« Sur une île déserte quelle musique emporteriez-vous ? » Ce pourrait quasiment être la question posée par Laure Favre-Khan à des artistes dont l’art a nourri son approche du monde. Alors que la pandémie enfermait chacun chez soi et que les salles de spectacles étaient condamnées à la solitude, nombreuses furent les interrogations quant à la portée, la signification, la fonction de leur pratique pour les artistes.
La réponse se trouve sans doute dans Dédicaces, le nouvel opus de la pianiste qui depuis ses vingt ans enregistre ses auteurs de prédilection, Schumann, Chopin, Reynaldo Hahn, Tchaïkovski, partage l’affiche avec le fantastique violoniste Nemanja Radulovic, pour l’impossible performance du Trio de Khatchatourian avec le clarinettiste Andreas Ottensamer, et collecte les récompenses internationales.
Le doute quant à la suite de son travail va la mener à considérer ceux qui l’entourent et « l’inspirent » « sans forcément les connaître personnellement », explique-t-elle dans la note d’intention de son CD.
Quatorze personnalités lui ont fait part de leurs choix musicaux. Ce florilège vagabond constitue l’album. Sans doute jamais il n’y eu une telle connivence entre public et artiste !
Laure Favre-Kahn © Pascal Gambarelli
Le résultat ? Un ensemble superbe où les morceaux se succèdent sans hiérarchie, brillant, nuancé. Rachmaninov côtoie Francis Lai, Gershwin, Philip Glass, Chopin, Beethoven, Schumann, chants traditionnels… Le « Chabadabada » de « Un homme et une femme » de Francis Lai arrangé avec Cyrille Lehn ouvre une ronde émerveillée. Contrairement aux adaptations parfois « sèches » pour le piano de versions orchestrales, celle-ci atteint une plénitude foisonnante qui répond à la fulgurance de l’amour des deux personnages. Bien sûr la dédicace est offerte à Claude Lelouch. Ce sont les noms des dédicataires qui sont notés d’abord, avant le nom des compositeurs suivi du titre des œuvres. Subtile manière de montrer combien l’art est une émanation des êtres. Par-delà les siècles, ce sont eux qui se parlent par le biais de leurs créations. Ces voix lointaines et proches, Laure Favre-Kahn sait les faire entendre avec une délicate justesse. La virtuosité technique est au service de l’expression, ne cherchant jamais à s’imposer, elle est, cela suffit.
Les clins d’œil sont nombreux, parfois du dédicataire à l’interprète : le musicologue Alain Duault choisit la Farandole de l’Arlésienne de Bizet, référence explicite à la ville natale de la pianiste.
L’arlésien Christian Lacroix qui a signé des robes de concert pour Laure Favre-Khan pousse la galanterie en proposant Alborada del gracioso, quatrième pièce des Miroirs pour piano de Maurice Ravel. Il y est question d’un homme d’âge mûr tentant en vain de séduire le cœur d’une jeune femme. Les accents percussifs du piano se diaprent d’éclats où se mirent les échos des castagnettes espagnoles.
Le jeu au fond des touches sert la puissance du Prélude opus 3 n° 2 de Sergueï Rachmaninov dédié à l’écrivaine Amanda Sthers, et se pare d’une finesse aérienne dans le sublime Nocturne posthume de Chopin (pour Charles Berling), tandis que le premier mouvement de la Sonate pathétique résonne en chant d’amour pour Namanja Radulovic. Si le clarinettiste Pierre Génisson retient The man I love & I got rhythm de Gershwin, éblouissant dans sa facture si classique et si jazzy, le guitariste Biréli Lagrène se décide pour le Sonnet de Pétrarque de Liszt, un poète pour un autre poète… Chatoyant se fait le dénuement minimaliste de la composition de Philip Glass dans Opening pour Mathieu Chedid. Le Clair de lune de Debussy déploie sa magie en souvenir de Sempé qui l’avait souhaité tandis que le généticien Axel Khan qui n’écoutait que du Schubert selon son frère a son nom attaché désormais à l’Impromptu op. 90 n° 3 du compositeur romantique.
La sublimement nostalgique barcarole, Juin, de Tchaïkovski (pour le danseur Hugo Marchand), est abordée avec la simplicité de l’évidence, éloquente pureté à laquelle répondront les chants traditionnels Shalom Aleichem, Lecha dodi et Oseh Shalom (pour l’écrivaine et rabbin Delphine Horvilleur).
On a l’impression de mieux connaître les dédicataires de ces œuvres après leur écoute, tant leur poésie est émouvante. Pas de pathos dégoulinant cependant, mais un souffle d’une humanité sensible anime l’ensemble, on entre d’emblée dans chaque univers, et chacun est lié aux autres par les liens invisibles qui unissent l’intime au monde, tissage subtil que le piano de Laure Favre-Khan orchestre avec une précision d’orfèvre, passionnée et sensible.
Dédicaces, Laure Favre-Khan, Opus 47
Concert de sortie d’album 23 novembre au festival Piano en fleurs, Marseille, Beaux-Arts, Luminy