Quelle étrange gageure que de vouloir porter à la scène le roman fleuve de Cervantès ! L’entreprise en est démesurée, comme le héros éponyme du texte espagnol, L’ingénieux Don Quichotte de la Manche (El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha). Le pari est relevé avec panache par Gwenaël Morin qui met en scène et scénographie le tout, faisant confiance à la capacité d’entrer dans la fiction des spectateurs. Rarement une salle a été aussi divisée : des gens partent au milieu de la pièce, d’autres s’agitent car trop loin des travées salvatrices, d’autres encore restent happés par la magie théâtrale et l’incroyable performance qui se déroule devant eux.
Pour résumer, le personnage principal, épris de ses lectures, va confondre fiction et réalité au point de se prendre pour un chevalier errant, prêt à pourfendre les oppresseurs et se mettre au service de la veuve et de l’orphelin et surtout d’une belle aimée. Ce sera Dulcinée du Toboso, sans aucun doute réduite par un enchantement au statut de servante. Peu à peu la réalité se transforme, trouvant sa seule justification et sa seule existence dans la littérature : la fiction prouve le réel. Ainsi, à l’hypothèse d’une situation ou d’un enchaînement de faits, Don Quichotte opposera sa culture livresque : si les livres ne corroborent pas l’énoncé du réel, ce dernier sera réduit à néant, oblitéré par sa confrontation aux textes.
Quichotte/ Bois de l’Aune © M.C.
D’ailleurs tout commence par le papier. Marie-Noëlle, face au public, débute la lecture, non pas du roman, mais d’une forme de prologue (pas celui de Cervantès non plus) qui évoque le protagoniste : « Notre hidalgo approchait de la cinquantaine. Il était de constitution robuste, sec de corps, maigre de visage, très lève-tôt et il aimait la chasse. (…) » Au cours de cette présentation du propos, Jeanne Balibar en robe d’été et tongs entre en furie munie d’un marteau sur scène afin de s’acharner sur une planche de bois. Le bruit fait d’abord monter la voix de Marie-Noëlle, puis absorbe toute l’attention, comme si, devenue le «chevalier à la triste figure », elle était décidée à modeler le récit à sa fantaisie et le faire échapper à sa gangue de papier.
On retrouve au fil des pérégrinations des acteurs sur scène, Jeanne Balibar, Thierry Dupont interprète de la Compagnie de l’Oiseau-Mouche, Marie-Noëlle et Léo Martin, les épisodes familiers de l’histoire, les moulins-à-vent, pris pour des géants, les confusions du personnage, le sauvetage raté d’un jeune serviteur battu par son maître, Sancho Panza et sa mule, Rossinante, monture fatiguée du chevalier (une simple table, tandis qu’un morceau de bois sera une lance de tournoi !), l’aubergiste peu scrupuleux, les nobles et le curé qui se jouent de Don Quichotte, allant jusqu’à modifier son environnement pour le perdre davantage.
Quichotte/ Bois de l’Aune © Lise Agopian
Dans une vertigineuse mise en abîme, la deuxième partie du roman fait se rencontrer le malheureux chevalier avec lui-même devenu l’objet d’un livre. De quoi s’égarer totalement !
La voix de Jeanne Balibar rend compte par son placement des passages entre fiction et illusion du réel, servant avec talent la folie de son personnage.
« Je sais qui je suis, et je sais que je puis être, non seulement ceux que j’ai dit, mais encore les douze pairs de France, et les neuf chevaliers de la Renommée, puisque les exploits qu’ils ont faits, tous ensemble et chacun en particulier, n’approcheront jamais les miens. »
Quichotte/ Bois de l’Aune © M.C.
Lors de la destruction de la bibliothèque fabuleuse du chevalier, on verra Marie-Noëlle énumérer les titres les assortissant d’un avis, d’un résumé, décidant de conserver ou d’abandonner tel ou tel ouvrage. Ce catalogue touffu a des airs incantatoires, semblant appeler à la rescousse les écrits pour faire face au réel, l’apprivoiser, le rendre viable.
Lorsque notre anti-héros de cette épopée inversée revient à la conscience, il meurt…
Entre-temps on aura été fasciné par la verve des acteurs qui avec rien nous donnent tout, suscitent des châteaux, des forteresses, des routes tortueuses, des agapes, des luttes, des rêves, des silences, des désillusions, des espoirs, et surtout une foi chevillée à l’âme en la littérature et au pouvoir du théâtre.
Spectacle Quichotte vu le 30 avril 2025 au Théâtre du Bois de l’Aune
Quichotte / Bois de l’Aune © Lise Agopian