Il y a parfois quelque chose qui tient du miracle dans les représentations données sous la conque du parc de Florans de La Roque d’Anthéron : le temps s’arrête sans que l’on en ait conscience.
C’est ce qui s’est passé lors des deux soirées consacrées au pianiste Alexandre Kantorow. Depuis son premier prix du Concours Tchaïkovski 2019 et du Grand Prix décerné trois fois auparavant dans l’histoire du concours, le jeune musicien cumule les récompenses et arpente le monde pour le plus grand bonheur des différents publics.
Une première soirée « carte blanche » et une seconde avec orchestre permettaient de (re)découvrir la foisonnante palette des talents de ce pianiste hors pair.

Complicités pianistiques

En première partie de la Carte Blanche, deux pianos, tranche contre tranche, scellaient la rencontre entre Alexandre Kantorow et Lucas Debargue. Les deux complices fusionnent les timbres des instruments, brossent les nuances les plus subtiles des trois Nocturnes de Debussy, Nuages, aux couleurs du temps si proche du poème de Verlaine Dans le parc solitaire et glacé (même si les Nocturnes illustrent Poèmes anciens et romanesques d’Henry de Régnier), Fêtes, si solaire avec ses éclats dansants, Sirènes enfin dans le flux ample des eaux, teinté d’une ambiance crépusculaire. Les pièces élégamment ciselées prennent une saveur particulière grâce à la finesse du jeu et à l’entente parfaite des deux interprètes qui jamais ne frappent tout en sachant offrir une puissante intensité et abordent l’indicible.

Alexandre Kantorow Carte Blanche Festival de La Roque d 'Anthéron © Valentine CHAUVIN

Alexandre Kantorow Carte Blanche Festival de La Roque d ‘Anthéron © Valentine CHAUVIN

La poésie reste le fil conducteur de ce mini-récital, avec la Suite pour deux pianos n° 1 opus 5 de Sergueï Rachmaninov, dont chaque « tableau » (la pièce est sous-titrée « Fantaisie-tableaux ») est précédé d’une citation de poète, Mikhaïl Lermontov, Lord Byron, Fiodor Tiouttchev, Alexeï Khomiakov.

Chopin inspire la Barcarolle qui traduit le Chant de la gondole de Lermontov qui « glisse sur les ondes et l’amour fait s’envoler le temps », tandis que La nuit…L’amour rappellent le rossignol de la poésie de Lord Byron, « C’est l’heure où parvient des ramures / La note aiguë du rossignol », et que Larmes traduit les déplorations de Tiouttchev, « Vous coulez comme des torrents de pluie / Dans les ténèbres d’une nuit d’automne » et que lumineux, Pâques de Khomiakov sonne ses cloches à toute volée de ses « accents éclatants, mélodieux et argentins », comme un écho à La grande Porte de Kiev de Modeste Moussorgski.
En bis, les deux pianistes croisaient leurs univers dans une composition de Lucas Debargue, Concours de circonstance : « J’ai superposé, coupé, mêlé, la 1ère Sonate de Brahms pour Alexandre et Gaspard de la nuit de Ravel pour moi, en une petite fantaisie. » Le plaisir de jouer ensemble se double d’une évidente jubilation. Les deux artistes tout au long de leur duo semblent partager non seulement les musiques mais aussi leurs lectures, ajoutant leur humour, leurs rêveries, interprètes géniaux et complices.

Alexandre Kantorow Carte Blanche Festival de La Roque d 'Anthéron © Valentine CHAUVIN

Alexandre Kantorow Carte Blanche Festival de La Roque d ‘Anthéron © Valentine CHAUVIN

Formations chambristes

La finesse d’Alexandre Kantorow ne se manifeste pas seulement dans son jeu, mais aussi dans sa capacité à réunir des interprètes de premier plan dans des répertoires qui leur sied à la perfection. C’est Liya Petrova (violon) et Aurélien Pascal (violoncelle) qui rejoignaient le pianiste dans le Trio concertant n° 1 en fa dièse mineur de César Franck. Le velouté du violoncelle en sublimes unissons avec le violon s’accorde à la profondeur du piano qui marque d’abord un rythme ostinato sur lequel naît la mélodie. Les trois musiciens se connaissent bien, ont l’habitude de jouer ensemble et leur fusion apparaît naturelle, avec une liberté de ton, de jeu, totalement virtuoses. La forme cyclique de l’œuvre permet des clins d’œil des échos soulignés, des sourires en connivence. «Inaugurant les bis intermédiaires », le trio offrira le lyrisme éblouissant de la 1ère variation du thème et variation du Trio que Tchaïkovski dédia à son grand ami Nikolaï Rubinstein.

Après l’entracte, Alexandre Kantorow faisait le pari de réunir sur le Quatuor pour piano et cordes n° 2 en la majeur opus 26 de Brahms des musiciens qui n’avaient jamais joué ensemble, Daniel Lozakovich (violon), Lawrence Power (alto) et Victor Julien-Laferrière (violoncelle). Les colorations dansantes, les éclairages qui hésitent entre le clair-obscur et la luminosité beethovénienne, accordent à l’œuvre une allure plus concertante que chambriste où les voix des instruments dialoguent avec élégance. Les vastes respirations méditatives se fondent aux souffles nocturnes.

Alexandre Kantorow Carte Blanche Festival de La Roque d 'Anthéron © Valentine CHAUVIN

Alexandre Kantorow Carte Blanche Festival de La Roque d ‘Anthéron © Valentine CHAUVIN

La poésie de la soirée trouve son acmé lors de l’ultime rappel : tous les instrumentistes du concert se rassemblent en cercle autour du piano. Alexandre Kantorow joue encore une pièce de son cher Brahms, l’Intermezzo en mi bémol majeur. En préambule Brahms avait glissé deux vers d’une berceuse écossaise : « dors paisible mon enfant, dors paisible et sage, j’ai tant de peines à pouvoir pleurer ». Temps suspendu…

Un piano et un orchestre

Pour la première fois la conque de La Roque accueillait le Verbier Festival Chamber Orchestra et son chef, Gábor Takács-Nagy. Quel orchestre ! On l’entendit en deuxième partie dans la Symphonie n° 1 en ut mineur de Brahms, subtil, éclatant, passant par tous les registres avec la même aisance : les ombres violentes du premier mouvement, la tendresse du deuxième, le « poco allegretto e grazioso » qui passe du la bémol majeur au si majeur du troisième, les citations du quatrième de la Neuvième de Beethoven… Les six violons autour du premier violon sonnent comme ceux d’un orchestre symphonique complet, chaque pupitre brille avec virtuosité en un équilibre qu’instaure le chef qui danse, mime, vit totalement la partition.

Alexandre KANTOROW, le Verbier Festival Chamber Orchestra et son chef, Gábor Takács-Nagy ©Pierre MORALES 2024

Alexandre KANTOROW, le Verbier Festival Chamber Orchestra et son chef, Gábor Takács-Nagy ©Pierre MORALES 2024

Ces élans suivaient le brio d’Alexandre Kantorow en première partie de soirée dans le Concerto pour piano et orchestre n° 5 en fa majeur opus 103 de Camille Saint-Saëns. Le compositeur y narre son voyage en Égypte, pays qu’il connaissait bien. Ce parcours musical passe par des cartes postales d’un exotisme convenu qui sont autant de notes espiègles du compositeur qui harmonise et orchestre avec profondeur un chant nubien, nimbe de nostalgie les paysages qui sont autant des lieux visités que des idées fantasmées des mythologies orientales. Le piano, limpide, converse avec les autres instruments, jongle entre les éléments populaires, une élégante nostalgie et un lyrisme en demi-teinte. Juste sublime !

Concerts donnés le 4 et le 5 août, parc de Florans, Festival international de piano de La Roque d’Anthéron  

Alexandre KANTOROW, le Verbier Festival Chamber Orchestra et son chef, Gábor Takács-Nagy ©Pierre MORALES 2024

Alexandre KANTOROW, le Verbier Festival Chamber Orchestra et son chef, Gábor Takács-Nagy ©Pierre MORALES 2024