Théâtre pour enfants ? Pas si sûr ! La metteuse en scène Agnès Régolo porte au théâtre avec son excellente Compagnie du jour au lendemain la pièce de Carlo Gozzi, L’Oiseau Vert (L’Augellin Belverde, (« L’oiselet Beauvert ») 1765). Une occasion de se plonger dans le théâtre italien du XVIIème et de se délecter d’une forme qui emprunte à la fable et à la commedia dell’arte dans une mise en scène aussi inventive que génialement sobre et efficace.

Détestations de plume

Resté dans l’ombre de Goldoni, son rival à Venise, Gozzi est très peu connu en France alors qu’il avait davantage de succès que le « Molière italien » dans son propre pays au point que ce dernier s’exila à Paris en 1762. Les deux dramaturges n’ont cessé de s’opposer, le premier défendant la nouveauté au théâtre, le second préférant la tradition. Goldoni se vit reprocher de renier d’une certaine manière les traditions italiennes de la commedia dell’arte en choisissant des thèmes et des formes très écrites contre les pratiques d’improvisation des troupes italiennes telle la troupe des Sacchi revenue du Portugal (en effet, les pièces de l’étoile montante que fut Goldoni réduisaient au chômage des spécialistes de commedia dell’arte, sic !).

Gozzi animé d’une indéfectible haine à l’encontre des « poètes larmoyants » qui attribuaient « les filouteries, les fourberies et le ridicule à (leurs) personnages nobles et les actions héroïques, sérieuses et généreuses à (leurs) personnages plébéiens », se précipita chez les Sacchi dès leur retour à Venise et leur proposa sa première fable allégorique où chaque scène, réduite à son ossature, offrait de fantastiques plages d’improvisation aux « masques ». Ainsi naquit au Teatro Sant’Angelo L’Amour des trois oranges dont L’Oiseau Vert est une suite. (C’est cet Amour des trois oranges qui a inspiré à Prokofiev son opéra éponyme. Parmi les pièces de Gozzi il faut noter aussi Turandot que l’on verra sublimement orchestré par Puccini dans son dernier opéra)

Par réaction au siècle des Lumières et au théâtre de Goldoni qu’il déteste, Carlo Gozzi s’affirme comme un irréductible partisan de la hiérarchie sociale et de sa permanence. Atrabilaire en diable, il écrit pour manifester son désaccord.

Carlo Gozzi © X-D.R.

Carlo Gozzi © X-D.R.

Contre un Goldoni qui n’a de succès selon lui que par sa légèreté et son ignorance, il va servir à ce public des « enfantillages » et instaure ce qui sera nommé le « théâtre fiabesque » (de fiaba, la fable), adaptation de contes avec les personnages dépourvus de nuances de la commedia dell’arte, représentant des types de caractères mais aussi les diverses nationalités italiennes avec leurs différents accents.

On les retrouvera donc aussi dans L’Oiseau Vert : Brighella (le Bergamasque) qui sera ici conseiller poète et astrologue au service de la reine-mère, Pantalon (le Vénitien), premier ministre du roi qui sera nommé pour l’occasion Spoldi, Tartaglia (traditionnellement affligé d’un bégaiement et classé parmi le groupe des anciens et originaire de Naples) roi de Monterotondo, mari de Ninette et père des jumeaux, Truffaldin (de « truffa », le fourbe, premier nom d’Arlequin, qui sera ici Galiano), le charcutier, père adoptif des jumeaux…
Le combat idéologique contre les Lumières est ainsi porté au théâtre ! Avec ses 19 représentations la pièce remporte un véritable triomphe pour l’époque !

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Le merveilleux au théâtre

Le sujet est celui d’un conte : le roi de Monterotondo, Tartaglia (ici roi Massimo par Kristof Lorion) est parti depuis 19 ans à la guerre. Profitant de son départ, la reine-mère, Tartagliona (Olympia au Jeu de Paume) a fait enfermer vivante dans un trou sous l’évier des cuisines du palais l’épouse du roi, Ninetta (Antonia dans notre version) qui n’a survécut que grâce au secours d’un énigmatique Oiseau Vert (Antoine Laudet qui campe aussi avec humour Angelo, sorte de « poète rockeur » plus intéressé par l’héritage d’Olympia que par ses charmes).

Ses deux enfants remplacés par des chiots dans leur berceau auraient dû, selon les ordres de la reine être tués par Pantalon, le ministre du palais, qui les a confiés au fleuve, enveloppés dans une toile cirée. Un couple de charcutiers, Galiano (Pascal Henry) et Smeraldine (Catherine Monin), sans doute le seul personnage vraiment humain et désintéressé de la pièce, les trouvent et les adoptent. Mais les jumeaux, Barberina et Renzo, qui ont grandi en lisant les philosophes, loin d’être reconnaissants, ne sont guère affectueux et s’enferment dans une rhétorique froide et sectaire. Galiano, excédé, les chasse au moment où le roi rentre de guerre. Ils sont à la rue mais ne cèdent en rien à un quelconque apaisement de leurs propos intransigeants.

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Un émissaire de l’oiseau vert leur donne une pierre qui, jetée sur la place en face du palais royal, devient à son tour un somptueux château. Enivrés de cette nouvelle et inattendue puissance les jeunes gens restent insupportablement capricieux et exigeants. Bref, les péripéties suivent le schéma classique du conte, épreuves, trahisons, revirement salvateur et fin « heureuse », la reine-mère sera transformée en tortue (en grenouille dans la version d’Agnès Régolo), le roi retrouve sa femme et abandonne ses prétentions sur sa fille qui tombe amoureuse de L’Oiseau Vert, un prince emprisonné sous cette apparence par le maléfice d’un ogre qu’il avait contrarié.  

Les caractères monolithiques des personnages offrent aux acteurs des performances jubilatoires d’un manichéisme déjanté : chacun s’enferme dans ses certitudes, n’écoute personne, se jette dans les actions les plus inconsidérées avec une fougue adolescente. C’est là sans doute que ce théâtre garde sa modernité : « ni infantile, ni futile, L’Oiseau Vert affronte avec une irrépressible gaieté un monde sinistre » explique Agnès Régolo dans sa note d’intention. Dans un univers où la guerre bouleverse les vies, où les étroitesses, la cupidité, la soif de pouvoir, l’égoïsme dominent, le principe de l’action, du mouvement, impulsé par les personnages principaux, tout intransigeants et aveugles à toute empathie qu’ils sont, amène l’histoire à se redessiner.

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

La force de la joie prime et le public se délecte de ce bouillonnement tournoyant où sont exploités les grands mythes, mère abusive, Pygmalion, quête initiatique, métamorphose… Au centre du fond de scène un cercle ouvert de trois mètres de diamètre permet aux protagonistes de faire leurs entrées et de mener certains passages performés comme enserrés dans le médaillon illustrant les pages d’un conte, mais aussi par un jeu de lumières et de projections d’images, il transforme la scène, la menant d’un palais à un autre, d’une place centrale de la ville à une grotte, en un changement fluide de décors tandis que la scène occupée par une ombre noire et luisante peut évoquer les eaux d’un fleuve, les parquets cirés d’une salle princière, les obscurités inquiétantes de l’antre d’un ogre…

On se laisse happer par le récit fantastique où les pommes chantent et l’eau danse, où les statues deviennent humaines, tantôt messagères (inénarrable Calmon par Salim-Eric Abdeljalil, qui semble sorti d’un livre d’images), tantôt objet se refusant aux caprices d’un humain (Pompéa convoitée amoureusement par Renzo qui voudrait jouer au Pygmalion, jouée par Johanna Bonnet aussi reine-mère et reine, merci à Freud de ne pas encore être passé par là !), où une femme peut croupir 19 ans sous un évier de cuisine, où une pierre jetée fait apparaître un palais…

L'Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Les costumes de Christian Burle soulignent la narration avec une qu’enrichissent les brèves incises dansées, dues à Georges Appaix, traduisant les états d’âmes des personnages (ainsi, les délicates évolutions de Barberina et L’Oiseau Vert, découvrant leur amour réciproque). La mise en scène est vive, brillante, tisse une partition sur laquelle les acteurs, tous excellents, se lancent dans une interprétation pétillante où les personnages du conte prennent une épaisseur qui les rapproche des préoccupations actuelles. Les jeunes spectateurs sont embarqués dans le récit, rient, s’émeuvent du baiser échangé par les tourtereaux.

Lors du bord de plateau qui leur est proposé à la fin de la représentation du mardi après-midi, ils interrogent la metteuse en scène sur le consentement. « Tout a été voulu, décidé», sourient les acteurs et actrices. « Vous vous rendez compte du pouvoir du théâtre ! remarque Agnès Régolo :  vous voyez bien davantage sur vos smartphones, vos tablettes ou à la télévision, mais vous n’avez pas la même réaction. » S’il est demandé pourquoi avoir choisi une pièce du XVIIIe afin de parler d’aujourd’hui, elle rétorque : « le théâtre ne se modernise pas il est moderne, les acteurs, le public le sont… le texte a été retranché, retravaillé, de quatre heures de spectacle on est passé à une heure et demie. »

Bord de plateau L'Oiseau Vert au Jeu de Paume © M.C.

Bord de plateau L’Oiseau Vert au Jeu de Paume © M.C.

Les récritures s’immiscent dans les plages dédiées à l’improvisation, le texte mis en scène par Agnès Régolo foisonne de citations, on y entend des passages du poème de Du Bellay « Heureux qui comme Ulysse », des fragments de Victor Hugo… « Tout peut arriver, tout peut arriver » dit le ministre Spoldi. C’est ici aussi la magie du théâtre avec ses ruptures, ses éclats, son rythme irrépressible et sa manière de nous parler encore de nous par le biais du merveilleux.

L’Oiseau Vert a été joué et créé au Jeu de Paume (où la troupe a été invitée en résidence) du 22 au 26 novembre