Ce jeune pianiste, (il est né en 1997), fait déjà partie du cercle très fermé des plus grands interprètes de son temps. On l’avait découvert tout jeune récipiendaire et premier français à l’obtenir, du premier prix du concours Tchaïkovski de Moscou, cette médaille Fields des pianistes, au festival de la Roque d’Anthéron. Depuis, chaque concert découvre un jeu toujours plus approfondi, plus virtuose (non par une volonté d’esbrouffe gratuite mais par une lecture de plus en plus fine et réfléchie des œuvres).

Au festival de Pâques, Alexandre Kantorow proposait un programme intelligemment construit, croisant autour de thèmes de lieder trois étoiles romantiques, Johannes Brahms, Franz Schubert et Franz Liszt. Du premier, la Sonate pour piano n° 1 en ut majeur, opus 1 dont l’allegro est inspiré du lied Verstohlen geht der Mond auf (La lune se lève furtivement) déclinait les éclats de ses quatre mouvements dont Clara Schumann disait : « tout est plein d’imagination débordante, d’une sensibilité intériorisée et magistrale dans forme ». On y reconnaît, au détour d’une phrase de l’Andante le thème de la berceuse « la lune s’est levée ce soir, bleue, bleue, fleurette bleue », les notes émergent du halo des songes, lumineuses, des vagues souterraines naissent, qui soudain déferlent… 

Alexandre Kantorow au Festival de Pâques 2023

Alexandre Kantorow, Festival de Pâques 2023 © Caroline Doutre

Le pianiste relève les manches, artisan face l’ouvrage dont il va tirer le meilleur parti. Un instant de concentration, afin de renouer le fil avec l’esprit du compositeur disparu, et les mains immenses s’emparent de l’instrument le transforment en vecteur de l’âme, prolongement du geste créateur. Le maître d’œuvre éprouve les possibilités de son outil, puissance des cordes, fragrance des battements, poésie des résonances, capacité de rebond des quatre-vingt-huit touches, harmonies des accords, convoque les orages, alchimiste inspiré…

Les transcriptions de lieder de Schubert par Liszt qui affectionnait aussi cette forme d’hommage propice aux variations et aux instants de virtuosité pure déroulent, (à l’instar d’un livre antique, volumen enroulé sur sa fine baguette, l’umbilicus), une palette foisonnante et nuancée tournant autour du thème originel, lui ajoutant des pages nourries de la fantaisie du moment, de l’état d’esprit de l’interprète, de sa lecture des pages auxquelles il apporte sa contribution. Artistes passeurs conciliant la citation et l’invention… On revenait aux sources du premier lied transcrit par Liszt avec la Fantaisie en ut majeur, op. 15, D. 760, « Wanderer Fantaisie » de Schubert, « Fantaisie du randonneur ou du voyageur », la seule publiée du vivant de son compositeur qui aurait dit à son propos « Das Zeug soll der Teufel spielen » (« c’est le diable qui devrait jouer ça ») tant sa partition est techniquement difficile au point que lui-même se sentait incapable de jouer correctement le final ! Pittoresque, ligne vocale en épure, élans joyeux et mélancolique clairvoyance, alternance de bouillonnements inspirés et d’humeurs alanguies dont les ombres peu à peu s’éclairent, toutes les fluctuations d’une âme se retrouvent là, condensées dans un espace hors du temps. Le langage se passe alors des mots, et l’indicible n’a besoin que de la conjugaison des notes pour s’incarner.

Alexandre Kantorow au GTP lors du Festival de Pâques 2023

Alexandre Kantorow au Festival de Pâques 2023 © Caroline Doutre

Le dernier des cinq rappels que généreusement l’artiste offrit à un public debout (une rareté au Grand Théâtre !), La Marche Turque de Mozart était interprétée dans l’esprit de Liszt : objet de variations ébouriffantes d’une liberté et d’une espièglerie jubilatoires.

Le lied schubertien Der Wanderer (composé sur un poème de Georg Philipp Schmidt) s’achève par une justification d’un voyage sans fin, vécu comme une quête tout aussi exigeante qu’impossible : « là où tu n’es pas, là se trouve le bonheur ! ». Ce soir-là au Grand Théâtre de Provence, c’était bien là où nous étions qu’était le bonheur !

Concert donné au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence le 9 avril 2023