones qui va clore les rencontres après une lecture de Nicole Garcia. Chaque portrait est au plus près des écrivains. Ils ont tous été invités parce qu’ils écrivaient ce qu’ils écrivaient et qu’ils étaient ce qu’ils étaient, généreux, humains et peu importe qu’ils soient homme ou femme. C’est un peu la parole du monde qui tend à aller vers un universel à partager grâce à la rencontre avec la singularité de chacun d’entre eux. Est particulièrement appropriée la formule de Carlos Fuentes (2011 aux Écritures Croisées) : « nous sommes tous périphériques, ce qui est peut-être la seule façon d’être aujourd’hui universels ».
Il y a l’influence de Bourdieu derrière tout cela ?
Sans doute, dans sa manière d’habiter la Terre. Mais c’est aussi une pensée politique de l’humanité qui m’anime, la manière de concevoir l’humanité littéraire, intellectuelle : des gens qui ont une voix et la font entendre. Salman Rushdie qui devait revenir le dit : « il faut toujours prendre parti ». Un homme comme Jacques Lacarrière m’a beaucoup influencée, portée, avec ses colères, ses engagements, sa façon d’appréhender la planète.
Vous invitez cette année, outre Wole Soyinka et JM Coetze, deux immenses auteurs, tous deux prix Nobel (sic !), une libraire incroyable, Henriette Dax et la journaliste Florence Noiville qui parlera de Kundera…
Kundera fait partie de mes grands regrets. Le titre de Florence Noiville, Écrire, quelle drôle d’idée ! est si programmatique… La libraire Henriette Dax a accompli un travail merveilleux qui inclut la culture dans l’universel dans sa quête à travers le monde d’ouvrages rares. Une quête que rien n’arrête. Pour revenir aux 40 ans, je ne les ai pas vus passer. Le terme ferveur pourrait les évoquer. Rien ne s’achève vraiment quand il s’agit de littérature…