Le Rendez-vous de Charlie, « petit frère » du festival estival Charlie jazz, selon son fondateur et directeur artistique, Aurélien Pitavy, offrait deux soirées voyageuses, la première nous conduisait auprès du légendaire compositeur et guitariste américain Pat Metheny puis, passant du côté italien le duo de Rita Marcotulli et Luciano Biondini et le quintet du saxophoniste Stefano di Battista.

Une légende de la guitare

Créait l’évènement le fantastique et fantasque musicien Pat Metheny dans un seul en scène savamment orchestré par un ballet de guitares préparées, apportées et emportées au fil du spectacle par une troupe invisible, rendant fluide le déroulé des morceaux. « Ceux qui ont vu mes précédents concerts peuvent être surpris, aujourd’hui, je pense que je parle autant que dans tous mes concerts précédents », souriait Pat Metheny. Enlaçant ses mots aux pièces interprétées, il évoqua son parcours, depuis son enfance entourée d’une famille de trompettistes confirmés. « Si tu joues encore un peu tu vas faire tomber tous les oiseaux du ciel ! » lui dit-on lorsqu’il tenta de suivre la tradition familiale en se mettant à la trompette. La guitare, il y vint presque par hasard, s’en achetant une avec l’argent de poche qu’il avait économisé. D’emblée, se noue entre lui et son instrument une complicité rare.
Depuis, le musicien collectionne les récompenses, 20 Grammy Awards, 53 disques, des compositions éblouissantes, des expérimentations toutes plus inventives les unes que les autres, des rencontres musicales qui l’ont fait jouer avec les plus grands musiciens du moment…

En presque cinquante ans de carrière, se dessine une nouveauté : une tournée internationale en solo. Des extraits de compositions qui ont marqué sa carrière ainsi que des pièces de ses deux derniers disques solo, Dream Box (Modern Recording 2023) et MoonDial (Modern Recording 2024) permettaient de découvrir une facette intime du génial compositeur. Tête baissée sur les cordes, un pied familièrement posé sur la tranche de l’autre, le guitariste se livre. Le jeu en épure sur les guitares sèches, conserve son élégance sur les guitares électriques. La technique, monstrueuse, n’est qu’un outil au service de la musique et se fait oublier tant on est saisis par les lectures inventives et raffinées de l’artiste. L’instrument se plie à toutes ses fantaisies, prend la forme de ses pensées, devient le vecteur d’une âme. Se laissent entendre les fragilités, les élans, les rêveries, par le biais d’un jeu dont la virtuosité se fait oublier avec grâce.

Pat Metheny, Rendez-vous de Charlie, Vitrolles 2024 © X-D.R.

Pat Metheny, Rendez-vous de Charlie, Vitrolles 2024 © X-D.R.

Le musicien nous convie au cœur de ses explorations, évoque les particularités des instruments sur lesquels il joue, décompose leur structure, explique la fonction de chaque couple de cordes, livrant par là même (ou nous laissant penser qu’il nous initie aux arcanes de sa puissance créatrice) ses modes de composition. Au fil des morceaux, une vie s’esquisse, sont convoqués les grands noms qui ont accompagné sa carrière. Une place particulière est réservée à l’immense contrebassiste Charlie Haden qui joua longtemps avec le compositeur saxophoniste ténor et alto, trompettiste, violoniste et l’un des grands précurseurs du free jazz, Ornette Coleman. Charlie Haden fut le mentor de Pat Metheny et son sideman sur deux disques dont le célébrissime Beyond the Missouri Sky, lauréat d’un Grammy Award en1997 (les deux musiciens souriaient de leurs origines communes dans l’État du Missouri et y voyaient une explication de leur accord esthétique et de leur évocation d’une Amérique rurale). On croise Barbara Streisand, les Beatles qui termineront le concert.

L’invention musicale se retrouve dans l’instrumentarium de ce génial poète du jazz. D’abord, il présentera et jouera son étonnante guitare-harpe « Pikasso », clin d’œil au tableau cubiste de Picasso sur une guitare. L’objet répond à un défi lancé par le musicien à la luthière Linda Manzer en 1984 : il s’agissait de concevoir et construire une guitare avec autant de cordes que possible. Il y en aura 42 ! avec quatre manches et deux ouïes, véritable prouesse technique pour entrecroiser tant de cordes et les rendre jouables sur les quatre sections de l’instrument qui sonne étonnamment passant des couleurs de la guitare à celles de la harpe, du qanoûn, du sitar, aériennes, rêveuses, hors du temps.

Pat Metheny © X-D.R.

Pat Metheny © X-D.R.

Aux rappels, on eut la sensation que le Père Noël passait avant l’heure. Le rideau noir de fond de scène s’ouvrit sur un assemblage rutilant, l’orchestrion conçu par Pat Metheny, assemblage hétéroclite de cymbales, éléments de batterie, vibraphone, bouteilles remplies inégalement afin de produire des sons différents selon le principe des grandes orgues à tuyaux, instruments anciens ou créés sur mesure, spécialement pour cet incroyable orchestre dirigé par la guitare de son chef, via des interrupteurs à solénoïde et des pneumatiques. Des guitares posées sur leurs trépieds seront jouées l’une après l’autre, poursuivant leur mélodie grâce à des loops, si bien que l’artiste joue avec un plateau complet. Le concert a duré deux heures vingt ? Seules les horloges le disent, pour le public le temps s’est arrêté. De la magie pure !

Soirée italienne

Le lendemain, autre registre, on quittait le nouveau continent pour revenir en Europe avec l’accordéon de Luciano Biondini et le piano de la compositrice Rita Marcotulli que l’on a pu découvrir par le disque publié en 2014 La Strada Invisibile. Leur jazz complice se peuple de références classiques, de chansons italiennes populaires, de thèmes nouveaux empreints d’un éloquent lyrisme.

Une certaine mélancolie liée au dialogue entre les sonorités du piano et de l’accordéon se pimente d’humour, les cordes du piano sont parfois utilisées sans les marteaux, passent du legato au rythmes plus détachés et percussifs tandis que l’accordéon se love dans l’espace d’une musique enjouée où se défont les codes du musette pour une création qui s’empare des modes contemporains. L’esprit d’une ballade, le tournoiement d’un thème ostinato, l’écho d’une mélodie indienne tournoient en contrechants inspirés.

Rita Marcotulli-Luciano Biondini @ Gerard Tissier

Rita Marcotulli et Luciano Biondini © Gerard Tissier

Suivant le duo intimiste de ces deux grands musiciens le quintet réuni autour du saxophoniste virtuose Stefano di Battista, déployait sa verve sur les pistes de leur dernier opus, La Dolce Vita, dans la plus pure tradition du cinéma et de la musique pop d’Italie. Les airs de Nino Rota, Renato Carosone, Paolo Conte, Andrea Bocelli, Lucio Dalla se voient ici revisités avec brio. Les mélodies archiconnues offrent un terrain de rêve à l’improvisation. 

Tour à tour Andrea Rea au piano, Daniele Sorrentino à la contrebasse, Matteo Cutello à la trompette, André Ceccarelli à la batterie (là encore un musicien de légende !) se livrent à l’exercice soliste. Le jazz se marie aux airs italiens dont parle avec gourmandise Stefano di Battista endossant alors le rôle de meneur de jeu. Un parfum de New Orleans plane sur les airs d’opéra. Les instruments naviguent avec une liberté rare entre Via con me de Paolo Conte, La vita è bella de Nicola Piovani ou Un lacrima sul viso, le « tube » de Bobby Solo.

Stefano di Battista Quintet © Gérard Tissier

Stefano di Battista Quintet © Gérard Tissier

Les musiciens sont parfois invités à choisir entre deux morceaux, qui seront « choisis » tous les deux et Roma nun fa la stupida (Armando Trovajoli) sera interprété, « version courte » à la suite d’Un lacrima. Le public est convié au plaisir du partage et poursuit en chœur les paroles des chansons. Rita Marcotulli et Luciano Biondini seront invités en jam session auprès du quintet pour des impros d’une époustouflante fluidité. Bien sûr, l’ultime rappel sera consacré à la Dolce vita. Un art de vivre qui met du baume au cœur alors que le monde semble devenir fou.

Concerts donnés les 6 et 7 novembre, Salle Obino, Vitrolles