C’est un Grand Théâtre de Provence comble qui fêtait le 10 janvier dernier, à la viennoise le nouvel an 2025 grâce à la complicité du Cercle de l’Harmonie et de son chef, Jérémie Rhorer et l’invitation généreuse et conviviale de Dominique Bluzet, directeur des théâtres à savourer une coupe de champagne après le concert. Personne n’était oublié : la représentation était retransmise en direct dans les hôpitaux, EHPAD et centres de soins palliatifs avec le soutien de l’ASSAMI.
Jérémie Rhorer avait carte blanche pour cet exercice de style rituel et les références aux programmations de Vienne furent nombreuses. Mais le chef et son ensemble surent apporter une finesse d’interprétation rare à ce qui est souvent joué en gros flonflons, apportant une réelle lecture des œuvres, leur redonnant épaisseur et nuances. Le concert s’articulait entre une première partie française et une seconde partie dédiée à l’Autriche.
Jérémie Rhorer et le Cercle de l’Harmonie © Caroline Doutre
Une musique qui pétille
En art de la joie et de la dérision, s’imposait l’Ouverture de La Vie parisienne de Jacques Offenbach, ce « vaudeville à couplets » qui s’amuse d’une société aussi légère qu’éphémère dans un « gai Paris » qui attend les touristes venus du monde entier pour l’Exposition Universelle de 1867. C’est lors de cette exposition que les premiers bateaux-mouches firent leur entrée dans la capitale (leur nom vient non de leur taille mais du lieu d’implantation des ateliers où ils furent construits, le quartier de la Mouche au sud de Lyon).
La griserie de la partition d’Offenbach se teinte d’ironie. Les tourbillons ne sont qu’un leurre et l’insouciance n’est qu’aveuglement. Autre facette plus méphistophélique des illusions qui égarent les êtres, la musique de ballet du Faust de Gounod, placée au dernier acte de son opéra, durant la Nuit de Walpurgis convie le protagoniste sous la conduite de Méphisto aux retrouvailles des sorcières sur le massif du Harz. Se succèdent, enchanteresses, Les Nubiennes, Adagio, Danse antique, Variations de Cléopâtre, Les Troyens, Variations du miroir et Danse de Phryné, avant que le fantôme de Marguerite n’apparaisse, rappelant Faust à la raison.
Jérémie Rhorer © Chris Christodoulou
La délicieuse Valse lente de Coppélia de Léo Delibes tient aussi de cette distanciation. La danse qui séduit Franz est celle non d’une humaine mais d’un automate. La fascination qu’exerce la silhouette énigmatique de Coppélia, la « jeune fille » de l’atelier du vieux savant Coppélius, est aussi celle d’une immobile perfection qui échappe au temps. Il faudra toute la vivacité de Swanhilda pour ramener Franz à la réalité de la vie avec ses aspérités et ses contradictions, mais d’une beauté éphémère sans doute mais captivante.
Les cordes racontent une histoire rythmée par les quatre contrebasses laissant entrevoir dans leurs accents les pas des danseuses (le rôle de Swanhilda est l’un des grands moments du répertoire). Suit le Pizzicato du ballet intitulé Sylvia ou la Nymphe de Diane, inspiré du poème Aminta que Le Tasse écrivit pour la cour de Ferrare en 1563. Le contexte mythologique met en scène les amours contrariées mais heureuses à la fin du berger Aminta et de la nymphe Sylvia (il l’aime elle le repousse, il la sauve, elle s’émeut, le croit mort, il revient à la vie, etc… !).
Jérémie Rhorer © Chris Christodoulou
La richesse de ce passage où légèreté et description se succèdent, pizzicati malicieux et envolées des archets, rappellent combien on oublie trop souvent la finesse et l’élégance de Léo Delibes. Pour Sylvia, il adapta sa musique à la gestuelle des danseurs aux sempiternelles exigences (en particulier de la part du danseur et maître de ballet Louis-Alexandre Mérante qui demandait sans cesse des changements auxquels le musicien se plia avec une célérité époustouflante). La Suite n°2 de L’Arlésienne de George Bizet refermait la première partie mettant en valeur les deux flûtistes de l’ensemble.
Le compositeur s’éloigne de l’agencement du conte tragique d’Alphonse Daudet pour une composition symphonique en quatre mouvements qui se referment sur la célébrissime Farandole inspirée de deux thèmes de musiques traditionnelles de la Provence, La Marche des rois et La Danse du cheval fou. Flûte et clarinette sur un tambourin ostinato invitent le piccolo, le hautbois puis tout l’orchestre. La danse et la marche alternent, accélèrent avant l’étourdissant fortississimo final.
Jérémie Rhorer © X-D.R.
La dynastie des Strauss
Après l’entracte, l’atmosphère devenait totalement viennoise dans la grande tradition des concerts du nouvel an de la « capitale des arts ». Impossible de ne pas entamer le cycle par le Beau Danube Bleu (An der schönen Donau Waltzer) de Johann Strauss fils, de se glisser dans le répertoire de ses polkas et de ses valses ! Se succèderont Vergnügungszug Polka, Morgenblätter, Lucifer Polka, Kaiser-Walzer… Jérémie Rhorer danse, mime, s’emporte, sourit, complice d’un orchestre dirigé au cordeau avec un sens rare de la narration et des nuances.
Aucune « lourdeur viennoise » dans les interprétations : on a l’impression de découvrir ces œuvres avec leurs danses mises en scène au cœur d’écrins qui esquissent paysages, rues, places, salles de bal, foules animées, défilés militaires aux accents espièglement outrés. On rivalise avec Offenbach et son Abendblätter (Journaux du soir) en valsant sur Morgenblätter (Journaux du matin), pièce ainsi nommée par l’association de journalistes et écrivains Concordia pour laquelle elle fut écrite.
Jérémie Rhorer et le Cercle de l’Harmonie © Caroline Doutre
Les frères Strauss, Josef et Johann se voient réunis sur une spirituelle Polka Pizzicato qui semble répondre aux pizzicati de la première partie du concert dans Sylvia (Delibes), puis, Josef, seul se réjouit de sa guérison et la fête avec Ohne Sorgen ! Ohne Sorgen ! (Sans soucis) d’un optimisme joyeux qui entraîne jusqu’au rire des musiciens. Le père clôt le programme avec l’inévitable marche militaire viennoise composée en l’honneur du Feld-maréchal autrichien Joseph Radetzky von Radetz et de sa victoire sur les Piémontais en 1848 à la bataille de Custoza. Tradition oblige, le chef dirige son orchestre et le public qui tape dans les mains en rythme reprenant la coutume instaurée spontanément par les officiers autrichiens qui dès la première écoute avaient scandé des mains et des pieds les pulsations du refrain. Inépuisable manège qui sera repris en ter après un bis oiseleur et mutin.
Le Concert du Nouvel an a été joué le 10 janvier 2025 au Grand Théâtre de Provence
Johann Strauss fils, Photographie de Julius Gertinger (1873/74?)
Pour la petite histoire le quartier lyonnais de la Mouche tient son nom d’anciens bras fluviaux comblés à des fins d’urbanisme et appelés « mouches ».
Un canular se cache derrière les bateaux-mouches. Après l’Exposition Universelle de 1887, les bateaux-mouches furent délaissés pour le métro naissant. Un certain Jean Bruel remit les bateaux-mouches à la mode après la Seconde Guerre Mondiale en une « version touristique » avec sa Compagnie des Bateaux-Mouches en 1950.
Afin de rendre plus attractives ces embarcations, il en racheta une datant de l’Exposition Universelle et la répliqua pour sa compagnie fluviale. Mais ce n’était pas assez ! Avec la complicité du journaliste (il fut rédacteur au Canard enchaîné et billettiste au Monde, critique littéraire dans de nombreuses revues), professeur, sociologue et écrivain, Robert Escarpit, il rédigea la biographie totalement fictive de Jean-Sébastien Mouche.
Le canular attribua une existence fantaisiste (1834-1899) à ce personnage, le consacrant collaborateur du baron Hausmann, créateur d’un corps d’inspecteurs de police spécialisés dans le renseignement et baptisés « mouchards ». Il y eut même une inauguration en grande pompe le 1er avril 1953 d’une statue représentant Jean-Sébastien Mouche, inauguration à laquelle le ministre des Transports et le préfet de Paris rendirent hommage au courage et au génie créateur de ce visionnaire ! Le tourisme fluvial à Paris était né…
Il paraîtrait aussi que le canular vint répondre à un linguiste tatillon, Albert Dauzat qui considérait que l’orthographe donnée alors aux « bateaux-mouche » était fautive en ne mettant pas de s à la finale de « mouche » au pluriel. Finalement c’est lui qui l’emporta puisqu’aujourd’hui on écrit bien « des bateaux-mouches ».