Par nos temps incertains où les guerres embrasent peu à peu la planète, sacrifiant la vie des êtres au nom de dogmes et de territoires dans un aveuglement sans bornes qui fait oublier les principes mêmes de l’humanité, le metteur en scène Tiago Rodrigues revient au théâtre du Bois de l’Aune avec les acteurs du collectif néerlandais Dood Paard pour lequel il a écrit Women in Troy, As Told by Our Mothers (première création le 20 octobre 2022 au Frascati d’Amsterdam).
Depuis quelques années, Tiago Rodrigues s’attache aux transcriptions et réécritures des grandes pièces de l’antiquité. Ainsi en octobre 2020, sortait son ouvrage Iphigénie, Agamemnon, Électre, écho à la trilogie L’Orestie d’Eschyle (458 av. J.-C.) qui, elle, comprenait Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides. Puis, après avoir fréquenté les Atrides, Tiago Rodrigues les montre à Troie par le biais du personnage d’Hécube, l’épouse malheureuse de Priam. En 2024, Festival d’Avignon a accueilli son Hécube, pas Hécube à la Carrière de Boulbon
L’art et la vie se tissent, trouvent des ponts, des échos…
Women in Troy © Sanne Pepper
Réinterpréter l’histoire
Women in Troy, As Told by Our Mothers réunit sur scène quatre acteurs et actrices, Alesya Andrushevska, Manja Topper, Kuno Bakker et Tomer Pawlicki. Tous les quatre travaillent sur une immense couverture ou tapis, crochetant la laine dont ils déroulent les pelotes, sur les bords d’une couverture aux couleurs et aux géométries multiples. Les interprètes font tourner leur ouvrage de couture à chaque nouvel acte de la pièce.
Ici, il n’est cependant pas question de Pénélope : seule, elle tisse et détisse sa toile, emprisonnant le temps dans un cycle immobile. Elle nie le déroulement de l’histoire.
Les quatre figures de la pièce de Tiago Rodrigues réinventent le collectif, ajoutent un fil à chaque oscillation nouvelle de leur ouvrage. Les mots et les récits s’accumulent, construisent un récit, inexorables dans une progression que rien ne peut suspendre… La guerre de Troie, toutes les guerres de Troie ont lieu. C’est ainsi que naît la tragédie, dans cet enchevêtrement inéluctable des faits et de leurs effroyables conséquences.
Women in Troy au Bois de l’Aune © M.C.
Les personnages parlent, se disent, rapportent ce que leurs mères respectives leur ont raconté. Les photographies de ces dernières viendront s’afficher sur le fond de scène, découpé en paravent léger, tendu de toiles.
Les récits sur la guerre de Troie se transforment. Les actes « des héros » deviennent des scènes de bestiale sauvagerie, dénuées de toute grandeur. La femme est alors niée en tant qu’être humain. Réifiée, elle est alors un objet sans âme ni conscience, échangée, violée, massacrée sans état d’âme.
Les mots s’égrènent, les noms se répètent, presque psalmodiés, évocations incantatoires d’Hélène, l’innocente sur qui s’est déplacée toute la culpabilité des guerres, Cassandre qui sait et que personne n’écoute, Andromaque, la femme d’Hector, contrainte d’épouser le meurtrier de sa famille pour protéger son fils, Astyanax, de Briséis jetant sans fin son nom à la tête des soldats qui vont l’emporter en captivité, d’Hécube, la mère par excellence et ses enfants sacrifiées, Hécube transformée en chienne pour faire payer aux monstres une impossible vengeance.
Women in Troy au Bois de l’Aune © M.C.
Les hommes font la guerre et en font porter la responsabilité aux femmes. Et les noms des femmes des mythes antiques, inlassablement, se réitèrent aujourd’hui, dans toutes les guerres de Troie qui ensanglantent le monde. Il n’est pas de justification à la guerre, à la mort, à la barbarie. Il n’est pas de glorification possible pour les actes guerriers, ni hier, ni aujourd’hui. Le final reprend le mode des tragédies classiques de la Grèce antique mettant en scène le chœur des femmes qui du haut de la terrasse interpellent le monde et remodèlent notre histoire dont la réalité ne tient qu’aux récits que l’on en donne. Transmettre c’est aussi interpréter. L’art se montre bien ici politique et instrument de pouvoir. La question revient toujours à qui porte le récit. On est fasciné par la présence des artistes du Dood Paard, de leur faculté à rendre poignant et sensible un texte, certes écrit par un homme, – « est-ce qu’un homme peut écrire un texte féministe », interrogent-t-ils- mais du point de vue des femmes, d’une élégance et d’une poésie puissantes, mêlant l’intime et le collectif avec virtuosité. Un très grand moment de théâtre et d’humanité !
Ce spectacle a été joué au Bois de l’Aune les 14 et 15 janvier 2025
Women in Troy au Bois de l’Aune © M.C.
Il faudra une nouvelle génération divine, symbolisée par Athéna pour mettre un terme à la sanglante chaîne de malédictions qui accable la terrible dynastie des Atrides.
Ce sont les Euménides, les « Bienveillantes », autre face des Érinyes, ces divinités qui châtient les crimes en poursuivant d’une vengeance sans fin les criminels, qui, en créant le premier tribunal de l’histoire, mettront un terme à la fuite éperdue d’Oreste poursuivi par les furies après qu’il ait tué sur les injonctions de sa sœur Électre sa mère, Clytemnestre, elle-même meurtrière de son époux, Agamemnon à son retour de la guerre de Troie, afin de venger la mort de sa première fille, Iphigénie, sacrifiée sur la plage d’Aulis sur les ordres du devin Chalcas afin d’apaiser les dieux et permettre aux vents de souffler pour emporter la flotte des Achéens vers les rivages de Troie dans leur guerre vengeresse sous prétexte de récupérer l’épouse de Ménélas, Hélène, ravie par le beau Pâris, fils de Priam et d’Hécube, roi et reine de Troie. Ouf ! Tout cela parce qu’au mariage de Pélée et Thétis (là encore c’est toute une histoire !) la mauvaise fée de service, Éris, déesse de la discorde, avait offert, comme elle n’avait pas été invitée, une pomme d’or sur laquelle étaient gravés les mots « à la plus belle ». Bien évidemment les trois déesses, Héra, épouse de Zeus, Athéna, fille préférée de Zeus (sortir de la tête de son père, ça crée des liens !) et Aphrodite, déesse de l’amour, se disputent le prix. Zeus, courageusement botte en touche, il n’est qu’un dieu et ne se sent pas apte à juger d’égales beautés et propose en arbitre le plus beau des mortels, Pâris qui pour le moment se croit simple berger alors qu’il est en réalité fils de Priam et d’Hécube… Ce dernier refusera les cadeaux des deux premières déesses, empire sur les hommes, sagesse universelle, pour préférer la promesse d’être aimé par la plus belle des femmes… Hélène, fille de Zeus et Léda, épouse de Ménélas et reine de Sparte.
Il y a tant d’épisodes et de rebondissements, de calculs et de plans machiavéliques que Florence Dupont, latiniste, helléniste et universitaire française, professeur émérite de littérature latine à l’université Paris-Diderot et auteure de nombreux ouvrages sur l’antiquité classique, a concocté un ouvrage passionnant Homère et Dallas. Introduction à une critique anthropologique (paru en 1991) ! (Il y a aussi dans son travail toute une réflexion sur la littérature orale, mais c’est un autre sujet).
Arbre généalogique des Atrides
Tout commence avec Tantale, fils de Zeus et de la nymphe Ploutô.
Plusieurs versions sur la cause du supplice infligé par les dieux à ce roi de Phrygie (debout dans une rivière avec des branches couvertes de fruits appétissants, il a sans cesse soif et faim. Mais lorsqu’il se penche vers les eaux, elles se retirent et lorsqu’il tend la main pour attraper les fruits, les branches s’élèvent hors de sa portée.). Soit il aurait volé du nectar et de l’ambroisie aux dieux alors qu’il était familièrement convié à leur table, soit, selon Ovide, il aurait voulu mettre à l’épreuve les capacités des dieux en leur proposant la chair de son propre fils, Pélops en ragoût. Les dieux s’en rendirent immédiatement compte, sauf Déméter, distraite ce jour-là, et qui avala un morceau de son épaule. Immédiatement Zeus ordonna à Hermès de ramener l’enfant des Enfers et de remplacer son épaule par un morceau d’ivoire, ce serait même Clotho, la moire tisseuse du fil de la vie qui aurait contribué à ramener Pélops à la vie.
Ce dernier est à l’origine de la grande malédiction des Atrides. Il est du moins une version de l’histoire qui irait dans ce sens. Pour épouser la belle Hippodamie, fille d’Œnomaos (lui-même fils d’Arès, le dieu de la guerre), il fallait vaincre son père lors d’une course de chars. Mais grâce à ses juments d’origine divine, Phylla et Harpinna, le roi de Pise en Élide gagnait toujours et s’octroyait le droit de tuer les prétendants vaincus. Soit Pélops aurait gagné de façon honnête selon Pindare dans sa première Olympique, grâce aux chevaux ailés, Scyphus et Arion, que lui avait offerts Poséidon, soit, il aurait soudoyé l’écuyer d’Œnomaos, un certain Myrtilos, afin qu’il sabote le char de son maître. Dans l’accident Œnomaos meurt. Pélops, se refusant à payer le prix de la trahison, tua l’écuyer qui maudit Pélops et ses descendants… qui eux-mêmes ne sont pas célèbres pour leur aménité.
« On sait désormais ce que fut réellement le sacrifice d’Iphigénie : moins l’obéissance aux ordres d’Artémis, moins le dur devoir d’un roi qui ne veut pas commettre de faute à l’égard de ses alliés, que la coupable faiblesse d’un ambitieux dont la passion conspirant avec la divine Tychè [la fortune, le hasard] s’est résolue à immoler sa propre fille ; on sait ce que fut la prise de Troie : moins le triomphe de la justice et le châtiment des coupables que la destruction sacrilège de toute une cité avec ses temples ; et dans cette double impiété revivent les crimes les plus anciens des Atrides et s’inscrivent déjà tous ceux qui vont suivre : le coup frappant Agamemnon et qui atteindra finalement Clytemnestre à travers Oreste. » (Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et Tragédie en Grèce Ancienne, Maspero, 1972, pp. 25-26
Alesya Andrushevska, Manja Topper, Kuno Bakker et Tomer Pawlicki © Lise Agopian