Trois premières mondiales par l’Ensemble Télémaque dans le cadre d’October Lab nous livrent une approche nouvelle de la composition contemporaine et l’ancrant profondément au cœur de l’instrumentarium et des thèmes traditionnels
La question était posée : « quels liens entretiennent les musiques traditionnelles et la création contemporaine ? ». Raoul Lay, compositeur, chef d’orchestre, directeur fondateur de l’Ensemble Télémaque et instigateur d’October Lab, cette fantastique plateforme internationale de création musicale destinée à la production et la diffusion d’œuvres qui s’affranchissent des frontières, expliquait la naissance de ce questionnement (qui entraîne ceux du rapport entre improvisation et écriture et de la transmission d’un répertoire réinventé), par sa rencontre avec le sheng, cet orgue à bouche chinois datant de 1100 av. J.C. qui est enseigné dans les conservatoires et joué à « égalité » avec les instruments de l’orchestre. Les instruments traditionnels de la Méditerranée (« c’est notre base », sourit le musicien) ne sont pas traités ainsi, d’où le pari fou de proposer à trois compositeurs du bassin méditerranéen, issus de la Corse, la Sardaigne et Malte, d’exercer leur art en intégrant à de nouvelles œuvres sous la forme concertante, des instruments vecteurs des musiques populaires et traditionnelles, en l’occurrence, mandoline et launeddas (flûte sarde), joués par deux immenses solistes, Vincent Beer-Demander (mandoliniste) et Michele Deiana (launeddas).
Théâtralité joyeuse
Les lumières ne s’éteignent pas en début de concert. Les chaises des musiciens de l’Ensemble Télémaque restent vides, seul, attend le mandoliniste, Vincent Beer-Demander. Le chef d’orchestre, Raoul Lay, se retourne brusquement vers le public, comme s’il allait le diriger, inversant les rôles. Un geste, précis, dessine l’amorce d’une rythmique. Pas cadencés, grelots et tambourins se font entendre ; deux percussionnistes, Christian Bini et Federico Pintus (le premier, membre de l’Ensemble Télémaque, le second élève du conservatoire de Sassari) descendent le long des gradins et poursuivent leur danse à leur place d’orchestre, bientôt les suivent sur le même pas et les mêmes grelots, les autres instrumentistes, Charlotte Campana (flûte), Linda Amrani (clarinette), Gérard Occello (trompette), Jean-Christophe Selmi (violon), Pascale Guerin (alto) et Jean-Florent Gabriel (violoncelle).
October Lab, Ensemble Télémaque © Pierre Gondard
8 : Il ballo delle occiate de Maria Vincenza Cabizza (Sardaigne), écrit en mémoire du premier baiser échangé par ses grands-parents sur cette danse traditionnelles, séduit par sa vivacité, ses élans, sa joie de vivre communicative, sa forme proche du poème symphonique qui intègre launeddas et mandoline en un double concerto au tissage lumineux.
Nuraghe de Jérôme Casalonga (Corse), en référence à ces tours énigmatiques éponymes de la culture nuragique de la Sardaigne, s’appuyait sur le bourdon de la launeddas pour brosser de vastes paysages aux lignes en épure d’un intense lyrisme. L’auditeur alors voyage, redécouvre le relief accidenté des montagnes, plonge vers la mer, se love dans la quiétude d’un village dont les cloches résonnent au loin.
Sans doute la plus « continentale » des propositions, Fighting for hope de Karl Fiorini, inspiré par le livre de Petra Kelly, militante du mouvement pour la paix et l’une des fondatrices du parti des Verts allemand, s’ombrait d’accents mahlériens en une composition travaillant la masse instrumentale en une sculpture somptueuse habitée par une mandoline aux accents qui vont jusqu’aux sons saturés, puis retrouvent une palette de couleurs aux nuances moirées. La harpe de Guilia Trabacchi (conservatoire de Bolzano) offrait de subtils contrepoints à un ensemble qui trouvait dans sa matière même de sublimes envols.
October Lab, Ensemble Télémaque © Pierre Gondard
En conclusion les Folks songs de Luciano Berio, interprétés par la pétillante soprano, Laura Delogu (conservatoire de Cagliari), abolissaient les frontières entre les genres musicaux, unissant les pièces traditionnelles et l’écriture contemporaine avec finesse et intelligence. Une leçon d’écriture ! Sans aucun doute, une nouvelle forme de composition est en train de naître ici, réconciliant tradition et contemporanéité en des œuvres fascinantes.
Vu le 21 octobre, Idééthèque, Pennes-Mirabeau
Rêver une musique sans frontières
La quatrième édition d’October lab, IN.MA.NO, (Insulae Maris Nostri, les îles de notre mer) poursuit le travail international de l’Ensemble Télémaque et de son fondateur et directeur artistique, le chef d’orchestre et compositeur, Raoul Lay, que j’ai eu le privilège d’interviewer pour le journal Zébuline
Après les évasions pour les terres lointaines, Pays de Galles, Canada, Chine, l’Ensemble Télémaque effectue un retour à ses sources méditerranéennes. D’où est né ce besoin de revenir à vos origines ?
Raoul Lay : Curieusement, cette envie vient de la Chine ! Lors de notre October lab là-bas, nous avions travaillé avec le sheng, cet orgue à bouche chinois qui date de 1100 avant notre ère. Cet instrument traditionnel très ancien est enseigné dans les conservatoires au même titre que le piano ou le violon. Les musiciens y apprennent lecture et écriture, que ce soit pour la pratique d’instruments traditionnels ou « classiques », ce qui n’existe pas en Europe : l’enseignement de la tradition et de la modernité en même temps ne se voit guère, même si à l’IMM d’Aubagne par exemple il y a un essai de poser les musiques « savantes » et les musiques traditionnelles dans un même apprentissage. Est intéressante la question de la relation entre musique traditionnelle et contemporaine, de l’association de musiciens traditionnels et contemporains, artistes « savants » et « non-savants », je mets des guillemets car la différence est liée aux univers musicaux et non aux connaissances ni aux techniques. J’ai souhaité alors me confronter aux traditions de la Méditerranée, puisque c’est chez nous et voir si l’on pouvait réunir dans une même œuvre des interprètes de musique traditionnelle avec leurs instruments et une composition contemporaine, autrement dit faire vivre ensemble musique de tradition et musique d’écriture.
Comment s’est effectué le choix des musiciens et des compositeurs ?
Au début, j’ai rêvé de toutes les îles, puis, je me suis retourné vers un premier florilège -je compte bien traverser la mer et parcourir le plus grand nombre de modes de composition qui fleurissent en Méditerranée- la Corse, la plus proche, la Sardaigne, sa voisine et Malte (j’ai été directeur artistique du Malta Philharmonic Orchestra en 2019-2020). Mais d’abord, à Marseille, je me suis adressé à Vincent Beer Demander qui, avec un instrument traditionnel, la mandoline, est en même temps enseignant et lecteur, afin qu’il soit soliste du premier concerto. Ensuite, en Sardaigne, je me suis intéressé à la launeddas, une sorte de clarinette polyphonique à triples tuyaux et anche simple dont les sonorités peuvent faire penser à la cornemuse et qui est jouée principalement au cours d’instants ritualisés. J’ai donc passé commande pour ces deux instruments et ceux de l’Ensemble Télémaque de trois concertos, l’un dédié à la mandoline, auprès de Karl Fiorini (Malte), l’autre à la launeddas (soliste Michele Deiana) auprès de Jérôme Casalonga (Corse) et le dernier, double, à la mandoline et la launeddas à Maria Vincenza Cabizza (Sardaigne). À Marseille, le spectacle sera joué quatre fois, puis au printemps nous serons reçus en Corse à Pigna, en Sardaigne (Cagliari et Sassari), puis à Malte (La Valette). Il y aura neuf représentations en tout, ce qui permettra de faire vraiment vivre ces œuvres.
Pouvez-vous nous en parler en avant-première ?
Il y aura d’abord une œuvre connue ! Aux trois créations s’ajouteront les Folk Songs pour soprano et ensemble que Luciano Berio a écrits en 1964, une manière de montrer que l’histoire des liens entre la musique populaire traditionnelle et la création contemporaine n’est pas si neuve : le compositeur italien puise dans les répertoires folkloriques des U.S.A., de l’Arménie, de la France, la Sicile, l’Italie, la Sardaigne, l’Azerbaïdjan et plus précis encore de l’Auvergne ! En ce qui concerne les trois créations, je ne voudrais pas tout déflorer, cependant je peux déjà évoquer les titres et les tonalités de chaque œuvre. Jérôme Casalonga, le plus tellurique, a travaillé sur les bourdons pour Nuraghe qui évoque les tours rondes en forme de cône tronqué, symboles de la culture nuragique sarde apparue entre 1900 et 730 avant J.-C.. Karl Fiorini, le plus méditerranéen et le plus lyrique, a choisi un titre anglais, c’est la langue de Malte, Fighting for Hope, une respiration dont on a plus que besoin ces temps-ci ! Maria Vincenza Cabizza, la plus contemporaine, joue sur le sens et la forme avec Il ballo delle occhiate, (La danse des regards). Umberto Eco disait que l’on doit pouvoir tout récupérer. L’ultra-modernité s’était transformée en nouvel académisme lorsqu’elle refusait à tout crin la tonalité avec laquelle il a fallu rompre à une époque. Avec Télémaque, en bientôt trente ans, on a pu constater l’évolution de l’idée de la création et perçu la grande peur de l’Occident de ne pas contrôler l’écriture ! Aujourd’hui en musique on est en synchronie, on a accès à tout ce que l’on veut, ce qui permet des croisements sans fin. Écrire c’est improviser, improviser puis écrire. Il y a toujours un va et vient entre l’inconscient et le geste musical. C’est avec ce dernier qu’il faut travailler, sinon on peut déboucher sur des partitions injouables pour tel ou tel instrument !
Raoul Lay © Groundswell