Libre et fraternel, Bruno Maderna

Libre et fraternel, Bruno Maderna

L’Ensemble Musiques Présentes proposait au Conservatoire Darius Milhaud un concert dédié au compositeur et chef d’orchestre Bruno Maderna et la musique italienne des XXème et XXIème siècle, intitulé « Jouer (avec) Bruno Maderna »
Deux termes caractérisent Bruno Maderna, expliquait en amont du concert Daniel Dahl, lui-même compositeur et chef d’orchestre, fondateur et directeur musical de l’Ensemble Musiques Présentes, la liberté, il a été résistant durant la seconde guerre mondiale et a toujours refusé de s’enfermer dans quelque dogme que ce soit de composition et la fraternité, fidèle en amitiés et chaleureux. Il précisait combien Bruno Maderna a fait jouer par son orchestre les compositeurs de son temps, brassant un répertoire très large comprenant tous les genres musicaux. C’est pourquoi aux œuvres de ce musicien disparu trop tôt, emporté par un cancer alors qu’il n’avait que cinquante-trois ans en 1973, s’ajoutent des pièces de Luciano Berio (1925-2003) et des musiciens du XXIème siècle, Luca Antignani et Daniele Bravi. 

Des musiques qui racontent

Les étudiants du Conservatoire et de l’IESM (Institut d’Enseignement Supérieur de la Musique Europe et Méditerranée), coordonnés par Guillaume Rabier, interprétèrent en alternance avec les musiciens de Musiques Présentes les divers temps du concert, présentés par Daniel Dahl qui resituait finement l’esprit des compositions. On se laissait ainsi séduire par le duo piano, violon de Per Caterina de Maderna, d’une tendresse et d’une simplicité mélodieuses, puis son Dialodia où flûte et clarinette offrent un dialogue pailleté, Ständchen für Tini, si dense…

Bruno Maderna Serenata per un satellite concert Ensemble Musiques Présentes dirigé par Daniel Dahl

Bruno Maderna Serenata per un satellite concert Ensemble Musiques Présentes dirigé par Daniel Dahl © D.R.

 Les duos de Luciano Berio dédiés à Maderna, Bruno et Daniela (1979) rappelaient les amitiés solides et fécondes des musiciens, courts portraits tout de finesse attentive. Les trois tableaux de Nix et nox (2012), La nube de la nieve, Portentosum mare et Asi sea, de Luca Antignani, s’emparent de la trame des premiers chapitres du roman de Victor Hugo, L’homme qui rit, évoquant par le biais du timbre des instruments (flûte, clarinette, violon, violoncelle), la tempête et la neige en tableaux quasi naturalistes où l’homme se heurte aux forces de la nature.  
Meditazione Terza
Oltre l’inganno dei sensi (2016) de Daniele Bravi, venu tout exprès de Rome pour la création française de ses pièces destinées à cinq instruments, flûte, clarinette, piano, violon et violoncelle. S’appuyant sur les Méditations métaphysiques de Descartes, le compositeur italien plonge à son tour dans l’expérience philosophique, ici, une introspection « au-delà de la tromperie des sens » (Oltre l’inganno dei sensi), en un cheminement qui aboutit à la conclusion que peu importe d’où viennent les sens, mais l’essentiel réside dans les images qu’ils suscitent en nous. Le travail du compositeur se confond alors avec celui de l’architecte, dressant des falaises adossées au vide, accordant au silence sa vertu musicale et aux sons une ampleur et une étrangeté neuves.

Vertiges stellaires

En filigrane, une pièce de Bruno Maderna scandait le concert, Serenata per un satellite, reprise par trois fois, d’abord interprétée par les étudiants, puis par les professionnels, enfin par les deux phalanges de musiciens, pour donner à l’auditeur trois instants musicaux différents. La feuille de salle présentait la partition à jouer : courte, certes, mais étonnamment complexe, avec des portées vagabondes qui se croisent, font des boucles, constituent un dessin déroutant bien éloigné des partitions « classiques ». Le nombre d’instruments n’est pas précisé, et à peu près tous peuvent se lancer dans cette gageure : « il n’est pas nécessaire de commencer au même endroit, on peut prendre la partition dans le sens que l’on veut, le seul impératif est d’en jouer précisément les notes » aurait donné comme consigne le compositeur.

concert Ensemble Musiques Présentes dirigé par Daniel Dahl

Concert Ensemble Musiques Présentes, Saluts © D.R.

L’aléatoire devient alors norme et pourrait faire penser au célèbre ouvrage de Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes (le livre est découpé en languette permettant de choisir chaque ligne d’un sonnet. Le nombre de combinaisons possibles renvoie au titre !), les possibilités, certes quantifiables sont à échelle humaine proches de l’infini ! Le jeu rejoint la création pour des délectations partagées !

Concert donné le 19 novembre au Conservatoire Darius Milhaud, Aix-en-Provence

Partition Serenata per un satellite de Bruno Maderna

Partition de Serenata per un satellite  de Bruno Maderna

Ce qui est invisible pour les yeux…

Ce qui est invisible pour les yeux…

Avec « La Vie invisible » Lorraine de Sagazan nous convie à suivre un personnage réel, Thierry Sabatier, abordant le théâtre par un prisme inattendu

S’il est un lieu où la vue semble primordiale, c’est bien le théâtre. Son étymologie même renvoie au domaine de la vue, le terme grec θέατρον (théâtre, lieu où l’on regarde, vient du verbe θεάομαι, regarder).Mettre en scène et lui demander de partager sa perception avec le public relève du paradoxe, de prime abord avant d’ouvrir des champs démultipliés à notre entendement. La metteuse en scène Lorraine de Sagazan et l’auteur Guillaume Poix ont collecté de nombreux témoignages de personnes déficientes visuelles et c’est à partir de celui de Thierry Sabatier qu’ils ont construit leur spectacle.

Seul, Thierry Sabatier s’avance devant la scène, explique sa cécité, l’accident, alors qu’il n’avait que seize ans, qui a scellé l’évolution d’une maladie que personne n’avait détectée et qui peu à peu rongeait son champ de vision. Il évoque sa vie d’enfant, la dernière pièce qu’il a « vue » avec sa mère peu avant la mort de celle-ci. Elle lui chuchotait alors ce qui se déroulait sur scène afin qu’il profite de la représentation comme tous les autres spectateurs. Cette pièce se trouve au centre du propos.

Un réel « augmenté »

La vie invisible © Christophe Raynaud de Lage

La vie invisible © Christophe Raynaud de Lage

Le réel et la fiction théâtrale se conjuguent ici étroitement. La mémoire de celui qui cherche à se souvenir de son visage et ne « voit » les autres qu’en les touchant, tente de reconstituer ce moment du passé lié au basculement de son existence. Une même scène reprise plusieurs fois, et chaque fois un peu plus étoffée, dessine des échos entre les souvenirs de la pièce, ceux du vécu et la confusion qui s’est établie entre le réel et la construction littéraire. Notre perception des œuvres est interrogée par ce biais : notre réception d’une production artistique est nourrie de ce que nous sommes et la mémoire que nous en avons est tributaire de ce que nous sommes. Notre réalité est augmentée par les références de ce que nous avons vu, lu, écouté…

Une autre appréhension des sens

Le début de l’évocation de la pièce dont le nom a été oublié, (l’enjeu du récit ne réside pas là), est effectué dans l’ombre où se dessinent deux silhouettes immobiles qui se contentent de dire leur texte, reproduisant ce que l’on pourrait supposer de la perception d’une personne aveugle, seules les voix compteraient… Faux ! s’insurge alors Thierry Sabatier, les gestes, les mouvements, les attitudes, tout est sensible et perçu, même pour un non-voyant. Les deux acteurs essaient alors de reconstituer le ton, les intentions de la pièce, les mots deviennent subalternes, l’important est de mettre en scène un couple qui se déchire, à l’instar du couple des parents de Thierry Sabatier.

La vie invisible

La vie invisible  © DR

La vue est mise en défaut : « et vous, est-ce que vous vous fiez à ce que vous voyez ? » interroge malicieusement Thierry en s’adressant au public. Les deux comédiens professionnels, Chloé Olivères et Romain Cottard, l’aident à retrouver les personnages de la pièce inconnue.

Lui, dans son propre rôle, canne blanche à la main, sourit vers l’assistance, nous interpelle sur notre perception du réel, la met en cause. L’approche des méandres de la mémoire, de la complexité des sentiments, des ambiguïtés humaines, des brumes de la création, est d’une finesse et d’une profondeur délicate. Il n’y a pas de larmoiements ou de « bons sentiments » vains, mais une émotion et un humour qui rendent à la vie sa richesse et son humanité. Notre incapacité commune, quels que soient les sens dont nous disposons, à saisir le réel dans son objective présence, nous renvoie à notre condition d’êtres en proie aux variations des émotions, créateurs inconscients d’affabulations, construisant nos propres autofictions au cœur d’un monde que nous nous approprions par la grâce des fictions.

Le 21 novembre, théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence

Des métamorphoses du cercle

Des métamorphoses du cercle

Le troisième programme du cycle de concerts Entre pierres et mer #12, « Splendeurs polyphoniques du siècle d’Or », des Voix Animées, était donné successivement dans les deux sœurs cisterciennes, l’abbaye du Thoronet puis celle de Silvacane

 Le titre du concert, Magnificat, est emprunté à la réponse de la Vierge Marie à Elisabeth qui lui rend visite quelques jours après l’Annonciation, et se réjouit de la bonne nouvelle. Il s’agissait donc d’un concert d’exultation et de joie qui renvoie son écho luxuriant au spectacle précédent, In Memoriam, dont la gravité et les déplorations se résolvaient en espérance. Le mot lancé tel un clairon solaire par une voix soliste, « Magnificat », se voit rejoint par le tissu moiré des voix des huit chanteurs disposés en double chœur. Les notes graves finales semblent n’être que des points d’appui destinés à de nouveaux élans lumineux. Les phrases et mots d’appel d’un chantre seront souvent la caractéristique des pièces suivantes, amorce d’un thème auquel correspond un répons entonné par le chœur. L’être n’est plus l’abandonné, mais se voit en dialogue avec l’invisible et le sacré.

À la pièce de Palestrina succédait une messe complète due à Tomás Luis de Victoria, compositeur majeur de la fin de la Renaissance espagnole. « N’applaudissez pas durant le long temps de la messe, sourit Luc Coadou, directeur artistique de l’ensemble, attendez le troisième Agnus Dei da nos pacem, c’est facile à retenir en nos temps tourmentés ! » L’Ave Regina Caelorum, précédé du motet qui l’a structuré, emplit le transept de l’abbatiale de ses résonnances, les lignes mélodiques d’une étonnante netteté se déploient, redessinent les lieux par la pureté de leur architecture où les pleins et les déliés s’orchestrent en fine dentelle. Se succèdent, Gloria, Credo, Sanctus & Benedictus, Agnus Dei, délicatesse habitée, comme si le chant était empreint d’une conscience mystique et grave jusqu’à l’apaisement de l’Agnus Dei d’une infinie douceur. Quittant la forme antiphonique, le chœur désormais à huit et non à quatre plus quatre (sic !) entonnait Ego flos campi de Francisco Guerrero, « Je suis une petite fleur des champs, malgré les apparences annonçait Luc Coadou». Malgré le sérieux du propos, l’humour n’est jamais très loin lors d’une représentation des Voix Animées ! « Les chants de la Renaissance ne suivent pas les règles de l’harmonie actuelle, précise-t-il un peu plus tard, les voix sont écrites de manière horizontale et connues de tous les chantres du XVIème. Ainsi, dans Quomodo cantabimus, œuvre tardive de William Byrd, vous allez entendre un télescopage de nos voix. Laissez-vous emporter. »

Les Voix Animées à Silvacane © Marc Perrot

Les Voix Animées à Silvacane © Marc Perrot

Les Voix Animées à Silvacane © Marc Perrot

Les Voix Animées à Silvacane © Marc Perrot

Les voix des sopranos, Maud Bessard-Morandas, Sterenn Boulbin, des contre-ténors, Maximin Marchand, Raphaël Pongy, des ténors, Damien Roquetty et Camille Leblond, rencontrent avec une juste élégance les basses, Luc Coadou et Julien Guilloton. Quelques airs encore de la Renaissance, puis, s’opère une plongée dans notre XXIème siècle.

Les chanteurs s’installent en rond, un woodblock fait son apparition devant les auditeurs pour interpréter le second motet de l’œuvre commandée par les Voix Animées pour l’abbaye du Thoronet, créée la veille (le 9 septembre 2023) au compositeur Laurent Melin, Pax hominibus. Test acoustique et gageure, l’œuvre pensée pour les pierres du Thoronet trouvait des variantes sonores : « les lignes mélodiques sont plus claires, mais le son « monte » moins à Silvacane, reconnurent les musiciens et le compositeur ». Néanmoins, la pièce séduit. Elle débute par les deux croches frappées sur le woodblock qui refermaient avec une certaine espièglerie le premier motet, Et in terra. Au désordre des voix, des termes tronqués, malaxés dans le désespoir d’une Babel effondrée, répondait dans Pax, une réconciliation entre la terre et le ciel. 

Les Voix Animées à Silvacane © Marc Perrot

Les Voix Animées à Silvacane © Marc Perrot

Les mots et les phrases retrouvent alors leur place, leur totalité. Dans la dynamique des deux croches initiales, le tapis murmurant des voix, moiré des frémissements d’une multitude, laisse s’épanouir en un double mouvement une pensée qui retourne sur elle-même puis s’élève en une spirale infinie, ascension d’un cercle, reconquête de l’harmonie et de la transcendance. L’équilibre fragile de l’humanité côtoie le sublime, la matière et l’esprit s’accordent enfin…

Concert donné le 10 septembre à l’Abbaye de Silvacane dans le cadre du cycle Entre pierres et mer #12

Les Voix animées à Silvacane © Marc Perrot

Vous reprendrez bien un peu de Chopin?

Le pianiste Abdel Rahman El Bacha avait déjà enregistré en 2001 une magistrale intégrale en 12 CD des œuvres pour piano seul de Chopin en suivant l’ordre chronologique, éclairant ainsi le parcours du compositeur d’une manière pertinente faisant ressortir les influences, les évolutions. Il revient sur ce compositeur qu’il affectionne tout particulièrement dans un Panthéon qui unit Beethoven, Schumann ou Schubert. « Chopin intimide malgré cette implicité, ce que Schubert ne fait jamais, expliquait-il sur les ondes de Radio France. Il nous accompagne, nous prend par les épaules ; Beethoven nous impose ses pensées, une manière de faire. Chopin n’impose pas mais il nous appelle vers ses sphères. Il a une simplicité mais il est inimitable dans sa complexité. Chopin, tout en ayant jugé sévèrement les romantiques qui l’entouraient ne pouvait s’empêcher d’imprimer le plus profond des romantismes dans sa musique. » Il en profitait pour donner les clés de son approche artistique : « dans l’art, c’est le fait de faire disparaître le temps qui fait la valeur de l’art. Or, comment le temps peut-il disparaître ? Il ne disparaît pas, parce qu’il devient une fraction d’éternité. Il est la chose la plus précieuse pour un musicien parce qu’il est maître du temps ».

Cette capacité d’abolir les heures trouve sa pleine expression dans le nouvel album paru sous le label mirare, Chopin, Préludes, Fantaisie, Berceuse & Barcarolle. Le jeu d’une limpide clarté de l’interprète nous invite à la redécouverte d’un univers de pure poésie qui passe de l’intime à l’épique, de la douceur aux emportements, de la mélancolie à la joie. Il y a d’abord les 24 Préludes opus 28, achevés pour certains à Majorque où, en une semi-fuite, il se retrouve avec George Sand et les deux enfants de celle-ci (elle considèrera vite Frédéric Chopin comme son troisième, surnommé « Chip-Chip » et prendra très longtemps les premières manifestations de sa phtisie pour une affection nerveuse. Nourris du Clavier bien tempéré de Bach, ces brefs tableautins donnent l’essence de l’art de leur compositeur en une mosaïque de rythmes, de couleurs, de styles, d’atmosphères, dévoilant tous les remuements d’une âme en une élégance fluide. L’ample Fantaisie en fa mineur opus 49 rend hommage par sa gravité initiale aux morts de la révolution polonaise puis se pare d’accents passionnés et virtuoses.

CD Abdel Rahman El Bacha Chopin

La Berceuse ramène à l’enfance en une mélodie ressassée avec douceur et s’achève après une acmé lumineuse sur une simplicité première. Enfin, la Barcarolle nous embarque (il s’agit initialement d’une « chanson de bateau ») dans son lyrisme, la fusion de ses harmonies, ses mélodies teintées d’un parfum d’Italie. Toute la délicatesse du piano d’Abdel Rahman El Bacha se cristallise dans ces pièces coulées dans un même bronze onirique. L’artiste nous y offre une lecture sensible et pénétrante. Un disque taillé dans l’étoffe des songes.

Abdel Rahman El Bacha, Chopin, Préludes, Fantaisie, Berceuse & Barcarolle, label MIRARE  (enregistré sur Bechstein à La Ferme de Villefavard et accordé par Denijs de Winter, l’accordeur mythique de La Roque d’Anthéron)

Abdel Rahman El Bacha donnera le concert de clôture de l’édition 2023 du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron (le 20 août)

Sur un coussin de violons

Sur un coussin de violons

Découverte d’un orchestre et d’une cheffe, le Hong Kong Sinfonietta dirigé par Yip Wing-sie, pour une soirée beethovenienne onirique à la Roque d’Anthéron !

Dans le cadre des soirées dédiées à l’intégrale des Concertos pour piano de Beethoven, le n° 4 en sol majeur opus 58 était au programme du samedi 22 juillet sous la paume protectrice de la conque du parc de Florans. 

Toute frêle dans sa robe d’eau tranquille, la pianiste Anne Queffélec, habitait l’œuvre avec une élégante simplicité.Les violons disposés inhabituellement de part et d’autre du piano offraient un écrin souple et très intéressant à l’instrument concertant, soulignant par leur velouté la clarté fluide du jeu de l’interprète, émouvante dans les phrasés descendants réitérés, tels des questions sans réponse, subtile lorsque la verve entraînante des arpèges scandés par les accords de la main gauche s’emporte en élans fulgurants de beauté. La grâce de l’instrumentiste réside non seulement dans une technique parfaite, mais aussi, surtout, dans la capacité à nourrir la partition d’une culture fine. Une dentelle aérienne se dessine ici, avec une manière inimitable de faire parler les silences. Le piano engage un réel dialogue avec l’orchestre, espace de paix peuplé des fragrances stridulantes de la nuit de la Roque. En bis, Anne Queffelec prend la parole pour expliquer le choix de l’œuvre : « Haendel était le musicien préféré de Beethoven, alors voici son Menuet en sol mineur ». Délicate poésie, temps suspendu…

Anne Queffélec Hong Kong Sinfonietta Yip Wing-sie 7 © Valentine Chauvin 2023

Anne Queffélec Hong Kong Sinfonietta Yip Wing-sie 7 © Valentine Chauvin 2023

La septième Symphonie en la majeur permettait d’apprécier davantage encore la qualité du Hong Kong Sinfonietta, et la direction précise et nuancée de sa cheffe, Yip Wing-sie.

Cette pièce publiée en mai 1816 fut considérée par Richard Wagner comme « l’apothéose de la danse (…), réalisation la plus bénie du mouvement du corps presque idéalement concentré dans le son. ». Et l’orchestre semble danser véritablement sous l’impulsion de sa cheffe !
Sans doute, la disposition des violons nuisait-elle à l’émotion tragique du deuxième mouvement, lui enlevant de sa gravité, mais l’enthousiasme final du dernier mouvement, avec un tempo fort accéléré, s’enivrait de lui-même en une jubilation communicative. Illustration parfaite d’une danse où le corps et le rythme ne font qu’un.

Hong Kong Sinfonietta Yip Wing-sie 1 © Valentine Chauvin 2023

Hong Kong Sinfonietta Yip Wing-sie  © Valentine Chauvin 2023

 

Concert donné le 22 juillet au parc de Florans de La Roque d’Anthéron,

Les mots du silence

La quinzième édition des Eauditives, ce festival de poésie (éditions, performances, présentations, rencontres, conférences, créations…) organisé par les Éditions Plaine Page et ses fondateurs, Éric Blanco et Claudie Lenzi consacre une journée aux écritures sourdes, donnant une résonnance particulière au terme « Eauditives ». 

Au cours de cette journée, un temps fort était consacré à la venue de l’un des pionniers de la langue des signes en France et du Réveil des sourds, Victor Abbou, pour la présentation de son livre paru en 2017 chez Eyes Editions, Une clé sur le monde (édition bilingue, car outre le texte plus de deux heures de vidéo en Langue des signes sont disponibles grâce au QRCode). D’emblée, « l’entendante » que je suis est intriguée par le préambule qui spécifie que ce livre a été transcrit par la fille de l’auteur, Katia Abbou, traductrice et interprète en LSF (langue des signes française). Pourquoi écrire serait compliqué, pourquoi passer par une traduction ? Peu à peu l’ouvrage livre ses réponses : le « langage » sourd devient une langue, non mimétique du français, structurée, avec sa grammaire propre, son lexique et même sa graphie (en 1983 naît le premier tome du dictionnaire LSF). 

Reprenons au début, Une clé sur le monde est construit sur une double narration, celle, intime de la vie de Victor Abbou et celle plus générale qui brosse un panorama historique de l’histoire de la communauté sourde. Les deux récits s’éclairent l’un l’autre, l’auteur appartenant à une période charnière, le moment où en France est née une reconnaissance des spécificités de communication et où a été établie, avec d’immenses difficultés (et tout n’est pas encore gagné !), la possibilité d’accéder à tous les métiers, toutes les formes de connaissance, d’expression, d’art… Ce témoignage est doublement précieux car il apporte des précisions, des éléments vécus, qui sont ignorés du grand public, par exemple le fait d’imposer juste quelques corps de métiers aux sourds, leur internement pour démence alors que la plupart du temps, ils sont simplement incompris car personne n’est capable de les traduire,

On suit l’enfant Victor, à neuf ans, amené dans une école (il n’a jamais été scolarisé encore) destinée aux malentendants, il ne comprend pas ce qui lui arrive : on le vêt de l’uniforme de l’institution, son père le laisse… Il pleut, un enfant lui fait un signe afin qu’il le suive, et répète un autre signe pour désigner le lieu où ils vont s’abriter pour jouer, le préau. La connexion se fait entre le signe et ce qu’il désigne… « Mon plus beau cadeau d’anniversaire, sourit-il, la lumière se fit dans mon esprit. (…) Je mettais enfin du sens sur ce qui s’offrait à mes yeux. Des possibilités infinies se profilaient devant moi. » Cette prise de conscience est celle de l’enfant, elle sera aussi celle de l’adulte grâce à des rencontres majeures, celle d’Alfredo, de Bill, de Jean Grémion, Emmanuelle Laborit, plus tard. Les méthodes américaines tellement en avance alors que les premiers travaux qui ont « libéré » les sourds avaient été menés en France (depuis l’Abbé de l’Épée), viennent apporter une réconciliation avec la langue des signes et libèrent l’expression sourde (depuis les débuts du XXème ,on préfère « l’oralisation » et la lecture labiale, la langue une et indivisible de l’État français renie alors toute autre langue).  

Une clé sur le monde, livre de Victor Abbou, présenté lors de la dernière édition des Eauditives

L’International Visual Theatre, l’IVT, dédié à la langue des signes prend une importance capitale en faisant la démonstration éblouissante de la finesse et de la palette nuancée de la LSF. « L’IVT a fait tomber nos chaînes », explique Victor Abbou. La conquête de la langue entraîne une véritable naissance à soi-même, il s’agit d’une véritable libération.Ce qui est frappant dans ce livre c’est aussi le doute permanent de l’auteur face à ce qui peut lui être proposé. Il n’ose pas enseigner, jouer du théâtre, « écrire », il sera professeur d’université, acteur à l’IVT, excellera en tout. Le carcan des aprioris sur la communauté sourde est lourd !

Une clé sur le monde, illustré par des photographies, des dessins qui expliquent certains signes en LSF, est non seulement un ouvrage passionnant et documenté mais une ouverture sur un monde trop mis à l’écart encore aujourd’hui.

Une clé sur le monde, Victor Abbou, éditions Eyes