L’art de la digression musicale
Lorsqu’André Manoukian donne un spectacle, le public se déplace en foule. Le Grand Théâtre de Provence était comble lors des deux représentations des Pianos de Gainsbourg, proposition issue du dernier opus du musicien paru en 2021. Le principe en est simple : « un tiramisu » expliquait le pianiste, « une tranche de musique instrumentale, deux chansons, encore de l’instrumental et ainsi de suite ». Les chanteuses choisies pour l’occasion (Débora Leclercq, Elodie Frégé, Nesrine Belmokh, Awa Ly), toutes de celles dont la voix lui « fait transpirer la moustache » (dixit le cicerone malicieux du haut de son piano), se prêtaient au jeu de l’interprétation, voire de la réinterprétation de morceaux célébrissimes de l’Homme à la tête de chou. Toutes souhaitant chanter la même chanson, elle sera donnée en fin de show à quatre voix, une Javanaise reprise par un public enthousiaste. 

Ce véritable show dans lequel le pianiste joue aussi le rôle d’entertainer, deux musiciens participaient à l’aventure, Pierre-Alain Tocanier à la batterie et Gilles Coquard à la contrebasse. En ouverture les trois complices campaient le décor par un jazz délicatement ouvragé créant une atmosphère feutrée de club de jazz. La vie de Serge Gainsbourg est évoquée, sa « période bleue » dans laquelle seront puisées les escapades jazziques du concert, hommage aux débuts du compositeur dans les clubs de jazz, à l’instar de son père. « C’est un peu notre Miles Davis à nous, sourit André Manoukian, il a su poser sa marque sur tous les styles qu’il a arpentés».

André Manoukian @ Yann Orhan

André Manoukian @ Yann Orhan

Les reprises par les instruments séduisent par leur élégante fluidité. Le piano se délecte de ses propres variations tandis que batterie et contrebasse ne cessent de se réinventer. Pédagogue et vulgarisateur hors pair, André Manoukian fait entendre la diversité des gammes occidentales et orientales, aborde quelques anecdotes de l’histoire de la musique, « cet art qui fleurit en temps de paix et sait si bien unir les peuples en attisant leurs curiosités mutuelles et se nourrissant de rencontres ».

Voici apparaître les cymbales, guerrières à la tête des janissaires ottomans qui conquièrent les terres convoitées par les sultans des différentes dynasties turques, puis adoptées par les orchestres classiques d’Europe qui se voient dans l’obligation d’augmenter leurs effectifs afin d’équilibrer les pupitres face à la puissance sonore de ces nouveaux instruments ! Les digressions se multiplient, amenées par le malicieux refrain « vous avez cinq minutes ? ». La première « nuit » de Gainsbourg et Jane Birkin, racontée par cette dernière à l’infatigable conteur, les débuts de Juliette Gréco présentée par Merleau-Ponty qui, outre être le « père » de la phénoménologie, dansait remarquablement bien, à Sartre qui, en lui demandant si elle était chanteuse, la persuada d’emprunter cette voie, lui proposant des textes d’auteurs (il créera lui-même pour elle le seul texte de chanson qu’il ait jamais écrit, « Rue des Blancs Manteaux »).

Les pianos de Gainsbourg @ M.C.

Les pianos de Gainsbourg @ M.C.

La taille de la salle du GTP s’oublie, on est installé dans une familiarité amicale où des amis se taquinent, se racontent, passent d’une histoire à une autre, n’hésitent pas à énoncer quelques blagues potache à oser une image aux colorations grivoises.
On retiendra l’ambiance feutrée des compositions instrumentales, la pureté de la voix de Nesrine dont le violoncelle apprivoise les classicismes des deux rives de la Méditerranée, son vibrato naturel qui n’en fait jamais trop et laisse la musique vivre sans lui rajouter d’intentions mièvres ou racoleuses, et la finesse des interprétations d’Awa Ly, pépite de jazz sous le blue moon…

Concert donné les 26 et 27 novembre au Grand Théâtre de Provence

André Manoukian @ X-D.R.

André Manoukian @ X-D.R.