Effervescence particulière ce soir-là aux abords de la conque du parc de Florans, habitué à accueillir les plus grands noms du piano : jouait au concert de 21heures la nouvelle coqueluche venue de Corée du Sud, Yuanchan Lim, médaillé d’or 2022 du Concours international de piano Van Cliburn, escorté d’une nuée de fans venues (oui c’est au féminin) spécialement en France pour l’écouter.
Trop chaud pour un piano (et son public)
Auparavant, le concert de 18heures avait accueilli dans la moiteur peu propice aux effusions d’une canicule accablante le fin pianiste Rémi Geniet dont le jeu très dépouillé s’accordait finement aux variations baroquisantes et à la narration en saynètes de genre du Caprice sur le départ de son frère bien-aimé de Jean-Sébastien Bach puis à la Sonate n° 28 en la majeur opus 101 de Beethoven où résonnait encore une facture très proche de celle du Cantor en ses déploiements contrapuntiques avant de se glisser dans Le Tombeau de Couperin de Ravel qui réserva de très beaux instants fluides et aériens. Les deux rappels prolongeaient l’hommage au même auteur avec les Valses nobles et sentimentales M.61-2 Assez lent et M.61-7 Moins vif. Le charme indéniable du concert, la virtuosité élégante du pianiste pâtissaient cependant de la chaleur qui avachissait le public, étouffait les harmoniques, délitait une partie des effets, ne rendant pas justice à un interprète brillant.
Rémi Geniet © Valentine Chauvin 2023
Saisons et études
En soirée, la chaleur était tombée. Le concert en deux parties de Yunchan Lim permettait d’entendre deux séries de pièces courtes finement ciselées : Les Saisons opus 37 bis de Tchaïkovski et les Douze études opus 10 de Chopin.
L’œuvre de Tchaïkovski, conçue comme un feuilleton mensuel à la demande de Nikolaï Bernard, éditeur du Nouvelliste, magazine musical de Saint-Pétersbourg, devait offrir un tableau poétique du mois de chaque parution, que l’éditorialiste agrémenta d’épigraphes puisées dans le corpus d’ouvrages de poètes russes (Pouchkine, Piotr Viazemski, Apollon Maïkov, Afanassi Fet, Alexeï Pletcheiev, Alexeï Koltsov, Tolstoï, Nekrassov, Joukovski). Ces « douze pièces de caractère pour piano » furent, d’après la légende, écrites mois après mois d’un jet par le compositeur qui y voyait un amusement, mais produisit cependant des partitions brillantes, condensant en de délicates miniatures l’esprit d’un moment, d’une saison, d’une atmosphère, d’une fête, d’une activité. Laissant une respiration entre presque chaque mois, afin que vibrent longtemps les harmoniques du piano dans le silence, le jeune pianiste s’appropria avec ses belles qualités pianistiques une œuvre protéiforme, mois d’été incandescents, fulgurances au cœur des notes pleines et rondes des mouvements lents, parfois un peu trop, comme si le jeune homme, sans doute mu par le désir de plaire à son fan club, cédait à la tentation d’accentuer certains passages, non pour répondre aux exigences voulues par le compositeur mais pour effectuer une sorte de parade demandée par ses groupies. Le phénomène était encore plus sensible lors de l’exécution, irréprochable techniquement des Douze études opus 10 de Chopin, brillante à souhait, dans une lecture des partitions qui n’esquivait aucun piège, et savait en restituer toute la puissante dynamique, épousant la fluidité des arpèges et la rigueur des gammes : la fameuse Étude n° 3 (Tristesse) connaissait des pauses et des ralentissements qui n’avaient pas lieu d’être.
Yunchan Lim © Valentine Chauvin 2023
Émouvante par elle-même, elle n’a guère besoin d’une insistance lourde sur l’émotion qu’elle dégage, mais juste de la laisser sourdre de sa mélodie et de son tempo ; de même, l’interminable trémolo de l’un des rappels (une pièce de Chopin) était d’une mièvrerie capable de transformer les œuvres les plus abouties en guimauve. On ne reviendra pas sur la lourdeur du Nocturne opus 20 (posthume) de Chopin que l’on a connu si poétiquement aérien sous les doigts d’un Nelson Freire ou de Nelson Goerner. Erreurs de jeunesse, on le souhaite, car ce jeune et talentueux musicien a d’indiscutables qualités et sa carrière toute neuve peut aspirer à la permanence des sommets s’il ne se « claydermanise » pas.
Quoi qu’il en soit, effrayé par les démonstrations de ses groupies, Yunchan Lim demanda protection au directeur artistique du Festival, René Martin, qui eut du mérite à s’extraire de la foule qui réclamait son idole vite mise à l’abri de ses déchaînements. Rendre la musique classique aussi attractive qu’un concert de rock et susciter de tels épanchements suffit pour excuser les tentations langoureuses du jeune artiste ! L’âge moyen du public des concerts s’en voit soudain fortement abaissé !
Concerts donnés le 18 août au parc de Florans dans le cadre du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron