On a presque envie de filer la métaphore du jeu d’échecs devant la foisonnante diversité des propositions du Festival international de Piano de La Roque d’Anthéron : il est possible dans la même journée d’écouter un clavecin baroque à l’abbaye de Silvacane et un concert où piano acoustique et électronique fusionnent !
Voyage entre Allemagne et Italie
La musique abolit les frontières, c’est bien connu : le luthérien Jean-Sébastien Bach, même s’il n’a presque jamais quitté la Saxe où il est né, ne se fermait pas au monde et portait son attention sur toutes les créations et innovations musicales de son temps. Il ne pouvait manquer découvrir les délices des productions italiennes, partitions d’Antonio Vivaldi, de Benedetto Marcello ou d’Antonio Valente (quant à lui musicien de la Renaissance).
Le jeune claveciniste Justin Taylor s’est intéressé aux influences de ces œuvres sur celle de Bach dans son dernier CD paru en septembre 2023, Bach et l’Italie. C’est cet opus qui a guidé la composition du programme donné à la croisée des allées du déambulatoire du cloître de Silvacane. Le subtil artiste fit s’entrecroiser des pièces de Scarlatti, dont la Sonate en si mineur K 27, Allegro, « qui (lui) évoque un après-midi chaud de l’été, idéal » dans la torpeur de la journée finissante, de Marcello, de Bach. Pour ce dernier, il s’agissait d’œuvres écrites « d’après » des pièces de ces compositeurs vénitiens : le Concerto BWV 947 (d’après le concerto pour hautbois en ré mineur d’Alessandro Marcello), le Concerto en do majeur BWV 594 (d’après Vivaldi, « Grosso Mogul ») et le Concerto italien en fa majeur BWV 971. Chaque moment était présenté avec humour et finesse, dessinant les goûts du musicien, les raisons de son amour pour telle ou telle partition, rendant proches et familières des constructions complexes : le contrepoint du Cantor de Leipzig habité d’éclats transalpins, polyphonies irisées de la fantaisie lumineuse des ciels d’Italie.
Justin TAYLOR ©ValentineCHAUVIN 2024
La virtuosité des transcriptions, le jeu à la fois aérien et précis de l’instrumentiste, ajoutent à la joie des pièces interprétées.
Certes, « rien n’est jamais simple chez Bach » comme le souligne en souriant Justin Taylor, qui nous guide dans les méandres des transcriptions et arrangements des œuvres jusqu’à « l’apothéose du programme, le ‘assez dingue’ Concerto italien en fa majeur BWV 971».
Entre-temps on aura fait un détour par la Renaissance et les danses enlevées d’Antonio Valente qui ne sont pas sans rappeler les « bals trads » d’aujourd’hui !
Un souffle quasi-rock souffle sur les compostions baroques, dans les rythmes très marqués, certaines progressions harmoniques, l’emploi des motifs mélodiques, dans des combinaisons et variations inventives.
Au public enthousiaste seront accordés quelques bis, La Marche des Scythes et Tambourins de Royer et, incontournables, Les Sauvages de Rameau.
Justin TAYLOR ©ValentineCHAUVIN 2024
Du baroque à l’électro !
N’hésitant devant aucun pari, si fou soit-il, le festival invitait de nouveau, après leur succès de l’an passé le duo germano-suisse Grandbrothers.
Le pianiste Erol Sarp et l’ingénieur-concepteur de logiciels Lukas Vogel ont fait entrer une manifestation réputée pour être dédiée aux musiques dites « savantes » dans l’univers des musiques actuelles, drainant un autre public, plus jeune, plus festif. Si les afficionados de Rachmaninov ou Mendelssohn étaient moins nombreux ce soir-là, un grand nombre était cependant venu découvrir ou réécouter ce qui les avait, parfois à leur grande surprise, séduit en 2023. Il est vrai que la fumée envahissant la scène, les lumières habitant la conque, la nimbant de bleus, d’ocres, réorganisant sa géométrie par de longs faisceaux balayant l’espace, ne font pas partie de la scénographie habituelle des lieux ! Foin du chant des cigales ! La masse des sons l’occulta aisément.
GRANDBROTHERS ©ValentineCHAUVIN2024
Le timbre du groupe résulte de la conjonction entre un piano à queue classique et un appareillage électromagnétique de marteaux, de bobines d’induction qui produisent un champ magnétique qui fait vibrer les cordes. Tout sort du piano, mais retravaillé, remodelé, passé en boucles. Le son devient indépendant de l’instrument qui le crée, jouant du paradoxe entre l’organique et l’analogique avec une précision d’orfèvre. Parfois les inflexions naturelles du piano viennent se glisser dans les amples vagues électro, reprennent une rythmique, une mélodie. Les influences de Steve Reich ou Alvin Lucier se dessinent, un écho de Philip Glass ici, un élan lyrique de Joe Hisaichi (le compositeur principal des films de Miyazaki), un instant percussif repris par les lasers, des ondes sonores sur lesquelles se posent des loops oniriques…
Les deux complices effectuent un ballet mystérieux entre le clavier du piano et la table de mixage. Le résultat est prenant : Late Reflections, titre du concert, a été enregistré en la cathédrale de Cologne et ses résonances en semblent issues. Danse avec les éléments, les vertiges, les rêves d’infini, la musique, ciselée à l’extrême, foisonne de détails, de fulgurances, qui ne sont pas sans rappeler l’esthétique baroque qui haïssait le vide et s’attachait à remplir le moindre espace de sculptures, d’ornementations, toutes porteuses de sens.
GRANDBROTHERS ©ValentineCHAUVIN2024
Le public se lève, bat des mains, chaloupe entre les sièges… la musique est une fête que prolongent des rappels ovationnés.
Concerts donnés le 30 juillet : Justin Taylor à l’Abbaye de Silvacane et Grandbrothers au Parc de Florans. La Roque d’Anthéron