Quel privilège d’assister à quasi tous les concerts de ce festival! On y écoute les plus talentueux musiciens d’aujourd’hui, des musiques d’hier, des créations. Le terme « musiques d’hier » est d’ailleurs peu judicieux, quelle que soit l’époque de composition, lorsque les notes sont jouées devant nous, elles font partie de notre présent, nous accompagnent dans nos rêveries, nos gestes, nos souvenirs, nos aspirations. Elles sont notre respiration…
Voilà en vrac les deux « résumés » de ces journées exceptionnelles qui ont été publiés dans les pages de Zébuline.
Passion selon Saint-Matthieu, Les Talens Lyriques, Chœur de Chambre de Namur , direction Christophe Rousset © Caroline Doutre
Première semaine, florilège presque exhaustif
Après une ouverture tout aussi brillante que cinématographique, le festival de Pâques concocté par son directeur artistique, Renaud Capuçon, suit un rythme soutenu, arpentant les chemins de la musique classique, passant des grands ensembles aux formations chambristes, pour la délectation des publics présents ou empêchés (grâce aux retransmissions offertes par l’assami à des associations, aux patients de centres de soins ou résidences senior).
La pièce maîtresse de la période pascale
Bien sûr, l’un des moments forts du festival est la représentation d’une des Passions de Jean-Sébastien Bach. Les dix ans voyaient la seconde, la plus ample avec ses deux chœurs et ses deux orchestres, interprétée par Les Talens Lyriques et le Chœur de Chambre de Namur sous la houlette de Christophe Rousset. L’alliance subtile entre le chant et le récitatif porté par Ian Bostridge, souverain en évangéliste par sa justesse de ton, d’intonation, d’intention, véritable colonne vertébrale de l’œuvre, rendait cette version de la Matthäus-Passion particulièrement bouleversante, les voix des solistes s’intègrent dans le fil de la narration avec une sobre élégance (moment sublime avec l’alto, Mari Askvik, où palpitent des phrasés qui rappellent la cantate Ich habe genug !). Les deux chœurs, tels ceux de la tragédie grecque antique, commentent l’action, déplorent, s’indignent, selon qu’ils représentent la foule des accusateurs ou celle des fidèles éplorés. L’oratorio devient opéra (cette forme était interdite le Vendredi saint), la passion christique voit les paroles messianiques se réaliser, reniement de l’apôtre Pierre, trahison de Judas, calvaire… Les liens se nouent entre le ciel et la terre dans le creuset mystique des phrases musicales.
Deux messes complétaient le programme biblique, le petit bijou qu’est la Petite Messe Solennelle de Rossini et la somptueuse Messe en Ut de Mozart. Pour les interpréter, le superbe Ensemble Vocal de Lausanne accompagné par le piano de Simon Savoy et l’harmonium de Vincent Thévenaz pour la première et l’Orchestre de Chambre de Genève pour la seconde, dirigés par le subtil chef Daniel Reuss accordait la beauté des voix aux diverses strates du propos. Les solistes, Sophie Negoïta, soprano, Barbara Kazelj, mezzo-soprano, Thomas Walker, ténor, Tobias Berndt, baryton, se glissaient avec aisance dans ces fresques, leur donnant des allures opératiques.
Grands orchestres
On ne le répètera jamais assez : après les années covidiennes, retrouver sur scène de grands ensembles nous fait sentir à quel point ils nous ont manqué. La direction souple d’Iván Fischer se conjuguait à la verve du violon de Renaud Capuçon face au Budapest Festival Orchestra dont les contrebasses, contrairement à la géographie « classique » des orchestres sur un plateau, étaient installées en position haute, en fond de scène, enveloppant de leur orbes sonores la pâte mélodique de l’orchestre qui débutait le concert par une pièce de Dohnányi, compositeur emblématique de la musique hongroise de la première partie du XXème siècle, Minutes symphoniques pour orchestre, et son armada de cuivres à laquelle succédait le Concerto pour violon n°1 de Bartók.
Budapest Festival Orchestra, Iván Fischer, direction, Renaud Capuçon, violon © Caroline Doutre
Le dialogue virtuose entre le soliste et l’orchestre connut ce soir-là une version d’anthologie : le violon solo s’élançait à l’assaut de phrasés éblouissants, trouvant des accents, des élans, des respirations, habités d’une verve rare où la musique puissamment incarnée dans l’instrument, exprime l’ineffable. Le Don Juan de Richard Strauss élevait ses falaises au bord desquelles on s’arrête le temps de goûter au vertige tandis que la Danse des sept voiles de Salomé ouvrait les portes des mille et une nuits et que Till Eulenspiegel Lustige Streiche (Till l’Espiègle) nous entraînait dans sa poésie narrative. La soirée se terminait, devant le succès de ce théâtre en mouvement par une série de danses magyares aux allures tziganes improvisées et endiablées qui emplirent le GTP d’une joie rare. Le Czech Philharmonic nous plongeait dans la Symphonie n°6 en la mineur « Tragique », l’une des plus difficiles de Gustav Malher, œuvre toute de tensions sous la baguette de Semyon Bychkovqui passe de la marche sombre scandée par une percussion militaire à des élans passionnés, des instants emplis de confusion et d’effroi, des ambiances champêtres où apparaissent des cloches de vaches en un assemblage qui n’est pas sans rappeler le gamelan, des liaisons sur le fil des vibrations, des vagues immenses qui déferlent, et un Finaleébouriffant. L’Orchestra Sinfonica Nazionale della Rai accordait à l’interprétation de pièces de Wagner, (extraits de Lohengrin, Tannhäuser, Parsifal) des accents verdiens sous la direction fine de Fabio Lusi qui creuse dans l’épaisseur des partitions, donnant à entendre l’enchâssement de toutes les strates. L’étoile montante, Gun-brit Barkmin, soprano au timbre affirmé et large, campait avec justesse la mort d’Isolde puis l’immolation de Brünnehilde. Le B’Rock Orchestra, dirigé de son siège par René Jacobs, se repliait sagement sur deux cantates de Bach et le Stabat Mater de Pergolèse, dont le duo final entre Brigitte Christensen (soprano) et Helena Rasker (alto) contenait ce qu’il y a de plus sublime dans l’art baroque.
Les enfants petits et grands aux anges !
The amazing Keyston Big Band offrait à la partition de Prokofiev une nouvelle lecture entièrement jazzée pour l’histoire de Pierre et le loup, choisissant en récitante, Laurence Ferrari, toute de douceur espiègle et complice. La musique est retravaillée avec finesse, remplace les violons initiaux Pierre par piano, contrebasse, batterie, prend des chemins inattendus, retombe sur ses pattes comme le chat… En guise de rappels, est présenté un début d’Alice au pays de merveilles, prochaine création de l’ensemble. Le jazz décline ses voltes, mue les thèmes en improvisations malicieuses, le conte s’égare sur des sentiers de traverse, revient au sujet par des tours inattendus en une délicieuse fantaisie.
Duos emportés
Les duos dessinent leurs orbes avec une intelligence et une sensibilité chatoyante. Surprenant, celui entre la lumineuse flûtiste Lucie Horsch et le claveciniste Max Volbers, fait converser les siècles et les œuvres avec espièglerie et virtuosité. Le violoncelle de Victor Julien-Laferrière et le piano de David Fray ourlent les instants d’une indicible magie, que ce soit dans la Fantasiestücke de Schumann, ou des sonates de Beethoven et de Brahms, programme d’une élégante cohérence. Qualité que l’on retrouve dans le duo qui unit le fantastique pianiste, trop rare en France, Igor Levit, et Renaud Capuçon qui soulignent les liens entre Bach, Busoni (merveilleuse Sonate n° 2 en mi mineur !) et César Franck. Le temps se suspend, grâce éblouie…
Final du Festival de Pâques 2023 avec Dominique Bluzet et toute l’équipe du festival © Caroline Doutre
Happy birthday !
Le bilan de la dixième édition du Festival de Pâques d’Aix-en-Provence affiche un record absolu de fréquentation : près de 30 000 spectateurs!
L’investissement sans faille des équipes du festival (personnels du Grand Théâtre de Provence et du Jeu de Paume en tête), de Dominique Bluzet de Renaud Capuçon et du soutien financier inconditionnel du CIC dans la grande tradition du mécénat.
Le concert de clôture reflétait l’esprit du festival. La carte blanche du fantastique violoniste qu’est Renaud Capuçon s’attachait à réunir sur scène la belle phalange de Génération @ Aix dont une partie a débuté là il y a dix ans. Désormais aguerris, les jeunes musiciens jouent d’égal à égal avec le maestro, lui donnent la réplique avec fougue, lorsqu’ils ne sont pas seuls, face à de sublimes partitions comme Violoncelles vibrez ! pour deux violoncelles et orchestre (de six violoncelles) du contemporain Giovanni Sollima. Après les plus classiques Bach et Vivaldi, Renaud Capuçon, espiègle, annonçait un thème et variations sur les modèles de Haydn, Bach, Mozart, le cinéma et bien d’autres… un « joyeux anniversaire » pétillant d’humour et de facéties !
Des solistes éblouissants
Auparavant on avait été saisis par la palette d’Alexandre Kantorow qui, dès les premières attaques, séduit par la connivence établie d’emblée avec le piano. L’instrument n’est plus que le vecteur d’une âme. Le pianiste tisse des paysages infinis, laisse respirer la partition. Son éblouissante virtuosité offre à ses interprétations un phrasé lumineux à la fois aérien et profondément ancré dans la matérialité sonore. Bien sûr, on attendait Martha Argerich, l’immense, la fantaisiste, la merveilleuse.
Martha Argerich et Lahav Shani au Festival de Pâques 2023 © Caroline Doutre
Elle plonge dans l’essence des œuvres, en livre la quintessence et leur accorde un air d’évidence limpide. L’excellent pianiste et complice Lahav Shani lui donnait la réplique. Prokofiev, Rachmaninov, Ravel, peu importe le compositeur, des mondes s’ouvrent, et on se laisse guider aveuglément.
Incroyable soliste, avec des capacités qui semblent échapper au commun des mortels, Yuja Wang interprétait avec une indicible puissance le Concerto pour piano composé pour elle par Magnus Lindberg, une étoffe taillée sur mesure : le bel Orchestre de Parisservait alors d’écrin à la pianiste, lui faisant écho sur des vibrations, prolongées par les cordes ou les percussions, en une esthétique cinématographique. Il faudra à l’orchestre se retrouver seul dans la Symphonie n° 6, dite Pathétique de Tchaïkovski pour montrer toute sa finesse, évitant les pièges du pathos comme ceux de passages parfois trop martiaux, sous la direction très enlevée et subtile de Klaüs Mäkelä qui semblait danser les partitions.
Yuja Wang et l’Orchestre de Paris © Caroline Doutre
Des ensembles aussi
Avant l’Orchestre de Paris, d’autres formations avaient démontré leur excellence sur la scène du Grand Théâtre de Provence. Ainsi, l’Orchestra Mozart, d’une remarquable unité dans ses couleurs, ses phrasés, la circulation des thèmes en une palette cohérente sous la houlette efficace de Daniele Gatti, abordant avec une infinie douceur Siegfried-Idyll que Wagner composa pour l’anniversaire de son épouse, Cosima.
Il est vrai que ce concert souffrit de la proximité avec celui du Quatuor Dutilleux donné au conservatoire Darius Milhaud, dont la verve servit avec panache le Quintette à cordes de Fauré avec le pianiste Jorge Gonzales Buajasan et le somptueux Quatuor à cordes en fa majeur de Ravel. On entendit aussi ce compositeur que l’on réduit trop souvent au Boléro, lors du concert Solistes de la Karajan-Akademie de Berliner Philharmoniker, dans son Introduction et Allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes en sol majeur, une pépite ! Inclassables les soirées d’opéra et de chant ! Le Gürzenich Orchester Köln dirigé avec une élégante justesse par François-Xavier Roth joua une version de concert du Vaisseau Fantôme de Wagner d’anthologie avec le Chör der Oper Köln, époustouflant de présence dans une mise en espace qui le convoqua devant la scène, faisant entrer le public dans les eaux nordiques tandis que les solistes (tous les chanteurs sans partition !) interprétaient avec une intelligence passionnée ce récit de damnation et de rédemption (Ingela Brimberg fut une exceptionnelle Senta !). Le temps s’effaçait devant Electric Fields conçu par David Chalmin (électronique live) et la soprano Barbara Hannigan. Sa voix, comme venue d’un autre monde, modulait sur les brisures, fragile et bouleversante à l’extrême dans son exploration des limites ; puis elle était reprise par les effets électroniques qui la renvoyaient à l’octave en un dialogue polyphonique ; parfois murmurée, elle laissait transparaître les crêtes sonores et les pulsations des textes, transcendant les mots et les musiques de Hildegarde von Bingen, Barbara Strozzi ou Francesca Caccini, accompagnée par les deux pianos de Katia et Marielle Labèque, en un tissage onirique et arachnéen. Le monde est musique…
Quatuor Dutilleux et le pianiste Jorge Gonzalez Buajasan © Caroline Doutre
Vaisseau Fantôme © Caroline Doutre
Barbara Hannigan et les soeurs Labèque © Caroline Doutre
Festival de Pâques du 31 mars au 16 avril