Les fées n’ont pas toujours de baguettes!

Les fées n’ont pas toujours de baguettes!

Après une Passion selon Saint-Matthieu peu mémorable, le Festival de Pâques offrait l’une de ses plus belles pages orchestrales avec le concert de l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par la jeune cheffe, Elim Chan qui a déjà enregistré, si l’on excepte le Richard Strauss, une partie du programme de la soirée chez Alpha Classics en 2024.

Trois petites danses…

En ouverture, Elim Chan proposait trois petites danses extraites de la suite All these Lighted Things (2017) de la compositrice américaine Elisabeth Ogonek (née en 1989). Ces trois temps finement ciselés tirent leur titre d’un poème de Thomas Merton, moine trappiste américain, célèbre pour son œuvre d’écrivain et ses dialogues avec les autres religions et sa position humaniste et non-violente. 

Le poème qui a inspiré Elisabeth Ogonek évoque l’aube d’une journée ensoleillée et l’apaisement d’une terre réconciliée avec les êtres humains. Les percussions tiennent un grand rôle dans la composition de la première « danse » et dialoguent avec les autres instruments de l’orchestre qui semble citer les éléments d’une mélodie classique en clin d’œil à un passé révolu. Marimba, timbales, cloches apportent une coloration joyeuse à l’œuvre qui semble vouloir faire danser le monde. Le deuxième mouvement a été défini par la compositrice comme « une sarabande sous l’eau », amenant ainsi une déclinaison des éléments premiers.

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Enfin, le dernier mouvement, très alerte, développe une esthétique de contrastes, cordes exacerbées et couleurs pastorales, tandis que les rythmes évoquent ceux de L’Apprenti sorcier de Paul Dukas. Le tout s’achève en un tutti orgiastique sur lequel se posent, légères, dans le silence qui s’installe les clochettes d’un univers qui s’éloigne.

 Violon roi !

Œuvre de jeunesse, Richard Strauss n’a que dix-sept ans lorsqu’il le compose, le Concerto pour violon et orchestre en ré mineur tient en lui les promesses des chefs-d’œuvre à venir.

Certes, son auteur adulte détesta son travail et pourtant, la partition est déjà superbement maîtrisée, emplie de souvenirs des modèles du jeune musicien, Beethoven, Brahms, avec quelque chose de la liberté espiègle de Mendelssohn. Le violon de Renaud Capuçon s’empare avec une inépuisable verve de cette légèreté juvénile, en laisse percevoir les nuances, les emportements, les défis à la pesanteur, les élans hardis, en une virtuose élégance. L’orchestre le suit, mené avec une intelligente fougue par Elim Chan. Et l’on se dit alors, tant on est transporté par les houles mélodiques, que ce concerto est injustement méconnu. Richard Strauss offre ici une œuvre d’un romantisme débridé, puisant dans le Sturm und Drang (tempête et passion) de ses origines.

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

 Danser l’amour

Une autre danse naissait après l’entracte, celle de Roméo et Juliette, « ma première œuvre soviétique officielle » souriait son auteur, Prokofiev, qui la composa pour le théâtre Kirov de Leningrad.

En fait, le compositeur sut habilement jongler entre diverses influences stylistiques, rythmes dont la vivacité entre en contrepoint avec les passages lyriques ou « trop romantiques », dissonances, entremêlements qui décrivent une jeunesse passionnée et désespérée. Elim Chan est alors une véritable petite flamme face à l’orchestre dont elle semble modeler les nuances et les tempi, les volumes et les structures. Sans baguette, elle module l’air avec ses mains qui, semblables à des ailes se ploient, s’élargissent, pointent, précises, vives, sculptent les sons avec une infinie douceur. Elle est musique, émouvante, bouleversante. Rarement la Danse des chevaliers (Montaigus et Capulets) a connu une telle puissance, c’est elle qui détermine les éléments de la tragédie à venir.

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Orchestre de la Suisse Romande. Elim Chan, direction. Renaud Capuçon, violon. Grand Théâtre de Provence. 19/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

La fermeté de l’exécution se plie à la poésie du conte lorsque Juliette est enfant, fait un détour par les accents de Pierre et le loup dans les Masques, cloue le spectateur sur place dans les dissonances de la Mort de Tybalt dont les rythmes scandés par le bras métronome de la cheffe s’abattent fatals sur le personnage. L’orchestre est un être vivant dont chaque cellule est sensible et nous raconte les mille facettes de la même histoire.
Une soirée d’anthologie !

Concert donné le 19 avril 2025 au Grand Théâtre de Provence, dans le cadre du Festival de Pâques

Une fée au conservatoire

Une fée au conservatoire

 On l’avait découverte à la Roque d’Anthéron en 2023 (ici), Alexandra Dovgan fait partie des jeunes prodiges du piano qui savent éblouir par une technique époustouflante mais aussi ont le supplément d’âme qui désigne les vrais musiciens.  Révélée à dix ans au Grand Prix du deuxième Concours international pour jeunes Grand Piano Competition à Moscou (créé par Denis Matsuev) en 2018, elle arpente désormais les plus grandes salles européennes. Grigory Sokolov dit à son propos alors qu’elle n’a que douze ans : «Alexandra Dovgan est déjà bien plus qu’une enfant prodige, car son jeu est bel et bien exceptionnel, rien dans sa musique ne permet de déceler que c’est une enfant qui joue. Ce que l’on entend est l’interprétation d’une musicienne déjà adulte ». Cette haute conscience de son art se retrouve dans les programmes que la jeune musicienne construit, cohérents, virtuoses et charpentés. 
Trois sonates étaient ainsi annoncées au concert donné dans la belle acoustique du conservatoire Darius Milhaud : Sonate pour piano n° 31 en la bémol majeur opus 110 de Beethoven, Sonate pour piano n° 2 en sol mineur opus 22 de Robert Schumann, Sonate pour piano n° 2 en ré mineur opus 14 de Prokofiev et le Prélude, Choral et Fugue FWV21 de César Franck.

La jeune fille entre sur scène, frêle dans sa robe droite toute simple, prend un temps de concentration, s’incline sur le clavier comme pour renouer une connivence secrète avec l’instrument. Les doigts se déplient lentement puis le feu d’artifice commence.  
Beethoven prend un coup de jeunesse dans le jeu naturel de la pianiste qui n’édulcore rien tout en respectant phrasés, nuances, couleurs. La clarté de la lecture, sa puissance, sont très modernes et font entrer le compositeur romantique dans le XXème siècle de même que Schuman dont l’interprétation peut faire penser à une approche de Rachmaninov. La magie de l’instrumentiste est de savoir même dans les mouvements lents entretenir une tension, un allant qui leur insufflent une dynamique irrésistible. Chaque ligne musicale quelle que soit la complexité de son tressage est rendue évidente. Ainsi, les pièces abordées acquièrent la profondeur de tableaux aux multiples plans.

Alexandra Dovgan, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 17/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Alexandra Dovgan, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 17/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

La deuxième partie du concert est cependant celle où le talent virtuose de la jeune pianiste s’exprime avec le plus de liberté. Son interprétation de César Franck est d’une netteté tranchante, décline les chromatismes avec intelligence mariant Bach et Wagner comme le suggérait en parlant de cette œuvre la musicologue Dana Melanova : « le Prélude, Choral et Fugue adopte la forme parfaite et la pensée contrapuntique de Bach en y mêlant la densité chromatique de Wagner », en évitant selon Alfred Cortot son côté « artisan d’église ».

Le voyage entre ombre et lumière auquel convie le compositeur est rendu avec une passion virtuose qui transporte l’auditeur dans ses variations entre les tempi et ses surprises ménagées entre accélérations et sérénité. Enfin, le Prokofiev que l’on a souvent considéré comme l’héritier de Beethoven (la boucle est bouclée) est dédié à son ami Maximilien Schmidthof, étudiant au même conservatoire que lui, dont il venait de recevoir une lettre laconique et tragiquement explicite : « je me suis tiré un coup de pétard ». L’indéniable lyrisme de l’œuvre dont la facture en quatre mouvements rappelle les classiques préfigure cependant le compositeur de la Toccata.

Alexandra Dovgan, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 17/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Alexandra Dovgan, piano. Conservatoire Darius Milhaud. 17/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Ses martèlements, ses attaques enlevées, ses staccatos, entament une ronde avec le lyrisme du thème du premier mouvement, éblouissants de fougue et soutenus par une infaillible technique. Si lors de sa création la pièce déplut aux critiques, « cette pièce donne une image vraie du la génération du football » ou « le finale rappelle une attaque entreprise par des mammouths sur quelque plateau asiatique », aujourd’hui et dans cette interprétation, on ne peut être que séduit et amoureux d’une musique qui sublime notre époque.
Il faut avouer que l’on aurait préféré en bis la fameuse Toccata plutôt que les deux morceaux généreusement offerts par la pianiste à un public enthousiaste, très beaux au demeurant, l’Andante spianato de la Grande Polonaise brillante de Chopin et Jésus que ma joie demeure de Bach, semaine pascale oblige ?

Concert donné au Conservatoire Darius Milhaud le 17 avril 2025 dans le cadre du Festival de Pâques

Océans célestes

Océans célestes

Léa Desandre, Thomas Dunford et l’ensemble Jupiter, retrouvaient le Grand Théâtre de Provence pour un concert intimiste inspiré de leur album Eternal Heaven consacré à Haendel. Thomas Dunford, le « Éric Clapton du luth » selon Kate Bolton (BBC Magazine) jouait le rôle de cicerone avec pertinence et humour, donnant un éclairage rapide et juste sur les œuvres interprétées afin que le public soit à même d’apprécier au mieux ce qui se passe sur scène. Donc, selon sa clausule préférée : « enjoy » ! Et comment ne pas aimer, ne pas se réjouir d’un tel spectacle !

La voix de la mezzo-soprano se glisse avec aisance dans le répertoire baroque, lui insuffle une vie dense.
Le concert débute par l’un des sommets de l’oratorio Theodora, composé en 1749 et fondé sur l’histoire légendaire de la martyre chrétienne Théodora, « With darkness deep, as is my woe, / Hide me, ye shades of night » (avec l’obscurité profonde de mon malheur, cachez-moi ombres de la nuit). L’innocence bafouée de la jeune femme trouve dans sa foi une force qui lui fait dépasser la fragilité de sa condition humaine, (« Oh, that I on wings could rise, /Swiftly sailing through the skies, /As skims the silver dove ! » oh si seulement je pouvais m’élever sur des ailes, naviguant rapidement dans les cieux, comme le vol d’une colombe argentée !).

Haendel. Ensemble Jupiter. Thomas Dunford, luth et direction. Lea Desandre, mezzo-soprano. Grand Théâtre de Provence. 15/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Haendel. Ensemble Jupiter. Thomas Dunford, luth et direction. Lea Desandre, mezzo-soprano. Grand Théâtre de Provence. 15/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Plus tard, après un extrait de An Occasional Oratorio composé à la va-vite (mais c’est Haendel !) entre janvier en février 1746 pour célébrer la victoire attendue du duc de Cumberland, fils du roi George II de la Maison de Hanovre (cette victoire sera effective un peu plus tard à la bataille de Culloden) le passage instrumental Dances from Terpsichore anime les esprits par la vivacité des mouvements des Sarabande, Gigue et Passacaille.  L’oratorio Theodora reviendra avec le lever du jour qui avance comme avec des pas rosés que décrit la meilleure amie de l’héroïne, Irène.

« Nous avons choisi dans les oratorios des extraits qui nous ont plus, et qui offrent à l’écoute la diversité des couleurs et des thèmes de l’œuvre de Haendel », sourit Thomas Dunford.
Malicieux, il évoque les trois heures de l’oratorio Theodora et de ses trois minutes instrumentales, Suite from Theodora que les musiciens amis de l’ensemble Jupiter interprètent avec lui. La complicité entre les instrumentistes, leur entente fine, accorde à la représentation une atmosphère particulière : malgré l’ampleur de la salle du GTP, ils accomplissent, à sept, le tour de force de donner la sensation de se retrouver dans une salle aux dimensions intimistes.

Haendel. Ensemble Jupiter. Thomas Dunford, luth et direction. Lea Desandre, mezzo-soprano. Grand Théâtre de Provence. 15/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Haendel. Ensemble Jupiter. Thomas Dunford, luth et direction. Lea Desandre, mezzo-soprano. Grand Théâtre de Provence. 15/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

On sourit à la fraîcheur des interprétations, aux mimiques qu’échangent les musiciens, aux facéties de Léa Desandre qui ôte parfois ses chaussures comme pour capter l’énergie du sol. Son corps entier est musique, rythme, vibrations, vecteur des mélodies qui sont aussi sensations tangibles, vécues.

Son timbre pur arpente les partitions avec une puissance poétique rare, voici l’invocation Guardian Angels, Oh, Protect me (The triumph of time and truth) ou le délicat Will the sun forget to streak de l’oratorio Solomon. Chaque note est travaillée, pleine, posée, quel que soit le tempo demandé, les aigus aériens ont la même plénitude et la même rondeur que les superbes graves de soprano de l’artiste. Thomas Dunford prépare le public à l’exploit acrobatique de No, no, I’ll take no less (Semele) dont les voltes sont autant d’écrins à la virtuosité de la chanteuse.

Haendel. Ensemble Jupiter. Thomas Dunford, luth et direction. Lea Desandre, mezzo-soprano. Grand Théâtre de Provence. 15/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Haendel. Ensemble Jupiter. Thomas Dunford, luth et direction. Lea Desandre, mezzo-soprano. Grand Théâtre de Provence. 15/04/2025. Aix-en-Provence. © Caroline Doutre / Festival de Pâques

On fera le détour par la Sarabande (Suite n° 4 en ré mineur HWV437) chère à Barry Lindon avant le bis sur une composition de l’ensemble, We are the ocean (dernier morceau de leur disque Vivaldi), version pop dans laquelle les musiciens sont aussi à l’aise que dans le baroque. Aucune frontière dans la musique ! Seront reprises en bis les deux propositions de Thomas Dunford, l’acrobatique et la rêveuse. Enchantements !

Concert donné le 15 avril 2025 au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival de Pâques.

Une histoire oubliée

Une histoire oubliée

En 2023, Chiara Muti et David Fray s’unissaient sur scène, comme ils le sont dans la vie pour créer au Festival L’Offrande Musicale L’enfant oublié. Il s’agit de l’histoire du dauphin Louis-Joseph, fils aîné de Louis XVI et de Marie-Antoinette et deuxième enfant du couple royal, mort à l’âge de sept ans le 4 juin 1789 à Meudon alors que se tenaient les États généraux.

Férue d’histoire, Chiara Muti écrit, à la demande de son époux, l’histoire de ce dauphin malade, emprisonné dans des corsets de fer supposés redresser sa colonne vertébrale atteinte par une tuberculose osseuse, sans doute transmise par la nourrice royale imposée au couple, et qui eut raison des jeunes forces de l’enfant. On voit la jeune épousée, Marie-Antoinette, à qui sa mère donne des conseils pour tomber enceinte, l’intervention de son propre frère auprès du jeune roi inexpérimenté, la première grossesse, la première naissance, la joie de la venue de la petite Marie-Thérèse Charlotte que l’on ne nomme pas encore « Madame Royale », mais Mousseline la Sérieuse, l’arrivée si attendue de l’héritier, futur roi de France, Louis Joseph Xavier François. Les visages, extraits du grand tableau d’Élisabeth Vigée Lebrun se détachent projetés sur la tulle tendue en rideau de scène, émouvants de fraîcheur.

Répétitions L'enfant oublié. Chiara Muti, actrice, auteure, conception et mise en scène. David Fray, piano. Théâtre du Jeu de Paume. 14/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Répétitions L’enfant oublié. Chiara Muti, actrice, auteure, conception et mise en scène. David Fray, piano. Théâtre du Jeu de Paume. 14/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Le tableau entier apparaîtra aussi, Marie-Antoinette entourée de ses enfants en 1787, sa fille aînée doucement penchée vers sa mère, cette dernière tenant dans ses bras Louis-Charles qui n’a pas encore deux ans à l’époque du tableau et le petit Louis-Joseph légèrement en retrait ouvre le rideau du berceau vide de la dernière-née, Sophie-Béatrice, morte à onze mois. 


Le récit divisé en quatorze chapitres livre les étapes de l’éducation de Louis-Joseph, sa vivacité, ses curiosités, l’attachement de ses parents pour cet enfant courageux et tendre qui renverse les rôles et répond au désespoir des adultes par des paroles sages et emplies de douceur, promettant de veiller sur eux de là-haut. Avec une grande simplicité, les faits sont rappelés au fil de saynètes où se dévoile la tragédie intime d’une famille autour de la maladie et de la perte d’un enfant. Finies les frasques et la frivolité dont on affuble la Reine. Trianon devient le cadre idyllique pour les jeux d’un enfant. Les personnages sont déchirés entre les notions qu’ils incarnent et leur vie intime.

L'enfant oublié. Chiara Muti, actrice, auteure, conception et mise en scène. David Fray, piano. Théâtre du Jeu de Paume. 14/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

L’enfant oublié. Chiara Muti, actrice, auteure, conception et mise en scène. David Fray, piano. Théâtre du Jeu de Paume. 14/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Il y a le contexte que l’on connaît, la réunion du Tiers État qui va bientôt se transformer en assemblée Constituante, mais aussi le drame humain d’un père et d’une mère qui perdent leur enfant. Cet épisode méconnu permet aussi de mieux comprendre l’attitude du roi alors que tout bascule. Chiara Muti rappelle le moment où le roi demande que soit reculée de quelques jours l’audience de la délégation du Tiers État, le temps de faire son deuil. Les députés refusèrent ce délai. « N’y a-t-il donc pas de pères, parmi ces gens-là ? » se serait alors exclamé Louis XVI (Un prince méconnu : le dauphin Louis Joseph, fils aîné de Louis XVI, Reynald Secher, Yves Murat, éditions R.S.E., 1998).

Bouleversante, l’actrice évoque le jour de l’exécution de Marie-Antoinette : le jour où la reine est menée à l’échafaud place de la révolution à Paris, la tombe de son fils est profanée par les révolutionnaires comme celle de sa fille Sophie Béatrix, le 16 octobre 1793. La pensée de l’amour de son fils, toujours à ses côtés soutient Marie-Antoinette en ces moments terribles. Elle marche alors digne, vers l’ombre tandis que les yeux bleus du petit prince apparaissent en gros plan, comme s’ils portaient encore un regard d’une infinie tendresse sur le monde.

Répétitions L'enfant oublié. Chiara Muti, actrice, auteure, conception et mise en scène. David Fray, piano. Théâtre du Jeu de Paume. 14/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Répétitions L’enfant oublié. Chiara Muti, actrice, auteure, conception et mise en scène. David Fray, piano. Théâtre du Jeu de Paume. 14/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Une performance poétique

Les applaudissements qui suivent le silence final se déchaînent. L’émotion des spectateurs est sensible. Tout est construit avec une délicate pertinence. La scénographie permet à la récitante de déambuler sur une estrade en fond de scène, surplombant légèrement le piano nimbé de clair-obscur. Toutes les couleurs et les effets de lumière correspondent à une esthétique picturale dirigée par l’exploitation du tableau d’Élisabeth Vigée-Lebrun. Les bleus se détachent puis se fondent dans les gris veloutés d’une obscurité d’où émerge l’actrice à l’instar des détails d’un récit méconnu de notre histoire. Chiara Muti est tour à tour tous les personnages et aussi récitante d’une narration fluide dont elle ne force aucun trait. Élégante tragédienne elle donne force et vie à son évocation. Sa performance d’actrice est soutenue par le piano de David Fray qui accorde une nuance particulière à chaque épisode grâce à des œuvres de Lully, Jean-Sébastien Bach, Vivaldi, Pancrace Royer, Couperin, Rameau, avec une seule extrapolation hors de l’époque avec Kinderszenen (Scènes d’enfants) de Robert Schuman, L’enfant s’endort. La délicatesse du jeu, sa capacité à se mêler naturellement aux mots, à dessiner ses propres tableautins, contrepoints subtils à la tragédie qui se joue. Ah ! L’envol des oiseaux de Rameau pour « Le dernier voyage » ! On est saisis, bouleversés.

L’enfant oublié a été joué au théâtre du Jeu de Paume le 15 avril 2025 dans le cadre du Festival de Pâques.

« J’apporte un regard couleur d’azur… »

« J’apporte un regard couleur d’azur… »

Le 7 mars 1875, naissait Maurice Ravel au Pays basque, à Ciboure, non loin des rives de la Nivelle. 2025 fête les cent cinquante ans de cette naissance, une belle occasion pour Bertrand Chamayou de renouer avec le concert du disque qu’il a consacré à l’intégrale de la musique pour piano seul du compositeur en 2016. Le pianiste fréquente depuis longtemps l’œuvre du musicien dont il dirige aujourd’hui le festival qui porte son nom : le Festival Ravel de Saint-Jean-de-Luz.  

Au Festival de Pâques, ce concert envisagé par beaucoup comme un marathon semblera n’avoir duré que quelques brefs instants malgré sa durée annoncée de deux heures trente tant on est porté par la fluidité du jeu, son expressivité narrative, sa capacité à nous conduire dans un univers hors du temps où tout n’est que sensations, émotions, beauté. 
L’artiste se moque des chronologies pour tisser la toile cohérente d’un voyage intérieur où les différentes pièces sont agencées en un patchwork velouté d’une subtile cohérence. D’ailleurs à quoi bon se fier à l’ordre des années lorsque certaines pièces comme la Sérénade grotesque, œuvre de jeunesse, composée en 1893 ne sera pas publiée du vivant de son auteur et ne sera créée qu’en 1975 à New York !
Pour commencer, il y a bien évidemment un Prélude et déjà les dates sont bousculées ! Le Prélude en la mineur, M.65 fut composé en 1913 alors que la première œuvre recensée date de 1893 (justement la Sérénade grotesque !). Ne nous étonnons pas du M qui accompagne l’intitulé des œuvres : il est dû au musicologue français Marcel Marnat qui a établi le catalogue complet des compositions de Ravel (donc la numérotation va de M.1 à M.85 et les arrangements de A.1 à A.26).


Intégrale Ravel. Bertrand Chamayou, piano. Grand Théâtre de Provence. 13/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Intégrale Ravel. Bertrand Chamayou, piano. Grand Théâtre de Provence. 13/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

D’emblée, ce Prélude que Ravel dédicaça à Jeanne Leleu, instaure calme et sérénité dans une atmosphère proche de celle des Gnossiennes de Satie (composées en 1889 et 1897). On est alors prêt à goûter l’impalpable.
Voici Miroirs et ses Noctuelles, papillons de nuit aux couleurs souvent ternes qui tournoient dans l’air moiré d’ombres, tandis que les Oiseaux tristes distillent leur mélancolie et qu’Une barque sur l’océan arpège le flux ondoyant des courants maritimes.

Les deux derniers « chapitres » de Miroirs, Alborada del gracioso (Aubade du bouffon) et La vallée des cloches dessinent leurs paysages, une Espagne fantasmée pour l’un, les montagnes et leurs troupeaux pour l’autre, où une rêverie capricieuse trouve des harmonies sonores dans les sonorités du quotidien des estives.
Perle rare, entre Miroirs et la Sonatine M.40, se glisse le Menuet en ut # mineur, inédit de 1904, petit bijou de vingt-quatre mesures. Il serait fastidieux de s’appesantir sur chaque œuvre et les répétitions bien trop nombreuses quant à la virtuosité qui ne cherche jamais à faire parade, mais épouse les partitions avec une fine acuité.

Intégrale Ravel. Bertrand Chamayou, piano. Grand Théâtre de Provence. 13/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Intégrale Ravel. Bertrand Chamayou, piano. Grand Théâtre de Provence. 13/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Le piano est le vecteur des émotions, prolongement naturel des pensées du pianiste. Les mains attendent, s’élèvent, retrouvent en une caresse l’instrument ami, arpentent le clavier, sont à la limite de la perception visuelle lorsque la vitesse s’empare d’elles. L’interprète partage avec nous cet univers intime en une approche élégante et raffinée.

Il n’est pas de petite composition, toutes sont travaillées avec la même précision, perles fines, diamants taillés…
Chaque mesure est ciselée, chaque son est plein et prend son sens dans le flux onirique de l’ensemble.
Les interprétations des « œuvres majeures » comme Gaspard de la nuit (M.55) feront date. Ravel avouait lui-même désirer battre dans le domaine de sa virtuosité transcendante par les trois tableaux de Gaspard de la nuit le record de difficulté de Islamey de Mili Balakirev ! L’aisance de Bertrand Chamayou est telle que les difficultés de cet Himalaya du piano semblent absentes.
Reste la beauté narrative de l’œuvre, ses vivants tableautins, vibrations délicates, sens du mystère, tension tragique, sans parler de Scarbo aux contrastes saisissants entre fortissimi vertigineux et pianissimi aériens.
L’art du pastiche, cher au compositeur se love dans « À la manière de Chabrier » ou « À la manière de Borodine », façon de rendre à ses prédécesseurs ce qu’il leur a emprunté !

Intégrale Ravel. Bertrand Chamayou, piano. Grand Théâtre de Provence. 13/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Intégrale Ravel. Bertrand Chamayou, piano. Grand Théâtre de Provence. 13/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Autre hommage, celui adressé à Haydn avec le Menuet sur le nom de Haydn : l’œuvre est construite sur un motif bâti sur la transposition en notes du nom de Haydn, (si, la, ré, ré, sol). 
C’est en pensant à Schubert que Maurice Ravel écrivit ses Valses nobles et sentimentales (l’auteur du Roi des Aulnes avait composé un opus de Valses nobles et un de Valses sentimentales).
Ici encore, la lecture qu’en fait Bertrand Chamayou est d’une pertinence et d’une poésie qui transportent. Le sourire n’est jamais très loin dans cet univers facétieux : en épigraphe à ses Jeux d’eaux, le compositeur inscrivait une citation d’Henri de Régnier, « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille ».

On se prend au jeu du Menuet antique et séduire encore par la Pavane pour une infante défunte avant de se laisser subjuguer (quand ne l’est-on pas au cours de ce concert ?) par la pièce maîtresse qu’est le Tombeau de Couperin et son écriture acérée. On a l’impression que les références et les hommages du maître à ses prédécesseurs compositeurs, peintres, poètes, donnent certaines clés de son œuvre : la science des couleurs, des contrastes, des perspectives, des dessins précis, des sfumatos, celle des phrasés des assonances et allitérations, des ruptures, des anaphores, contaminent les partitions et multiplient les entrées dans l’univers de la création de cet immense musicien.

Intégrale Ravel. Bertrand Chamayou, piano. Grand Théâtre de Provence. 13/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Intégrale Ravel. Bertrand Chamayou, piano. Grand Théâtre de Provence. 13/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

C’est aussi la force de Bertrand Chamayou, dans sa manière si intime, pertinente et empathique d’aborder ce véritable monde que de nous le donner à entendre. Éblouissements!
Et comment réagir à l’enthousiasme d’un public qui après deux heures et demie en redemande ? Avec finesse, le pianiste va jusqu’au bout de ce qui peut être fait en matière d’interprétation, en offrant sa propre transcription pour piano de l’une des Trois chansons a capella (1915) que Ravel composa sur ses poèmes, Trois beaux oiseaux du Paradis. Nous y fûmes !

Concert donné au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival de Pâques, le 13 avril 2025

 

À la croisée des temps

À la croisée des temps

Samedi 12 avril, le Festival de Pâques accueillait le Luzerner Sinfonieorchester dirigé par Michael Sanderling dans un programme qui mettait en regard un passé nostalgique avec le Concerto pour piano n° 1 en ré mineur de Brahms et la célébration d’étonnements nouveaux grâce à la Symphonie n° 9, dite du Nouveau monde de Dvořák.
La direction de Michael Sanderling savait mettre en valeur les différents pupitres de l’orchestre, leur musicalité, leur tessitures propres. Se déploient alors des tableaux dessinant plusieurs lointains, dans une imagerie très travaillée. L’égalité de traitement permettra aux auditeurs d’entendre tous les instruments avec l’impression de suivre une partition claire où rien ne se surimprime.

Pas d’emphase dans l’interprétation, mais une simplicité nuancée sur laquelle la partie de piano, tenue par le grand musicien qu’est Rudolph Buchbinder se lovait avec un grand sens du phrasé et une énergie toute de maîtrise. Son jeu très élégant, très assuré, est d’une grande délicatesse, pianissimi parfaitement articulés, intelligence du texte, précision méticuleuse de l’exécution… le pianiste évolue avec aisance dans cette musique qu’il aime et connaît bien (il a enregistré trois fois ce concerto). C’est sans doute pour cela que l’on reste un peu sur sa faim, il manque à cette version, très belle au demeurant, le grain de folie, la ferveur romantique, le sentiment de liberté, la fusion charnelle entre orchestre et piano, la brume de légendes qui enrobe ce concerto si proche dans sa facture d’une partition symphonique.

Luzerner Sinfonieorchester. Michael Sanderling, direction. Rudolf Buchbinder, piano. Grand Théâtre de Provence. 12/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Luzerner Sinfonieorchester. Michael Sanderling, direction. Rudolf Buchbinder, piano. Grand Théâtre de Provence. 12/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Un certain lyrisme est sensible cependant dans cette lecture d’une œuvre qui se refuse à la pyrotechnie mais se pare de couleurs venues du grand Nord. 
Comme une facétie de collégien, résonnait le bis donné par le pianiste, une variation sur l’Ouverture de la Chauve-Souris de Johann Strauss qui nous ramenait dans l’ambiance d’un concert du nouvel an viennois.


Sans transition, si ce n’est celle de l’entracte, l’orchestre seul cette fois se lançait à la conquête du « Nouveau monde » de Dvořák. Bien nommée, la Symphonie n° 9 du compositeur tchèque a été reprise de nos jours dans nombre de génériques de films, d’émissions, de jeux vidéo, quand on ne trouve pas de similitudes frappantes entre les compositions de John Williams pour Star Wars et l’œuvre de Dvořák ! Symphonie d’un monde qui naît et que ce monde adopte dans ses représentations, quel destin ! Il paraîtrait même que Neil Armstrong en aurait emporté un enregistrement audio lors de la mission Apollo 11 en 1969… première fois où un homme marcha sur la lune.


Luzerner Sinfonieorchester. Michael Sanderling, direction. Rudolf Buchbinder, piano. Grand Théâtre de Provence. 12/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Luzerner Sinfonieorchester. Michael Sanderling, direction. Rudolf Buchbinder, piano. Grand Théâtre de Provence. 12/04/2025. Aix-en-Provence © Caroline Doutre / Festival de Pâques

Si l’œuvre offre un tableau des États-Unis, elle n’en oublie pas les premiers habitants en incluant leur musique dans sa composition, ainsi, le troisième mouvement, scherzo s’inspire d’une fête décrite dans le Chant de Hiawatha (The song of Hiawatha), poème épique de Henry Wadsworth Longfellow (XIXème siècle), qui est une référence de la littérature américaine d’inspiration autochtone. L’orchestre semble plus libre dans cette œuvre aux accents nourris de jazz et de musiques populaires et a plus d’allant que lors de la première partie du concert. Le caractère expansif de la pièce, sa vivacité, entraînent les musiciens, mais doucement. Les effets superbement amplifiés donnent plus à voir la Suisse qu’un nouveau monde épris de vitesse et d’enthousiasme. Pourtant la clarté des sons, la beauté des différents pupitres, offrent un tableau ample aux nuances subtiles, comme si l’on souhaitait s’arrêter sur une image heureuse où tout semble encore possible dans les étendues immenses à découvrir, effaçant toute tentative dramatique, figeant le monde dans sa beauté… une immobilité salvatrice face aux délires actuels ?

Concert donné le 12 avril au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival de Pâques