Au début il y aurait un bateau, pas de ces géants des mers, mais plutôt l’un de ces surchargés qui chavirent avec leurs espoirs dans les eaux profondes de la Méditerranée. « On n’est pas des oiseaux » explique le comédien, auteur, metteur en scène et directeur artistique de la compagnie Bon-qu’à-ça, Paul Pascot, lors de sa présentation de Bateau.
Tout part d’une rencontre en 2021 entre Paul et Marielise Aad, artiste libanaise, clown, clown médecin, comédienne, professeur de mime à l’Université des Beaux-arts de Beyrouth et co-directrice de la Hammana Artist House. Un projet naît avec la complicité du Bois de l’Aune et de la Biennale d’Aix dont le pays invité en 2024 est le Liban. Trois jeunes artistes syriens, réfugiés au camp de Chatila (oui, Chatila existe toujours et toujours avec la même fonction de camp de réfugiés !) sont conviés à la création à venir, Omar Al Bakeer, Hussein Al Hasan, Dima Al Attar. Cette dernière, créatrice de marionnettes est une véritable révélation sur scène.
Bateau © Lise Agopian
Alors que la pièce en construction devait s’arrimer sur les comédiens et danseurs masculins, tous deux brillants et dotés d’une magnifique présence, c’est le caractère lumineux de la jeune fille qui focalise l’attention. Les bouts filmés de la première résidence de travail au Liban et juin 2024 s’attachent à son sourire, à sa manière de se mouvoir dans l’espace, qui la situent d’emblée dans les révélations de la pièce.
Comme il n’y a pas de lieu théâtral capable d’accueillir la population du camp, les artistes imaginent une scénographie qui s’empare de la structure même des immeubles qui ne cessent de grandir au fur et à mesure que les familles s’agrandissent, chaque nouveau couple construisant un nouvel étage.
La pièce sera jouée au sommet de l’un de ces bâtiments aux proportions chaotiques et vue par un public disséminé sur les autres éminences de la ville.
Bateau © Compagnie Bon qu’à ça
La pièce se rêve, les séances d’improvisation, d’écriture, se succèdent. Les jeunes artistes apprennent à consigner leurs réflexions dans les pages de leurs cahiers, pour la première fois, aiguisant une approche neuve à un art qu’ils découvrent, façonnent et inventent dans un même mouvement. L’art se révèle alors vraiment comme lieu de liberté, d’évasion mais aussi de retour sur soi. La cruauté de leur vie, l’assemblage hétéroclite de leur habitat, les puanteurs, les promiscuités, les privations, rien ne semble avoir entamé leur capacité d’enchanter le monde quel qu’il soit.
Mais…
Mais il y a la folie des hommes, la guerre qui frappe à la porte, les territoires qui se ferment, l’inquiétude pour ceux qui vivent de l’autre côté de la Méditerranée. Les informations distillées par les médias sont lourdes de leurs non-dits. Où se sont passées les attaques, y-a-t-il des survivants ? Les messages par le biais d’internet se croisent, les temps de réponse sont parfois si longs que l’on a peur pour l’autre…
La résidence prévue au Liban en novembre (impossible pour les trois artistes de venir en France car ils sont sans papiers) n’aura pas lieu, la pièce ne sera pas conçue. C’est à cette non-pièce que Paul Pascot nous convie sur la scène du Bois de l’Aune. Marilise Aad a pu venir, les trois autres artistes non. Le projet devient alors objet de narration. Sur scène, un musicien, Léo Nivot, un scénographe, Christian Geschvindermann, trois narrateurs (Paul Pascot, Marilise Aad, Marguerite de Hillerin) assis, face à leur pupitre, quelques parpaings disposés en murs, en poupe de navire, trois paires de chaussures pour Omar, Hussein, Dima…
Bateau © Lise Agopian
Il n’est plus de distanciation possible, l’émotion envahit réellement les protagonistes sur scène. Peut-on parler ici de théâtre ? Sans doute pas vraiment, de témoignage humain sans aucun doute, bouleversant, qui jamais ne tombe dans un voyeurisme de pacotille mais clame une indignation et un refus de la guerre qui devraient être universels. La peur pour ceux qui sont loin, la conscience intime de la fragilité de la vie, habitent tous les dialogues, imprègnent les textes de leur urgence. Paul Pascot, récemment papa d’une petite fille, apparaît comme le plus touché par cette angoisse et le refus de la violence des conflits : rien ne peut justifier la destruction des êtres…
« Comment faire du théâtre dans ces conditions-là? » interroge Paul Pascot. « On en fait, sourit Marilise Aad, tout simplement. On ne se pose pas de question ».
Il comparera les personnes qui vivent malgré tout dans ces conditions extrêmes à la flore lithophyte ou saxicole qui réussit à vivre au milieu des pierres. Il parle aussi des plantes saxifrages qui nichent sur les rochers et les détruisent. Et l’on se prend à rêver du sourire des jeunes artistes qui irradient sur les vidéos d’Omar Gabriel (vingt heures de rushes triées et réduites en un temps record par Marguerite de Hillerin) projetées à la fin de la séquence et auxquels les acteurs sur scène envoient de grands saluts fraternels.
Bateau © Lise Agopian
Puissent ces sourires « saxifrages » briser les rochers des guerres…
Bateau a été donné au Bois de l’Aune le 16 décembre 2024
Bateau © Lise Agopian
Goûter pour savoir
La deuxième pièce de Paul Pascot, et première de sa compagnie, Bon-qu’à-ça, s’attache à un texte bouleversant d’émotion et d’acuité de Serge Kirbus.
Pourquoi L’Amérique de Serge Kirbus ?
Paul Pascot : Parce que Serge Kirbus est un acteur, qui a écrit pour des acteurs, donc je crois que la première chose c’est la jouissance de pouvoir jouer un texte aussi complexe entre narration, discours direct, passation d’endroits, de temps, de timing… en l’espace d’une demi-seconde. Deuxièmement parce qu’il pose une question qui me touche : ai-je choisi ma vie ou ai-je subi le choix qu’on a fait de ma vie. Il s’agit de comprendre que tant que l’on ne goûte pas aux choses, on ne peut savoir ce qu’on veut faire. La pièce s’appelle L’Amérique en référence à cette recherche, cette destination de liberté puisque ça se passe dans les années 70 -qui seront suivies de désillusions, comme aujourd’hui. Se pose la question : où se trouve notre Amérique, cet endroit de réussite personnelle ?
Un « roman de formation »…
Oui, le texte de Kirbus est écrit pour des quarantenaires nés dans les années 70 mais les personnages en présence, Jo et Babar, sont des jeunes de mon âge. Tout se passe dans le souvenir de ce qu’ils ont parcouru depuis leur rencontre jusqu’à la fin de la pièce. Le duo héroïque archétypal est renforcé par les corps des comédiens, Maurin Ollès et Edward Decesari entre le « costaud » et un petit pion électrique…
Pour un road-movie que les musiques des années 70 animent ?
Les références musicales sont porteuses de sensations qui servent le texte. L’action s’ancre dans une époque mais atteint une dimension universelle car il y a une sorte de recommencement : les désillusions éprouvées dans les années de l’après soixante-huit, avec toutes les promesses non tenues se ravivent aujourd’hui : cela fait trente ans qu’on nous parle d’écologie et voilà que le ministre de l’écologie démissionne et qu’on a le secrétaire général de l’ONU (normalement garant de la paix dans le monde) qui appelle les sociétés civiles à se soulever contre les gouvernement qui ne mettent pas en place une politique déterminante basée sur l’écologie…
La scénographie avec un plateau tournant, un carré, représentation traditionnelle de la terre, une échelle vers l’inatteignable (celle de Jacob ?), un mur infranchissable…
Oui, la scénographie est très symbolique. La relation entre les deux personnages donne la force au décor. Ce décor, je l’ai rêvé, avec son carré conforme, conformé, et les êtres qui se retrouvent toujours dans les angles, les coins, d’où ils ne peuvent pas sortir. Sans compter l’ironie du « il faut être carré dans la vie ». L’escalier au centre suspendu avec un vide derrière comme un plongeoir évoque la complexité de la vie où tout peut s’écrouler du jour au lendemain… Il faut donner un sens au fait de monter les escaliers, parce que c’est un choix de vie, que l’on peut monter comme redescendre et pour monter parfois il faut savoir redescendre.
C’est la pièce fondatrice de votre toute jeune compagnie…
C’est lors d’un voyage au Congo que je me suis rendu compte de la puissance du théâtre. Revenant en France, j’ai suivi avec Yousouf Abi-Ayad les cours de l’école départementale de théâtre de l’Essonne. Et c’est avec la pièce de Kirbus que nous avons passé et réussi nos concours. De là est parti le désir de le porter sur scène. J’ai voulu avec la production déléguée avec Le Bois de l’Aune et La Passerelle que les risques soient partagés, il y a un réel travail de transition avec prise de risque de tous les acteurs. Le nom de la Cie, Bon-qu’à-ça est symbolisé par un trombone : il n’est bon qu’à ça, à tenir des feuilles, mais si vous savez bien l’utiliser, vous êtes capable d’ouvrir n’importe serrure…Il n’y a pas une seule esthétique, un seul type de projet, une seule problématique. Ce qui est intéressant c’est être fidèle au projet et d’aller jusqu’au bout en prenant exactement les bonnes personnes.
Entretien avec Maryvonne Colombani en 2019
Pour quelles Amériques ?
Ombres, premières mesures de Knocking on Heaven’door de Bob Dylan… Entre Les souris et les hommes et Easy rider, la première création de la Cie Bon-qu’à-ça s’attache à un texte de Serge Kribus, L’AMÉRIQUE (Prix Théâtre 2006 de la SACD), repris par l’auteur en une nouvelle version. Deux acteurs endossent tous les rôles avec une aisance confondante ; ils incarnent avant tout Jo (Maurin Ollès) et Babar (Edward Decesari), les personnages autour desquels tout se fonde. Babar abandonne les études de médecine auxquelles ses parents l’ont poussé, et suit Jo, qui vit d’expédients. Le premier aime théoriser, cite Marx, Trotski, étouffe dans un parcours non choisi, sa fuite, reniement des diktats familiaux et sociétaux est aussi une quête de soi –vers quelles Amériques ?- ; le second aborde la vie avec une liberté totale, prend, laisse, triche, joue, véritable électron libre qui semble s’évader des contraintes de la réalité par un mouvement perpétuel, avec la gouaille et l’insouciance d’un Gavroche… Entre Bruxelles, Paris, Nice, se tisse une épopée rimbaldienne sous forme de road-movie. Découverte et dérèglement des sens, en 49 tableaux, tandis que le carré de la terre surmonté d’un escalier sans but tourne insensiblement dans la lumière chiche d’un vieux réverbère. Irrésistible tournoiement du monde alors que des bribes de musiques des années 68 ajoutent leurs échos (superbe bande son de Léo Croce) à la palette ciselée du récit. Tragédie on ne peut plus classique dans la forme, avec la mort dès l’incipit, « pan, pan, pan, j’entends trois coups de feu » lance Jo qui, du haut de l’escalier qu’il ne quittera pas, raconte sa fin, avant de renouer en une pirouette avec les débuts de son histoire avec Babar, toujours en contrebas. Dans un subtil travail en épure, (pas ou peu de déplacements), les comédiens, confinés chacun dans leur espace, ne se toucheront jamais, et pourtant, rarement une relation aussi fusionnelle a été portée à la scène. Paul Pascot, le metteur en scène nous offre une plongée bouleversante dans l’essence même du théâtre, soulignée finement par les lumières de Dominique Borrini.
MARYVONNE COLOMBANI
9 et 10 novembre, Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
Textes parus dans les pages de Zibeline