La saison commençait en avance cette année au Grand Théâtre de Provence grâce à la première mondiale de la nouvelle création du chorégraphe Akram Khan, Gigenis, the generation of the Earth.
Chorégraphe de danse contemporaine et de kathak indien, cet artiste puise dans les deux domaines et en joue. Renouant avec les danses traditionnelles de l’Inde, il explore les mythes et redessine les fables qui ont construit nos imaginaires.
Précédemment il s’était inspiré de L’Épopée de Gilgamesh dans Outwitting the Devil, ici, il reprend un extrait du long poème épique, le Mahābhārata.
Sa poésie narrative servie par la danse kathak dont l’étymologie renvoie au mot sanscrit « katha » qui signifie « histoire », le ou la kathakara est celui ou celle qui raconte une histoire.
Il semblerait que ces conteurs étaient, au départ, attachés aux temples dans l’Uttar Pradesh en Inde du Nord où, dit-on, naquit Krishna.
Les textes sacrés étaient chantés et mimés pour que le public même illettré puisse en profiter.
Gigenis, Akram Khan © Maxime Dos Productions Sarfaty
Universalité des mythes
Avec Gigenis, Akram Khan transpose sur scène le récit de la vie d’une femme depuis son adolescence heureuse, son mariage, ses enfants, et les pertes tragiques que lui ont infligé la guerre, son mari, l’un de ses deux fils. Seule, elle revit son passé, et interroge sa perception du monde à chaque étape de sa vie : « in an other time in my life I’ve been»…
De part et d’autre de la scène, sont installés les musiciens (côté cour) et les chanteurs/narrateurs (côté jardin). Les voix et les instruments s’entrelacent, se taisent, s’arcqueboutent aux silences et aux ombres, font émerger le sens que transcrivent les gestes des danseurs. Chaque attitude, chaque mouvement des corps est signifiant, en un alphabet dont la symbolique envoûte. S’enchaînent au fil de la narration pirouettes virtuoses, postures « statuesques », mudrās, ces gestes symboliques des mains, très codifiés, qui donnent à voir émotions, sentiments, objets (une fleur invisible sera suggérée par telle ou telle position des doigts et des bras) : les corps parlent.
Akram Khan © Julien Benhamou
Sur le flux ininterrompu du temps se posent les sceaux magiques des signes qui permettent non seulement la transmission, mais grâce à elle, une permanence, une possibilité de réflexion dans toutes les acceptions du terme. La vulnérabilité et la puissance des êtres se conjugue ici : l’être se révèle la somme de toutes les époques de son existence qui, étrangement, coexistent, mouvantes incarnations. Trois danseuses interprètent tour à tour la jeunesse, le mariage heureux, les deuils qui ont scandé le parcours de la femme désormais solitaire. Au coeur du clair-obscur se dessinent les ombres de ce qui fut. La vieille femme retrouve les gestes accomplis autrefois, l’étreinte de ses fils, la rencontre amoureuse avec son époux… les pantomimes se répètent en miroir, mais n’étreignent plus que l’absence.
Pourquoi l’un des fils « prône l’harmonie » tandis que « l’autre se complaît dans le chaos », qui l’amènera à la mort ?
Le récit prend alors des allures de fable universelle : cette femme pourrait aussi bien être la Terre-mère dont les enfants sont dissemblables, les uns cherchant à vivre en osmose avec les beautés du monde, les autres s’acharnant à trouver des pommes de discorde et à tout détruire.
Les percussions lancinantes, mridangam (double tambour en bois évidé, classique de l’Inde du Sud) et mizhâvu (membraphone constitué d’un large pot sphérique en cuivre ou terre cuite et d’une peau animale) martèlent la virulence des émotions, que le violon vient appuyer de ses voltes mélodiques traditionnelles que souligne la contrebasse aux modulations plus « occidentales », bouleversante dans l’épaisseur presque tangible de ses sons.
Les évolutions des sept danseurs et danseuses, toutes et tous d’une impeccable maîtrise, empruntent aux techniques des danses traditionnelles, mettant en évidence les mimiques figées telles des masques du théâtre antique grec et les figures propres à chaque signification, avec fluidité et vivacité.
Gigenis, Akram Khan © Maxime Dos Productions Sarfaty
On se laisse séduire par cette esthétique qui ne s’enferme pas dans un passé révolu mais nous parle de notre monde, de l’amour, de la guerre, de la mort, de l’éternité… Une fresque lumineuse s’élabore, humaine, tragique, saisissante de beauté.
Spectacle donné les 30 & 31 août au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence