Deux créations mondiales inspirées d’œuvres d’Igor Stravinsky étaient portées par les Ballets de Monte-Carlo en cette fin de saison, juste avant la F(ê)aites de la Danse qui a enflammé la place du Casino.
Ballets de Monte Carlo, Pulcinella, chorégraphie de Jeroen Verbruggen © Alice Blangero
Rarement la faculté à se glisser dans toutes les formes chorégraphiques de la fantastique troupe dirigée par Jean-Christophe Maillot a été aussi évidente, tant les deux pièces dessinent des univers différents. Le premier, Les Nuls, s’attache aux inégalités qui scindent les peuples, Le second, Firebird, prend des allures de mythe fondateur.
Pas si « nuls » !
Le chorégraphe Jeroen Verbruggen reprend le ballet Pulcinella (Pulcinella, ballet avec chant en un acte d’après Giambattista Pergolesi, pour le titre complet) que Stravinsky composa en 1919 sur une commande de Serge Diaghilev, en détourne l’argument en le rebaptisant Les Nuls, afin de « donner de la valeur à ces gens méprisés, à ces « nuls » (Nulla) qui ont bien souvent une longueur d’avance sur les autres » explique le chorégraphe dans sa note d’intention. Il précise encore : « Pulcinella symbolise pour moi une forme de contre-culture dans laquelle peuvent se reconnaître les minorités ». La scénographie (Wolfgang Menardi) multiplie les objets de consommation de notre époque, qui envahissent comme les sons à quasi saturation l’espace matériel et sonore, codifiant les esprits et les mœurs, réglant les apparences qui norment les êtres et définissent leurs relations et leur statut social. Les costumes dus à Charlie Le Mindu (issu de la culture underground et drag performance) offrent de multiples interprétations, amas de graisses sur les corps ou référence à certains personnages du Combat de Carnaval et Carême de Pieter Brueghel l’Ancien.
Le caractère de la commedia dell’arte de Polichinelle (Pulcinella) est conservé dans le jeu espiègle et parfois féroce des scènes. L’argument du ballet originel mettait en scène un Pulcinella poursuivi par l’amour de jeunes filles, suscitant la jalousie de leurs fiancés qui décidèrent de tuer leur rival. Ce dernier, ayant été informé du complot, mime son propre assassinat puis sa résurrection, se venge de ceux qui l’ont rossé et bénit finalement leurs mariages. Le cercueil de Pulcinella est ainsi mis en scène, attend dans un coin avant de devenir central.
Pulcinella, Jeroen Verbruggen © Alice Blangero
La chorégraphie ne cesse de faire des pas sur le côté, se plaît à brouiller les pistes, démultiplie les techniques, passe des pointes au hip-hop, fait boîter ses personnages, insiste sur les déséquilibres, les fêlures, les solitudes et les mouvements d’ensemble acrobatiques, démythifie le récit en insérant un moment « backstage » où les danseurs se reposent, s’exercent et où les techniciens viennent effectuer quelques changements.
Pied de nez aux manifestations sentimentales, un cœur énorme est représenté, sous sa forme de planche anatomique. Rien ne fait plus rêver dans ce monde dominé par un serpent ouroboros : le cycle se referme sur lui-même. L’ensemble est étrange, vivement animé, drôle et dépasse avec jubilation la dichotomie des personnages et de leurs fantômes : chaque caractère est assorti de son double fantomatique. Le réel est mis en doute, la véracité des êtres aussi…
Firebird, Goyo Montero © Alice Blangero
Conte enflammé
Le ballet de Goyo Montero, Firebird, inspiré de L’Oiseau de feu de Stravinski reprenait les codes du conte russe avec bonheur dans décor en épure (Curt Allen-Wilmer et Leticia Gañàn) qui rythmait l’espace scénique par de longs voiles noirs aux reflets métalliques tels des fûts d’arbres étranges d’une forêt où des protagonistes se perdent, se cachent, se croisent, se découvrent, se heurtent, s’affrontent, se retrouvent enfin, le tout dans les superbes lumières de Samuel Thery (aussi aux commandes de celles du premier spectacle).
Plus question pourtant du jeune prince prisonnier d’un sorcier et que sauve un oiseau de feu. Une horde, « les Explorateurs » spécifie le programme de salle, dirigée par leur redoutable chef, Christian Assis, vêtue d’incroyables carapaces noires de pied en cap comme sortie d’une BD de Druillet arrive par la fosse d’orchestre avant d’envahir l’espace d’une « végétale minéralité » de la scène. Face à elle, la « tribu », composée de vingt-deux danseurs gainés dans des justaucorps cuivrés, livre le combat mené par leur cheffe, sublime Anna Blackwell, alliage de puissance tellurique et de fragilité. Les deux groupes s’affrontent en vagues amples : les corps ondoient, brûlent d’une inextinguible passion, s’exacerbent à l’image des passions qu’ils incarnent.
Firebird, Goyo Montero © Alice Blangero
Il est histoire de conquête, d’une terre, d’un amour, peu importe ; la violence destructrice dévaste tout, espace et émotions, les « arbres » sont arrachés, les corps tués au cœur de cette danse méphistophélique. Seule respiration qui pourrait sembler à un début d’harmonie, la célèbre « berceuse » au cours de laquelle les deux groupes effectuent une ronde commune, paix fugace. Anna Blackwell est vraiment l’oiseau de feu, phénix qui renaît de ses cendres, plus puissant que jamais, âme vibrante qui transcende ce qui l’entoure : elle est, explique Goyo Montero « la semence de la vie qui reviendra toujours quand nous en aurons fini avec nous-mêmes et que nous aurons tout détruit autour de nous ». Féérie et mysticisme se rencontrent ici en une fable contemporaine qui nous met en garde… N’est-ce pas la fonction des contes ?
Ce spectacle a été donné au Forum Grimaldi (Monaco) du 28 juin au 1er juillet