Hautement symbolique le spectacle Kay Lettres à un poète disparu s’est révélé incontournable dans la programmation de la saison du Moulin à Jazz de Vitrolles.
Tout a commencé l’an dernier en 2023 avec l’année McKay sous l’égide de l’ancienne ministre Christiane Taubira. Le musicien-comédien-dramaturge Lamine Diagne et le documentariste, coordinateur de l’année KAY à l’occasion des cent ans de la venue du poète en France, projet culturel mettant à l’honneur l’auteur et poète Claude McKay auquel il a consacré son dernier film Claude McKay, de Harlem à Marseille, ont imaginé un concert poétique, Kay, Lettres à un poète disparu, célébrant cet artiste dont l’œuvre et la vie se confondent selon Christiane Taubira qui explique combien «il est rare de concilier une vision aussi aigüe du monde, ses antagonismes transnationaux, le caractère structurel et structurant de ses violences de classe, avec une imagination aussi prolixe, un regard social aussi perspicace, une relation aussi empathique au monde underground malgré ses inévitables débordements et ses ruses de survie ».
Le spectacle réunit textes, lettres adressées au poète disparu, extraits de documents filmés de son époque, du film de Matthieu Verdeil et un jazz qui ne cesse de se réinventer en puisant dans l’humus de ses origines. Le résultat est un moment inclassable d’une infinie richesse où les mots et les musiques rejoignent l’intime pulsation du monde.
Spectacle McKay © R. Arnaud
À mots croisés
Au début, c’est un souffle qui découvre ses propres dissonances avant de s’orchestrer en une musique fluide. Le saxophone de Lamine Diagne est rejoint par la batterie de Jérémi Martinez qui accorde au rêve qui se tisse les battements réguliers d’un cœur tandis que la guitare de Wim Welker murmure ses contre-chants. Quittant son instrument, Lamine Diagne s’empare du micro : « Quand je serai mort et oublié sans nul vivant qui se souvienne mes traits/ Quand sous une glaise étrangère mes os pourriront sans un arbre sans une pierre qui les signale/ Peut-être qu’un jeune homme songeur brûlant de passion /Tournant les pages moisies de vieux volumes/ En quête de vers anciens aux relents d’amour et d’alcool/ Tombera sur une chanson de moi et doucement peut-être il sifflera la mélodie en se demandant qui donc jadis écrivit ces vers ou encore, assis, il méditera ces simples mots qui l’on tellement touché quand je serai parti ».
Ce poème de Claude McKay (1889-1948) paru en 1922, « c’est comme une bouteille qu’il jette à la mer, nous l’avons recueillie, avons fait corps avec ses textes, fait rythme avec sa musique intime. Ce soir, ce n’est pas un concert ni même un spectacle, plutôt une convocation, un dialogue avec un poète qui a disparu il y a plus de soixante-dix ans. Depuis que j’ai rencontré ses poèmes, se textes, sa pensée, je lui écris des lettres. » Lamine Diagne dessine des correspondances entre son parcours et celui du poète jamaïcain dont le séjour en France s’est déroulé de 1923 à 1928. Les voix semblent se répondre, modernité étonnante de la première, reconnaissance sensible de la seconde.
Spectacle McKay © R. Arnaud
Le poète voyage. C’est à Marseille qu’il trouve son inspiration romanesque, qu’il devient l’un des pères de l’éveil de la conscience noire, précurseur de la Harlem renaissance et du mouvement de la Négritude dont il est l’un des instigateurs, ce terme fut forgé par Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme, Cahier d’un retour au pays natal. Le « vagabond », curieux de tout, fait un portrait sublime de Marseille, seule ville dans laquelle il se sent enfin en accord avec lui-même et les autres. La cité ouverte au monde ne refuse personne, accepte les coutumes, les habitudes de chacun, grouille d’une vie multiple qui n’écrase aucune individualité.
Ici, la ségrégation raciale dont l’Amérique souffre n’existe pas. La ville cosmopolite a toutes les couleurs du globe et sait que c’est là que réside sa richesse. Lamine Diagne passe du saxophone à la flûte Peul ou à la flûte traversière, ses complices à la guitare, batterie, contrebasse (Christophe Lincontang), claviers (Ben Rando), nous enivrent d’un jazz qui raconte ses propres origines, glisse vers la New Orleans, plonge dans les cafés de Harlem, se tait pour faire place au récit de la vie de Claude McKay, à ses textes, les accompagne dans leur foisonnement et leur irrépressible élan.
Spectacle McKay © R. Arnaud
On écoute des passages de Banjo livre exhumé par l’éditeur marseillais André Dimanche dans les années 1990, Un sacré bout de chemin, son autobiographie où il dit « j’écris pour ceux qui sont capables d’apprécier une histoire authentique, d’où qu’elle vienne ». Enfin, il y a le somptueux Romance in Marseille écrit à Tanger en 1933 (édité pour la première fois par les éditions marseillaises Héliotropismes en 2021).
Trois écrans disposés sur le fond de scène offrent leurs images, photographies, extraits de films, d’actualités, de chants et de leurs paroles, comme le mémorable If we must die (S’il nous faut mourir) écrit en juillet 1919 lors du terrible Red Summer (été rouge) et sa vague de violence des suprémacistes blancs à l’encontre des populations noires.
Spectacle McKay © R. Arnaud
« S’il nous faut mourir, que ce ne soit pas comme des porcs
Traqués et parqués dans un enclos infâme,
Tandis qu’autour de nous, fous de rage et de faim,
Les chiens aboient, se moquent de notre maudit destin.
S’il nous faut mourir, ah ! mourons noblement
Afin que notre sang précieux ne soit versé
En vain ; alors, même les monstres que nous défions
Seront contraints de nous honorer dans la mort !
Ô mes frères, il nous faut affronter notre ennemi commun !
Bien qu’inférieurs en nombre, montrons notre bravoure
Et pour leurs mille coups, portons un coup fatal !
Qu’importe si devant nous s’étend la tombe ouverte ?
En hommes nous ferons face à la meute couarde et meurtrière,
Acculés, mourants, mais rendant coup pour coup. »
Peu importe le nom donné à la soirée, concert -les partitions musicales sont servies avec un talent fou-, performance, spectacle, on est séduits, bouleversés par ce destin, ces textes exigeants dont le flux charrie des images poétiques fortes et aborde le monde avec une humanité poignante. Et l’on court se procurer les livres de cet auteur dont il semble impensable désormais d’être ignorant !
Le 28 novembre, salle Guy Obino, Vitrolles
Extrait du film McKay à Marseille de Matthieu Verdeil