Cinq heures de train entre deux festivals, épuisant ? Il n’est pas que les athlètes olympiques qui soient faits d’airain ! À la demande de René Martin, directeur artistique du festival de La Roque, Lucas Debargue est venu sous la conque pour pallier l’absence bien involontaire d’Arcadi Volodos que des raisons de santé éloignaient de la scène. 

Et quel programme ! Le pianiste offrait le premier temps des deux parties du concert à Gabriel Fauré auquel il a consacré cette année un coffret de quatre disques pour l’intégrale de son œuvre pour piano seul (chez Sony Classical). Il est à noter que l’originalité de la démarche tient non seulement à nous faire (re)découvrir des pièces peu jouées, tels les Neuf Préludes opus 103 qui ouvriront la soirée de La Roque, mais aussi au choix de l’instrument, le déjà mythique Opus 102 de Stephen Paulello (opus 102 car 102 touches au lieu des 88 conventionnelles), instrument unique à ce jour, transcription dans la matière d’un idéal. Lucas Debargue le présente ainsi : « L’idéal que Stephen a poursuivi en l’inventant est celui d’un créateur, qui s’est montré au moins aussi artiste qu’artisan dans l’élaboration de son œuvre ».

Opus 102 de Paulello © Musik<br />

Opus 102 de Paulello © Musik

C’est sur un très beau Steinway de concert que l’artiste a joué devant l’auditoire du parc de Florans, accordant la virtuosité souple de ses interprétations à des pièces assemblées en parallèle selon le même triptyque, Fauré, Beethoven, Chopin, au cours des deux parties de la représentation. Si on lui demandait la raison de cet alliage à première vue hétéroclite, le musicien répondait : « pour moi, il n’y a pas des musiques, mais La Musique, et elle englobe tout dans son flux, peu importe l’époque, le style, il y a des vibrations souterraines, des ondes qui irriguent, permettent des résonnances, des rapprochements, des regards, des couleurs qui se répondent. Ici, le neuvième Prélude de Fauré est en mi mineur, lui succède, dans la même tonalité, la Sonate n° 27 en mi mineur de Beethoven, puis, avec un glissement, le Scherzo n° 4 en mi majeur de Chopin. Confronter ces trois musiciens est d’une folle richesse. »

Une lecture contemporaine

On était subjugués par la lecture que le pianiste donnait des peu connus Neuf Préludes opus 103 de Fauré. L’émotion n’est pas cherchée pour elle-même. Sont creusés les liens qui structurent les pièces, leurs échos, leurs séquences, leur ossature. On part du dessin intérieur, de la pulsation première pour atteindre la complexité de chaque médaillon. Le jeu, très engagé, donne un tour quasi hypnotique à la Sonate 27 de Beethoven, tandis que le Scherzo n° 4 de Chopin s’irise en une époustouflante pyrotechnie.
Le temps d’un entracte, s’ajoute à la virtuosité du pianiste ce petit quelque chose qui parle au public et lui rend les œuvres plus proches, comme si une véritable communion s’instaurait entre l’artiste et son public.

Lucas Debargue © Festival de La Roque d'Anthéron

Lucas Debargue © Pierre Morales

 

Après l’exubérance passionnée du Scherzo de Chopin, la simplicité des attaques franches de Thèmes et variations opus 73 de Fauré laisse sourdre une poésie dense. Les onze variations qui suivent le thème initial passent par tous les mouvements de l’âme, se plaisent au contrepoint, reviennent à de sobres unissons, s’embrasent, s’assombrissent, dialoguent, se déploient avec délicatesse.

Un zeste du romantisme finissant, une inspiration personnelle qui fait le pont avec le siècle qui s’annonce, Lucas Debargue nous montre à quel point Fauré est un compositeur inépuisable et fascinant. Sa reprise très intériorisée de la célébrissime Sonate 14 en ut dièse mineur, Clair de lune, de Beethoven semble redessiner les paysages de Watteau en leur accordant une nouvelle profondeur. Enfin la Ballade n° 3 en la bémol majeur de Chopin, toute de tension avec ses chromatismes et ses octaves rompus, offre la lecture d’une pensée en proie aux émotions les plus variées. Le songe s’anime, s’emporte, reste en suspens, esquisse quelques pas de danse… On se laisse guider dans cet espace onirique qui s’ouvre à nous.

Lucas Debargue © Festival de La Roque d'Anthéron

Lucas Debargue © Pierre Morales

Comment quitter ce temps suspendu ? Généreusement Lucas Debargue offrira deux bis. Le premier renouant avec Fauré, une transcription du pianiste de Après un rêve, puis une sublime Paraphrase du Cantique de Jean Racine.

Récital donné le 27 juillet au Parc du Château de Florans, La Roque d’Anthéron