Au fil des mots

Au fil des mots

« L’idééthèque », quel joli nom ! Le tout nouveau complexe culturel des Pennes-Mirabeau, fleure bon le bois et les livres et recèle une salle de spectacles avec une programmation qui sait accueillir les poètes et leurs mots.

Ce jour-là, de passage dans son sud natal, l’auteur, compositeur, interprète, danseur, comédien, feu follet génial qu’est Lionel Damei, refermait une résidence de création autour de son Jardin solaire avec la complicité de la subtile pianiste Agnès Jacquier. Ces compositions pour « voix nue et piano noir » s’orchestraient en deux temps, un regard vers le passé puis un florilège de pièces nouvelles. 

 

Lionel Damei & Agnès Jacquier à l’Idééthèque © DR

Voici une première, « la » première chanson, « écrite avec un copain dans la voiture » en 1984, déjà la poésie sourd des mots et de leur accord aux notes, impressions qui, mine de rien, dessinent une aventure humaine. Les souvenirs éclosent au cœur des « chansons de l’ancien temps », l’enfance, les parfums, les sensations, les goûts, avec un « chat rossignol dans la gorge ». Marseille, la ville où finit Rimbaud « amputé de ses ailes », Le jardin d’Allah, composé lors d’un retour de Tunisie, la place de Lenche où le comédien fit ses débuts, renaissent, images sensibles, vignettes délicates de « l’ancien temps ». Le tango impose alors son rythme, le chanteur chaloupe, dessine un autre langage où le corps, les mots, la musique ne sont plus qu’un. L’ogre de paille, cet « enfant perdu au fond d’une armure », souffre sous ses fards et c’est alors qu’il est beau. Le tragique s’immisce avant d’être bousculé par une pirouette… de la légèreté avant toute chose. De toute façon,  « à la fin tout fait sens » …

Les nouvelles compositions, malgré « la mémoire d’hippocampe » de leur interprète (dit-il), poursuivent une introspection parfois facétieuse, « niveau zodiaque, je suis poisson ascendant vierge, au niveau zodiaque chinois serpent » … Naît ainsi « le paradoxe du serpent », aux couleurs d’ombres qui font « brader au diable (notre) âme d’enfant / Et réciter comme à la messe / Aujourd’hui c’est moins bien qu’avant ». 

Lionel Damei et Agnès Jacquier en concert aux Pennes Mirabeau salle de l'Idééthèque

Lionel Damei & Agnès Jacquier  © DR

Les souvenirs émergent, façonnent la matière. On flirte avec le « Roman de Claudine », la douceur des glycines, le « regard intense » de Colette, hanté par les fantômes de Barbara et de la Louve, la sublime Anne Sylvestre… Bach groove, et Patti Smith « fulmine ». « La peau des mots fait mouche » et « il n’y a plus d’encre à perdre », les histoires d’amour finissent parfois mal, ailleurs ce sont les amitiés amoureuses qui servent de refuge.

La silhouette de Dalida se profile dans Soleil de cendres (écrit pour le dernier spectacle autour de la chanteuse et actrice concocté avec Alain Klingler, Dalida sur le divan à partir du texte éponyme de Joseph Agostini). La chanson du spectacle L’homme traversé permet de rendre hommage à Laurent Jacquier dont les superbes arrangements offrent à Agnès Jacquier de superbes partitions pianistiques aux accents qui jonglent entre Bach et Debussy. La musique n’accompagne pas seulement les textes, mais cisèle leur portée tandis que la danse est un « chemin buissonnier ». Quelle invite ! On en garde les fulgurances, les évasions, la désinvolture, les frémissements : « Je suis en souvenance / Enivré d’un avant / Tout n’est que résonance / Que parfums m’éprouvant » (Lionel Damei – Henry Torgue). Entre Baudelaire et Des Esseintes (le personnage de Là-Bas de Huysmans), la valse des sensations tournoie. Subtile musique…

Spectacle donné le 16 février à l’Idééthèque, Les Pennes-Mirabeau 

Merveilleux nuages

Merveilleux nuages

Délicieux spectacle de nouveau en scène, Tête en l’air par la compagnie Les petits pois sont rouges était donné à l’espace Jean Ferrat de Septèmes-les-Vallons à un public d’enfants aux parents et proches ravis d’avoir « dû » les accompagner. Une scénographie minimaliste structure le plateau par la ligne aérienne d’un fil à linge tendu entre une échelle double et un rideau qui en efface la fin, offrant une première énigme géométrique, début d’infini au cœur de la proposition à venir. Espiègle, la comédienne Cécile Rattet suspend grâce à des épingles à linge des pièces de vêtements (en fait, des papiers découpés en forme de chaussettes, pantalons, T-shirts, culottes) dont les plis sont soigneusement aplatis. Une touche de couleur suscite le rire du personnage qui semble tout découvrir avec émerveillement, tandis que l’univers sonore dessine le vent, le calme chant des oiseaux, le cours d’une petite rivière qui sera franchie en sautant sur les cailloux blancs que sont devenus les tissus de papier pliés et roulés. Des nuages naissent de la danse joyeuse de voiles de brume légère

Tête en l'air de et par Cécile Rattet

Le quotidien s’enchante avec une poésie délicate à laquelle le public enfantin est sensible. Il suivra avec intérêt la petite marionnette née d’une nuée qui s’ingénie à taquiner sa manipulatrice, à explorer ce qui l’entoure, à produire des flocons de neige. Aucune parole : sourires, mimiques, gestes, objets, compositions musicales ou sonorités piochées dans la nature, suffisent à construire un univers tout de finesse où les nuages dialoguent avec un rayon de lune à l’ombre duquel il fait bon s’endormir. Magie de l’instant…

Spectacle donné le 9 février à l’espace Jean Ferrat, Septèmes-les-Vallons, dans le cadre du dispositif départemental Provence en Scène.

Du théâtre ou de la fabrication du mythe

Du théâtre ou de la fabrication du mythe

Stephan Pastor adapte en un fantastique seul-en-scène un texte que Copi n’avait pas conçu pour le théâtre, L’Uruguayen, une longue lettre-journal adressée à un certain « maître » ou « connard ». Le comédien se glisse avec intelligence au cœur des articulations du récit, nous entraîne dans sa folie surréaliste (on se croirait parfois plongés dans un poème de Leiris), sa luxuriance de paysages d’atmosphères que nous pouvons interpréter à notre guise : dénonciation politique de la dictature, introspection, autofiction, métaphysique de l’écriture…  

La mise en scène subtilement orchestrée par Christophe Chave qui a travaillé en osmose avec le comédien permet l’éclosion du jeu grâce à son évidente simplicité. D’emblée, la lumière éclaire alternativement les joues, le front du protagoniste, comme pour décrire le passage inéluctable des jours. Le comédien se voit enserré dans un carré esquissé par quatre longs câbles venus des cintres, où se concentrent tous les gestes du quotidien, se laver, s’habiller, manger, dormir, bouger… tandis que quatre chutes de sable créant au sol des cercles parfaits dessinent un espace plus grand (symbolique d’un carré terrien et d’un cercle mystique ?). Ces limites seront franchies, transgression du corps qui s’affranchit des frontières à l’instar des mots qui repoussent leurs propres contours…Tout semble dissimuler un autre sens, les mots sont mis en doute ; le langage crée depuis le néant, lui accorde une existence, mais la capacité à percevoir hors du langage nous est interdite. 

L’URUGUAYEN-EAU-©Denis-Caviglia

La fiction est autant la matérialisation de l’abstraction qu’une réécriture fantasque qui nous ouvre de nouveaux territoires. Les rues changent de place, la mer disparaît, tous les habitants meurent, puis ressuscitent ; le narrateur fait des miracles, et ne parlons pas de ce qui arrive au Président de l’Uruguay ! Les mimiques, les gestes, les déplacements, les grimaces, les syllabes exacerbées (« Ra, ra, ra… Rat ? »), le visage qui se tord, en une respiration qui se cherche, sont menés au cordeau. Le texte, puissamment rythmé, est articulé en des variations qui vont de la poésie à l’humour et l’ironie glaçante. On suit le conteur au fil de son imagination foisonnante. Le théâtre devient mythe au sens premier du terme, fable, récit. Et si les mots nous fuient à l’instar du sable que nous ne pouvons retenir, reste l’art du théâtre qui gagne ici un nouveau fleuron.

Vu le 7 février, Théâtre Vitez, Aix-en-Provence

La cornemuse, instrument mystique?

La cornemuse, instrument mystique?

Éric Montbel, saxophoniste de jazz, eut le coup de foudre à dix-sept ans, l’âge où l’on n’est guère sérieux, pour la cornemuse. « Pour se démarquer, c’est parfait, sourit-il ! c’est un instrument insupportable et adorable ». En résidence au Chantier de Correns, ce compositeur, chercheur, docteur en ethnomusicologie et j’en passe, jouait au sein du Babeloni Quartet, formation composée de musiciens aussi inventifs que lui, Yvon Bayer, sonneur et danseur, Marc Anthony et sa vielle à roue acoustique et Nicola Marinoni, percussions et bruitages. Le concert baptisé Les cornemuses alchimiques donnait à découvrir un échantillonnage de cornemuses, grande cornemuse, cornemuse à miroirs, pastoral-pipe, gaïda (« impossible de toutes les rencontrer, il en existe une bonne centaine de par le monde ! » précisait Frank Tenaille, directeur artistique du Chantier, lors de sa présentation) …

Se rencontraient sur scène les mélodies, toutes des créations dont les motifs plongeaient dans l’humus des musiques traditionnelles, et les œuvres filmées de peintres (montages d’Yvon Bayer et Sylvain Fornaro), Le combat de Carnaval et Carême de Pieter Brueghel l’Ancien et Le Jardin des délices de Jérôme Bosch, en un voyage qui soulignait les détails, s’attardait sur une vignette, une expression, une scène, découvrant dans le foisonnement des œuvres les représentations allégoriques ou simplement pittoresques de la cornemuse, hésitant entre les figures osées et l’instrument de fête de village… 

Le Quartet Babeloni, 27 janvier, La Fraternelle de Correns © MC

Les airs et les rythmes s’accordent avec le jeu des images, les nappes électroniques de la vielle dessinent des atmosphères d’autres mondes, l’époustouflant duo de guimbardes répond à la palette du udu (vase venu d’Afrique et fabriqué « sur mesure » dans le Berry pour Nicola Marinoni par Sébastien Brothier) et aux infinies variations des cornemuses (chacune accordée différemment permettant de passer des tonalités majeures à mineures avec finesse).

Concert du Babeloni Quartet, Correns

Babeloni Quartet le 27 janvier à Correns © MC

La danse d’Yvon Bayer vient transcrire l’esprit de fête véhiculé par les musiques campagnardes, entraînante d’abord, « aux bras » d’une robe rouge, puis surlignant les pauses des danseurs en les figeant au cœur de leurs tournoiement par des arrêts sur image tout droit sortis de l’œuvre de Brueghel. C’est une conclusion stellaire portée par les vagues oniriques de la vielle qui nous emporte dans la dimension métaphysique des compositions. Jonction émouvante entre la matière organique et l’élan spirituel.

Le concert de fin de résidence a été donné à La Fraternelle de Correns le 27 janvier dernier

Cet extrait vidéo est un échantillon du travail en amont du concert du 23 janvier 2023. Le trio des origines s’est transformé en quartet. Le tableau de la tour de Babel de Bruegel l’Ancien nous donne la clé de l’origine du nom du groupe. 

Attendre, attendre, mais quoi, mais qui?

Attendre, attendre, mais quoi, mais qui?

En attendant Godot est sans doute la pièce la plus célèbre de Samuel Beckett. On en a tous lu des extraits au moins au cours de nos scolarités, vu ou subi quelques représentations (l’attente, ça peut être parfois très long !). D’aucuns y voient une parabole mystique, avec la supposée juxtaposition de god (dieu) et du suffixe « ot », ce dont se défendait le dramaturge. Mais comment croire l’un des pères de l’absurde ? Il mène avec une distanciation malicieuse le couple héroïque (Achille/Patrocle, Roland / Olivier) des mythes aux frontières du possible. Les héros sont devenus des vagabonds, la quête, une attente immobile… Le thème est simple : deux clochards viennent deux jours d’affilée au pied d’un arbre rachitique attendre un certain Godot. Ce dernier est censé les sauver, du moins l’espèrent-ils. Les sauver de quoi ? on n’en sait rien. Qui est Godot ? Mystère…

La troupe du Footsbarn s’attaque à ce monument de la littérature, introduit une musicienne, Katarzyna Klebba dont le violon mêle ses notes à des sons enregistrés, et la langue anglaise. Le texte est dit en français et en anglais, Vladimir répond souvent dans la langue de Shakespeare (autre pied de nez à la tradition) et incite Estragon qui enlève ses chaussures en disant « rien à faire », à être « raisonnable ». « Tu n’as pas encore tout essayé » lui dit-il. La mise en scène collective, pilotée par Paddy Hayter et Vincent Gracieux saisit l’instant, rend drôle le tragique, étonnante et animée l’attente statique. Les deux journées se font écho, Estragon ne se souvient de rien, Vladimir si, mais les assertions de son interlocuteur le poussent à douter.

En Attendant Godot par la troupe du Footsbarn

En attendant Godot © Florian Salesse,montageFrançois-XavierTourot

Les mêmes rencontres campent les mêmes situations. Estragon et Vladimir croisent par deux fois le tyran Pozzo et son homme de peine, Lucky. On rit, on attend la venue contredite chaque fois par un petit émissaire qui invite les personnages à revenir le lendemain, même lieu, même heure… Les similitudes sont porteuses d’illusion, le sujet se délite en même temps qu’il se construit. Le Footsbarn a su rendre l’univers de Beckett attachant, voire émouvant, fondu au creuset de l’absurde et tragique condition humaine.

Vu le 15 décembre au Bois de l’Aune à Aix-en-Provence