Le terme même de « théâtre » inclut par son étymologie la vue (du grec ancien « θέατρον » (théatron), le lieu où l’on regarde), pourtant de nombreuses initiatives tentent de rompre avec la mise à l’écart d’environ 4,3% de la population active en France (le vieillissement de la population ne fait qu’augmenter la proportion de déficiences visuelles).
Attentifs à tous les publics, les théâtres qui sont déjà très actifs grâce aux financements de l’ASSAMI (les amis et mécènes du spectacle vivant) dans la diffusion des spectacles auprès des publics empêchés par exemple, se sont équipés cette année, soutenus aussi par le financement de l’UNADEV (Union Nationale des Aveugles et déficients visuels), de maquettes tactiles petit et grand format au Théâtre du Jeu de Paume et au Grand Théâtre de Provence. Destinées certes au départ pour un public déficient visuel, ces maquettes donnent à percevoir autrement l’architecture et la structure interne de ces lieux de spectacle.
Il suffit d’avoir un masque sur les yeux et ce sont les doigts et les mains qui deviennent « voyants » et réorchestrent d’une certaine manière notre appréhension des espaces. Les dimensions appartiennent alors à l’univers du tangible et semblent finalement plus expressives dans leurs proportions qu’un simple plan papier. On a l’impression de redécouvrir les lieux, d’en aborder les endroits invisibles, d’entrer dans les arcanes du théâtre, d’en percer quelques mystères.
Maquettes © Les Théâtres
Au Jeu de Paume, la médiatrice Héloïse Schneider-Dautrey initie son public à cette lecture nouvelle, livrant au passage histoires et anecdotes liées à l’édifice après l’avoir resitué dans son quartier et dans la ville où se dessine clairement un « axe théâtral » fort !
Lorsque les couleurs s’effacent
En écho à la présentation des maquettes, la pièce de Fabio Marra qui a enchanté le festival d’Avignon 2023 au théâtre des Halles, La couleur des souvenirs, évoque la perte de la vue. Les premiers instants de la représentation répondent à la séance des maquettes au cours de laquelle on était invité à tester une série de lunettes qui restreignaient différemment le champ visuel selon les pathologies, glaucome, DMLA, cataracte, rétinopathie diabétique… Des séries de lettres identiques à celles des tests lors des séances chez les ophtalmologistes se mettent à circuler, danser, se distordre, s’effacer… Prémonition tragique du récit à venir.
Le peintre Vittorio (Dominique Pinon) achève la lecture d’un polar à l’aide d’une loupe. Pas de complexe de Sherlock Holmes ici, mais une vue qui se fait capricieuse. Une minerve lui enserre le cou, signe de sa récente hospitalisation. Défilent dans son petit atelier encombré de peintures le marchand d’art peu scrupuleux, Marco (Aurélien Chaussade), sa sœur, Clara (Catherine Arditi) qui ne cesse de l’aider malgré son mauvais caractère, son fils, Luca (Fabio Marra) d’une indéfectible attention, le fantôme de sa mère, Silvia (Sonia Palau), rappel à la fois d’une culpabilité inavouée et d’une tendresse douloureusement perdue.
La couleur des souvenirs © Fabio Marra
Désagréable avec tous, bougon, agressif, ronchon, odieux, Vittorio gagne cependant une profondeur humaine et sensible dans le jeu de Dominique Pinon qui laisse transparaître avec retenue les blessures qui ont façonné son personnage. Ce peintre qui se fuit lui-même, se refuse à exposer ses toiles qui révèlent trop de lui et de la tendresse qu’il porte aux siens, vivote de ses contrefaçons ; sa dernière sera un Modigliani !
Cependant la cécité guette, suivant enfin les injonctions de son fils, Vittorio passera des examens mettant en évidence sa DMLA. Curieusement, le fils sans cesse rejeté et jamais rebuté, reste affectueusement présent auprès d’un père dont il pressent les fêlures tandis que la fille de Silvia, Emma (Floriane Vincent), part à l’étranger pour se sentir exister loin d’une mère aimante mais un peu trop « présente ». Les personnages sonnent juste dans cette narration familiale.
La couleur des souvenirs © Fabio Marra
L’épreuve de la déficience visuelle sert de catalyseur aux sentiments, permet de faire face aux tensions enfouies et à renouer avec un équilibre que l’on aurait pu croire définitivement perdu. La fin est bouleversante, mais n’en disons pas trop ! Un très beau moment de théâtre !
La couleur des souvenirs au Jeu de Paume, 10 au 14 décembre
La couleur des souvenirs © Fabio Marra
La couleur des souvenirs © Fabio Marra