Le Grand Théâtre de Provence accueillait la première date de la tournée en France de Dee Dee Bridgewater, visiblement émue de ce retour dans l’hexagone.
« Ma colère est tombée, je reviens réconciliée », sourit-elle, en évoquant la situation politique aux États-Unis dont elle déplore les dérives qui amputent fortement le statut des artistes et les droits des femmes. « Mais restons dans le domaine de la musique ! »
Soutenant les jeunes artistes, l’interprète multi-primée (trois Grammy Awards, coups de cœur de l’Académie Charles Cros, sans compter les récompenses pour sa présence théâtrale) réunit autour d’elle dans sa nouvelle formation des musiciennes d’exception.
En Europe, la contrebassiste Rosa Brunello et la batteuse Evita Polidoro l’accompagnent ainsi que la pianiste et directrice artistique Carmen Staaf.
Dee Dee Bridgewater © Niccolo Bruna
Les trois jeunes femmes entrent en scène et préparent l’arrivée de la diva par un fond jazzique où leurs instruments s’accordent et se fondent. Vêtue d’un costume blanc brillant, Dee Dee Bridgewater fait son entrée, alerte, dansante, vêtue d’argent, apprivoisant d’emblée le public par ses interjections « whaaaou ! » « vraiment whaaaaou !!! ». Le plaisir de la rencontre tisse des liens. Libre, la chanteuse évoque les codes machistes du milieu du jazz et revendique avec sa troupe entièrement féminine la même puissance créatrice et musicale. « Nous sommes aussi bien qu’eux », rit-elle en mimant une démarche « macho ». Ses instrumentistes ont chacune un déjà impressionnant CV et sur scène seront redoutables d’efficacité d’inventivité mélodique, dessinant sur les trames des thèmes jazziques les élans de leur propre inspiration. Piano et clavier jouent de leurs timbres, la contrebasse sera d’une éloquence rare et la guitare basse se livrera à des riffs éclatants tandis que la batterie module des rythmes complexes et efficaces.
Dee Dee Bridgewater se mue en « entertainer », présente les morceaux, rend hommage aux grands musiciens avec lesquels elle a joué, s’étonne avec une coquetterie espiègle du temps lors de la reprise de passages qu’elle a déjà chanté en 1974, « est-ce que cette date existe ? », plaisante avec le public, le prend à parti, dénonce les injustices, les ségrégations, les préjugés. La musique est le vecteur des luttes. Elle reprend People make the world go round, chanson écrite par Thom Bell et Linda Creed, qu’elle a interprétée dans son premier album, Afro Blue, enregistré au Japon en 1974.
Dee Dee Bridgewater © X-D.R.
Elle reviendra sur Kurt Weill auquel elle a consacré un album en 2002, avec This is new, passera par The danger zone que Percy Mayfield avait composé pour Ray Charles ; les paroles résonnent avec force aujourd’hui : “Sad and lonely all the time / That’s because I’ve got a worried mind / You know the world is in an uproar / The danger zone is everywhere, everywhere”. Heureuse d’être en France, sa patrie d’élection où elle a vécu vingt-quatre ans, elle n’hésitera pas au plaisir de chanter en français.
D’abord, elle fredonnera malicieusement « J’ai deux amours, mon pays et Paris » et continuera « je n’en suis plus si sûre aujourd’hui ! » avant d’offrir une version sublime de La Mer de Charles Trenet. Bien sûr, la silhouette de Nina Simone n’est pas très loin (cette immense artiste a longtemps vécu en France, Paris certes, mais ses dernières années se passèrent à Bouc-Bel-Air, entre Aix-en-Provence et Marseille, puis, dans son ultime domicile à Carry-le-Rouet) et Mississipi Goddam composée à la suite du meurtre du militant Medgar Evers à Jackson dans l’état du Mississipi le 12 juin 1963 et la mort de quatre petites filles noires lors de l’attaque par le KKK à Birmingham en Alabama d’une église baptiste de la 16ème rue le 15 septembre de la même année, continue de clamer la rage et l’indignation face à la ségrégation, aux discriminations quotidiennes et aux violences qu’elles induisent. Le poing levé de l’artiste semble être capable de soulever les montagnes et affirme la dignité de l’être humain face à ce qui le nie.
Dee Dee Bridgewater © Hernan Rodrigue
La voix de la chanteuse épouse toutes les variations avec une puissance et une élégance bouleversantes, scate avec humour, s’autorise des écarts acrobatiques, passe de larges graves à des aigus de rêve. L’ampleur de sa tessiture lui permet tout. Ovationnée par un public debout, elle achèvera sa performance par un hommage au merveilleux pianiste Chick Corea disparu en 2021, Spain. “The sound of our hearts beat like castanets / And forever we know their meaning”… Whaouh!!!!
Le spectacle « We exist ! » a été donné les 16 et 17 novembre 2024 au Grand Théâtre de Provence