L’ensemble The Curious Bards offre en ce début d’année la mouture de son nouveau disque, Sublimation, consacré aux musiques scandinaves anciennes. Avant le lancement parisien, le Festival de Chaillol a reçu dans l’écrin de ses lieux disséminés sur le territoire du Gapençais le nouveau programme de ce groupe. Rencontre on ne peut plus logique ! Le Festival de Chaillol défend la musique dans son universalité, d’où une programmation fine qui s’attache à tous les registres et toutes les époques, mettant en résonance les hauts reliefs alpins et les compositions musicales. Comme à l’époque baroque, il n’est pas de hiérarchie entre « musiques savantes », « sacrées », « profanes », « populaires ».
Les frontières s’effacent devant la virtuosité des interprètes. Cette virtuosité n’est d’ailleurs pas que technique, elle serait limitée et peu intéressante finalement, mais elle tient surtout à la capacité de passeurs des artistes invités, à leur manière particulière d’entrer et de nous inviter à leur suite dans les œuvres les plus variées, de dessiner des univers qui ajoutent leurs invisibles strates à notre perception du monde, l’enrichissant d’images, de phrasés, de rythmes, d’émotions.
Partition ancienne, Source Curious Bards © X-D.R.
Pas de hiérarchie donc pour The Curious Bards dans leur approche d’une musique populaire peu mise en avant : celle de la Suède et de la Norvège du XVIIIème siècle. Sublimation est le résultat de recherches menées depuis 2012, autour d’un répertoire transmis de façon orale mais aussi écrite, d’abord « à Dublin durant un an puis dans de nombreuses bibliothèques ou collections privées à Glasgow, Édimbourg, Oslo, Trondheim ou encore Stockholm » explique le directeur artistique Alix Boivert. « Notre travail consiste donc à enquêter puis à expérimenter à partir des indices présents dans ces nombreuses publications et manuscrits (ornements, articulations, rythmique, etc…). (….). L’autre motivation qui nous porte dans ce projet est bien évidemment le rapport très particulier du musicien avec la musique traditionnelle. La profondeur, la spiritualité, l’abandon de soi que l’on peut ressentir, et qui confère au musicien une musicalité d’une rare humanité. Et donc d’une rare simplicité. »
Ottar Kåsa a ainsi reconstitué un hardingfele, une sorte de violon, instrument de musique national de Norvège (il a quatre cordes qui peuvent être accordées de 25 à 30 manières différentes, et d’autres cordes sympathiques celles-là, au nombre variable). Ses incrustations de nacre et ses dessins noirs à la plume et sa volute représentant le plus souvent une tête de lion en font une véritable œuvre d’art ! Son nom est tiré de son « lieu de naissance », la région du fjord Hardanger.
Chaîne You Tube The Curious Bards © D.R.
Jean-Claude Condi a été chargé quant à lui de la facture de la kontrabasharpa suédoise, cet ancêtre de la nyckelharpa, vièle à archet et clavier comptant six cordes sympathiques et trois cordes dont l’une est jouée en bourdon.
Les influences celte, gaélique et scandinave se retrouvent bien sûr dans ce répertoire, et les musiciens de l’ensemble s’en donnent à cœur joie dans des interprétations enjouées, où les instruments rivalisent de vitesse, d’inventivité et d’allégresse.
Les instruments aussi sont le résultat de recherches précises. S’il est relativement aisé de se procurer un violon, un violon baroque, une viole de gambe, ou même un cistre suédois, le groupe a fait construire par des luthiers experts à partir de modèles d’instruments du XVIIème siècle, conservés dans des musées tels la Cité de la Musique à Paris, le Hardanger Folke museum à Utne en Norvège ou le Scenkonstmuseet à Stockholm en Suède.
Le résultat, un disque fabuleux que l’on écoute en boucle. On peut se référer à son site pour en lire des compléments d’information quant à l’origine des morceaux, leurs histoires qui se confondent avec celle des liens politiques qui unissent ou séparent les pays. Les « Polonaises» sont introduites à la fin du XVIème siècle. En effet, la reine Anna de la dynastie polonaise des Jagellon offrit à son neveu suédois, Sigismund Vasa (Sigismond III) d’occuper le trône de la Pologne, si bien qu’il devient à la fois roi de Pologne et de Suède… l’une des conséquences fut l’entrée des danses polonaises en Suède !
Hardingfele source Curious Bards © X-D.R
D’ailleurs c’est l’un de ces danses emblématiques qui ouvre le CD, la Pollonese n° 74, issue du recueil de 1784 établi par Andreas Dahlgren (1758-1813), secrétaire particulier, bibliothécaire, organiste et clerc de paroisse à Tryserum (Småland). La danse est portée avec vivacité par les virtuoses que sont Sarah Van Oudenhove (viole de gambe), Jean-Christophe Morel (cistre suédois), Colin Heller (kontrabasharpa et violon) et Alix Boivert (violon et hardingfele).
La complicité entre les musiciens est sensible dans un enregistrement d’une netteté idéale, où chaque ligne est audible. Une véritable jubilation émane de ces morceaux dont l’énergie parfois tellurique sait aussi s’apaiser en mélodies d’une infinie douceur.
La Polonesse d’Anders Larsson avec son introduction en pizzicati cède la place à la Vals d’Ole Olsen Kruge où les trois temps de la danse de salon se mâtinent d’accents plus villageois et espiègles, quand les violons ne s’affrontent pas en volutes virtuoses dans Madame Trifes Liri e Dans. Le chant superbement maîtrisé en un timbre large aux subtiles rondeurs par la mezzo-soprano Ilektra Platiopoulou vient apporter une incarnation supplémentaire à ces élans.
The Curious Bards © X-D.R.
Les riches harmoniques de la chanteuse se glissent avec aisance dans la chanson suédoise Spelaren, semblent narrer une histoire dans la mélancolie des couplets de Konung Eric och Spakvinnan, une autre ballade médiévale suédoise, nous subjuguent dans le chant norvégien médiéval Signe Lita et nous touchent dans la chanson suédoise d’Arvid Afzelius (débuts du XIXème), Necken, qui servit de modèle à la mélodie d’Ophélie au IVème acte d’Hamlet d’Ambroise Thomas, « pâle et blonde dort sous l’eau profonde ».
Un petit bijou ciselé !
Sublimation par The Curious Bards est sorti le 24 janvier 2025 chez Harmonia Mundi. Son contenu a été joué lors de trois concerts (17, 18, 19 janvier 2025) donnés à Aspres-sur Buëch, La Bâtie-Neuve et Le Fayore, grâce au Festival de Chaillol dans sa série « Artistes en présences »