Frapper l’épopée, le nouvel opus d’Alice Zeniter pourrait sembler texte de circonstance puisqu’il évoque la Nouvelle-Calédonie. Il a pourtant été pensé bien avant les évènements récents qui ont bousculé le « Caillou ». Déjà, lors d’un entretien organisé par l’association Nouvelles Hybrides, l’auteure offrait une lecture des premières pages avant relecture éditoriale et correction à un auditoire subjugué.
Depuis son génial Je suis une fille sans histoire (éditions de L’Arche, Des écrits pour la parole), je lis et relis (la relecture quelle merveille !) ses textes en regard à ses théories du récit. Sémiologie, narratologie ou linguistique, loin d’être des objets d’études universitaires menées par des chercheurs perdus dans les effluves capiteux des terminologies abscondes, « devraient être considérées comme des outils de première nécessité pour analyser les énoncés qui nous entourent », plus encore ! l’auteure « en vient à penser que la sémiologie et la narratologie ne sont pas juste des outils, ce sont carrément des sports de combat ». Et si « nous sommes pétris des mises en récit que nous ne détectons même plus », le travail de la littérature va obéir à un double mouvement, celui de mettre en œuvre un récit, mais aussi d’en éprouver la distance face au réel.
S’ancrer dans l’Histoire
C’est avec subtilité que l’auteure aborde en un kaléidoscope de récits enchâssés l’histoire de la Nouvelle-Calédonie et son propre itinéraire.
Grâce au personnage de Tass, qui retourne définitivement en Nouvelle-Calédonie après des années de tentative de conciliation de vie entre la métropole où habite l’orléanais Thomas et le « Caillou », « une distance qui ne s’avale pas », le lecteur découvre l’ancienne colonie française, d’abord par ce qu’elle n’est pas, non, pas de perroquet, pas de cacao, pas de vahinés : « c’est à peu près ce que Tass a vu dans le regard de ses interlocuteurs pendant les années métropolitaines : sa terre n’est encore qu’obscurité ». En une succession de dévoilements, se dessinent géographie, flore, faune, histoire enfin, surtout, celle des étapes de la colonisation portée par des chefs incapables d’analyser les choses autrement que par leurs aprioris, et un pouvoir métropolitain tout aussi aveugle et incapable.
La poignée de main échangée entre Jacques Lafleur, chef de file des partisans du maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la République française et Jean-Marie Tjibaou, leader des indépendantistes kanaks le 26 juin 1988 le jour de la signature des accords de Matignon, devenue objet d’une statue suscite des commentaires politiques sur une « réconciliation » qui gomme le passé, et une action aussi spirituelle que symbolique de la part du mouvement indépendantiste « Empathie violente » dont trois membres jouent un rôle important dans le roman.
Statue poignée de mains Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaoude © X-D-R (source journal La Coix)
Par le biais du rêve, les informations circulent, des pans entiers de l’histoire se révèlent. On peut « attraper » un rêve en dormant dans le lit d’un autre (« le rêve était resté sur l’oreiller et il lui est rentré par l’oreille », page 137). Le rêve est le ferment qui permet aux êtres de grandir, de se projeter, de donner du sens. Il y a aussi les visions hallucinées qui autorisent des plongées dans l’histoire. Tass, après une demi-bouteille de gin, se retrouve dans un lieu sacré, un trou d’eau sera le support des visions du passé de ses ancêtres. À travers eux, est abordée la colonisation du Caillou, la venue des prisonniers du bagne, les droit commun, les politiques dont Louise Michel. On voit aussi les colonisés d’une portion du monde qui deviennent les instruments de la colonisation d’autres terres. Le roman prend alors une dimension universelle. L’art de la fantastique conteuse qu’est Alice Zeniter se coule dans les diffractions du temps, tisse les fils entre les continents, les époques. Le bagne installé en Nouvelle-Calédonie est perçu par les Kanaks comme un lieu d’emprisonnement en France… les strates de réalité se catapultent, se rencontrent, se heurtent. La dépossession de soi pour les Kanaks est considérée comme un apport salvateur de civilisation pour les colons qui ne perçoivent pas la richesse qu’ils piétinent, imbus de leur ignorance et de leur incapacité à l’empathie.
Ces mots qui nous construisent
Politique aussi est la langue utilisée, qu’elle soit vernaculaire ou véhiculaire, elle dit ce qu’est l’autre, ce que le locuteur en attend, ce qu’il veut bien laisser percevoir de lui.
Différents modes sont utilisés selon l’effet recherché, celui du cinéma lors d’une inénarrable scène de « séduction », de la relation de voyage, du théâtre avec des dialogues au cordeau, du monologue intérieur accompagné de variations de point de vue, de la poésie enfin, sans doute le seul mode qui puisse rendre compte de ce qui échappe aux autres. Les mots projettent leurs mondes et le lecteur les cueille avec bonheur. Le rêve d’Un Ruisseau (oui c’est le nom de l’un des personnages) après la séance hallucinée devant le trou d’eau où le passé des ancêtres de Tass s’est révélé (à elle et aux trois personnages se trouvant alors auprès d’elle) prend forme au cœur du texte : « ce serait génial de pouvoir créer quelque chose comme ça, des autres envers nous. Les obliger à se mêler à notre passé. Ce serait the ultimate experience ! ».
On sourit, on s’attache aux différents protagonistes, Tass, bien sûr qui enseigne le français au lycée de Nouméa, les jumeaux kanak, Pénélope et Célestin, le trio de l’Empathie violente. L’oxymore fait sourire tandis que la violence crue s’exerce.
Le viol des femmes est une métaphore de la colonisation. La parole se transforme alors en réquisitoire : non ! « une femme ne se fait pas violer », « une femme est violée ». Seul le passif est possible pour formuler l’horreur subie.
Le titre Frapper l’épopée nous dit peut-être que chaque destin, si minuscule soit-il, devient épique lorsque le récit s’en empare. Chaque vie est alors exemplaire, trace d’une histoire à la fois grande et petite. Le roman en est le creuset alchimique.
Alice Zeniter noue sa propre histoire familiale en écho à la narration principale. Son ancêtre algérien, à l’instar de celui de Tass, aurait pu lui aussi été déporté en Nouvelle-Calédonie à la fin du XIXème siècle. Les possibles s’ouvrent sur des généalogies qui auraient pu être « dans un univers parallèle ». La quête romanesque est une autre manière de se retrouver, de mettre à distance le récit pour mieux comprendre. L’auteure joue sur les degrés de la distanciation avec brio, déconstruit les récits officiels par leur confrontation à des points de vue différents, se découvre elle-même dans le faisceau des narrations, et nous offre une vision profondément humaine d’un monde à déconstruire et retisser. Tout simplement magnifique !
Frapper l’épopée, Alice Zeniter, édition Flammarion
Composer ses a(e)ncrages
Invitée par l’association Nouvelles Hybrides, la romancière, traductrice, scénariste, dramaturge et metteuse en scène Alice Zeniter a évoqué quelques pans de son œuvre
En primeur, Alice Zeniter offrait au public de l’auditorium de la médiathèque des Carmes les premières pages de son prochain roman. « Je ne l’ai même pas encore envoyé à mon éditrice, sourit-elle. » Privilège s’il en est d’entendre la voix de l’autrice posée sur ses lignes toutes fraîches, rythme fluide, nuancé, vivant dans la théâtralisation subtile des pensées des personnages. Bien sûr, on ne divulguera rien, sinon que cela se déroule entre la métropole et la Nouvelle Calédonie. Il faudra attendre la fin de l’année pour lire enfin ce qui s’annonce comme un petit bijou de finesse, d’humour et de pertinence dans son examen du passé colonial (thème qui n’est pas sans évoquer celui de L’Art de perdre). Lors de son entretien avec Élodie Karaki, l’autrice revenait sur le voyage, le motif de la traversée, si fécond. Employé déjà dans L’Art de perdre, le voyage n’est pas qu’un trajet. Elle revient aussi sur une technique d’écriture qui lui est familière : les personnages se racontent à eux-mêmes dans une mise en abîme du récit qui accorde à ce dernier une certaine plasticité : « quand je crée un personnage, ce ne sont pas deux adjectifs qui le définissent, mais sa voix intérieure qui fait la narration. J’ai ainsi tendance à vouloir croire que même le dernier des racistes a une petite voix derrière lui qui lui dit qu’il est con. Ce n’est pas chercher des excuses, mais les êtres monobloc ne m’intéressent pas, c’est pour cela que je les construis comme des poupées russes afin qu’ils soient dotés de plusieurs épaisseurs. » Le détour par d’autres formes littéraires que le roman avec des publications d’ouvrages féministes lui ont permis d’accéder à des manières politiques d’analyse : « les questions en elles-mêmes sont très belles : quand je vois des gens qui se demandent pourquoi il faut détruire certaines choses, les repenser, c’est extrêmement stimulant. Les livres permettent de franchir les frontières géographiques, sociales, intellectuelles et nous font sortir de l’entre-soi. Ils décloisonnent, changent nos angles de vue… » Inépuisable littérature… « dès qu’on porte le regard un peu plus loin, on s’aperçoit que mille lignes se poursuivent » (in Toute une moitié du monde).
Le 16 février 2024, médiathèque des Carmes, Pertuis