La nouvelle création de la Compagnie Les Estivants a offert une étape de travail déjà fort aboutie au 3bisf
« Le monde est un théâtre ». La formule shakespearienne ne se doutait probablement pas combien le goût de se mettre en scène ferait florès aujourd’hui avec l’apparition des réseaux sociaux. Les animateurs de radio ou de télévision l’ont bien compris : la célébrissime émission nocturne de Macha Béranger sur France Inter, Allô Macha, en est un exemple flagrant : entre 0h 30 et 3 heures du matin, la parole était donnée par téléphone aux confidences des auditeurs. Reprenant avec humour le titre du film de Jacques Besnard sorti en 1975, C’est pas parce qu’on a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule, la comédienne, metteure en scène et dramaturge Johana Giacardi concocte avec une intelligence théâtrale folle un spectacle construit sur le mode des scènes ouvertes animées par un « Monsieur Loyal » de cirque (en l’occurrence une « Madame Loyal », interprétée par l’auteure en personne). 

Le dispositif scénique en cercle favorise la communication. Après une introduction facétieuse, les membres du public sont appelés à se confier sur un fait marquant de leur parcours. Immédiatement, une jeune femme se dresse et part dans une confession aussi vive que spirituelle et délicieusement provocatrice qui amène les spectateurs à approuver, d’abord silencieusement, puis par des applaudissements d’assentiment. Des remarques fusent, des rapprochements se dessinent. Certes, la plupart des interventions sont programmées et finement orchestrées. Des fils s’esquissent, passant du thème de Roméo et Juliette, à celui du théâtre dans le théâtre, du jeu des apparences, de ce que chacun livre aux autres. Quel est le personnage de chacun ? Impossible d’oublier l’origine des termes : « personnage » vient du latin « persona », désignant le masque de l’acteur, « per » signifiant « à travers » et « sonum », le son ; le masque est l’accessoire qui laisse passer la voix de l’acteur avant de désigner le rôle qu’il joue puis son « caractère ».

Esquisse travail Cie Les Estivants

étape de travail © Les Estivants

Le texte de la pièce, car il s’agit bien d’une pièce qui épingle les nouveaux modes de communication et d’être au monde, s’attache à l’ambiguïté du personnage théâtral, à sa véracité malgré le principe d’illusion qui le gouverne : sans doute, le théâtre est le seul lieu où les êtres sont vrais, car interprétant le rôle qui leur est dicté à l’inverse du kaléidoscope des apparences dans lequel les êtres se diffractent sur la scène du monde. Le quatrième mur est mis en miettes, convoquant chacun à un dévoilement qui peut aussi n’être que façade. Les mots ne révèlent que les histoires que nous construisons autour de nos propres représentations. Dans cet exercice de liberté, Anaïs Aouat, Naïs Desiles, Anne-Sophie Derouet, Édith Mailander et Johana Giacardi excellent. En exergue de la pièce, est cité Gilles Deleuze : « quel soulagement que de n’avoir rien à dire, le droit de ne rien dire, parce que seulement à ce moment-là il devient possible de saisir cette chose rare et toujours la plus rare : ce qui vaut la peine d’être dit ». Comme à son habitude, Johana Giacardi nous entraîne sans avoir l’air d’y toucher, sur un mode où l’énergie et le rire se chahutent, dans une réflexion profonde sur le l’art, les relations entre les êtres, le théâtre enfin, surtout…

Le 30 mai, 3bisf, Aix-en-Provence

  (Le spectacle sera créé la saison prochaine des Théâtres aux Bernardines)