Deux violons et une guitare

Deux violons et une guitare

En première mondiale à l’Ouvre-Boîte jouait le duo Jean-Christophe Gairard et Tcha Limberger 

La caractéristique de l’Ouvre-Boîte est de réserver un accueil particulier aux créations et aux rencontres. Celle des violonistes Jean-Christophe Gairard et Tcha Limberger est à marquer d’une pierre blanche. Leur rencontre en 2008 en Transylvanie a scellé une complicité fondée sur leur passion commune pour le violon et le son non amplifié. L’amour des musiques pratiquées chez les Hongrois ou les Roumains de Transylvanie a même détourné Jean-Christophe Gairard de ses études de pharmacie et l’a converti à la carrière de musicien.

« Nous allons jouer des morceaux de la musique que l’on aime, sourit Tcha Limberger, un peu de musique modale, beaucoup de musiques de Transylvanie, de Roumanie, de Grèce… même un peu de musique tzigane. Il ne faut pas se leurrer, on baptise tout musique tzigane, alors que les Tziganes jouaient la musique des pays dans lesquels ils se trouvaient pour répondre aux attentes des gens, à Paris, ils jouaient du musette, dans les pays slaves de la musique slave… ».
Même si jouer en duo était, d’après les deux musiciens, un « challenge », le résultat fut captivant et subjugua l’assistance de l’Ouvre-Boîte. Une chanson tzigane pour le coup, en romani, évoque les malheurs de la guerre et des mères qui pleurent leurs fils et leurs maris, écho aux remuements actuels du monde. Sur leurs «instruments sans câble », les musiciens passent d’une chanson grecque, du « prérébétiko », née à Istanbul avant la grande catastrophe (1922, le sac de Smyrne) qui chassa les Grecs de la Turquie, à une chanson venue de Roumanie. On voyage allègrement entre les sonorités et les contrées.

Duo Limberger/ Gairard

Duo Limberger/Gairard © DR

La voix de Tcha, parfois rejointe par celle de son complice, se glisse avec une souple aisance dans tous les timbres, reprenant la voix des chansons traditionnelles d’Épire lorsqu’une histoire de Klephtes (ces montagnards insurgés de la Grèce sous domination turque et qui se livraient au brigandage) se dessine, puis celle d’une complainte aux accents slaves, on l’entendra lors du bœuf impromptu et festif après le concert avec le clarinettiste et professeur de jazz Jean-François Bonnel et deux de ses élèves sur des musiques de jazz avec la même virtuosité.
À tour de rôle les deux musiciens laissent le violon pour une guitare, les doigts courent, les archets volent, une corde aura même la fantaisie de se casser d’enthousiasme. Les mélodies s’accélèrent se transforment en joutes espiègles lors desquelles chacun éprouve la rapidité et l’endurance de l’autre. Quel panache ! C’est fin, léger, profond, virtuose, complice. Un pur bonheur ! 

8 & 9 février, L’Ouvre-Boîte, Aix-en-Provence

Duo Limberger / Gairard © DR

Traversées marines

Traversées marines

Avec l’impression de « revenir à la maison », le multiinstrumentiste et compositeur Miquèu Montanaro présentait en avant-première à l’issue de sa résidence au Chantier de Correns qu’il a dirigé durant de nombreuses années, sa dernière création, Mar, Simfonia Maritima

En préambule le musicien apportait quelques explications « Je suis né au bord de la mer. Depuis tout petit je m’y suis baigné. Maintenant, je n’y arrive plus » … 

Une série de poèmes en provençal est née au fil des actualités tragiques qui hantent les eaux de la Méditerranée.

Autour de ces poèmes, le fil des mélodies s’est tissé.

Le compositeur improvise sur l’instrument traditionnel qu’est le galoubet-tambourin dont il métamorphose les accents par des boucles électro, utilisant un ensemble de flûtes de tailles différentes, « mais toutes à trois trous », et mêle son jeu à celui des sons enregistrés de la guitare électrique (Fabien Mornet), de la contrebasse (Romain Berthet), des violon et violon baryton (Baltazar Montanaro), de la flûte traversière (Miquèu Montanaro) et des tambourins (Frédéric Nevchéhirlian et Christian Sébille).

Miquèu Montanaro à Correns le 24 novembre

Miquèu Montanaro à Correns le 24 novembre ©MC

Les poèmes sont en provençal mais portés par des voix de locuteurs issus de diverses régions de l’Occitanie : « si les mots ne changent pas, les intonations changent et donnent une saveur, une géographie différente » sourit le poète.

Seul en scène, Miquèu Montanaro utilise les fonctionnalités toutes nouvelles du Logelloop mis au point par Philippe Ollivier : les mélodies, les voix des récitants et les rythmes pré-enregistrés apportent leurs tessitures et leurs harmonies, liées intimement aux images vidéo projetées sur une toile qui occupe tout le mur de scène. Le son du tambour éclot derrière les spectateurs bientôt accompagné d’une flûte aérienne. Homme-orchestre, le musicien monte sur scène, semble invoquer le grand poème de la mer avant que les images répétitives et hypnotiques des fonds marins et des vagues ne viennent ombrer le plateau de leurs écumes.

Miquèu Montanaro à Correns le 24 novembre

Miquèu Montanaro à Correns le 24 novembre© MC

Le sable laisse entendre les pas d’un être absent, les eaux impriment leur ressac aux amarres, reflètent la silhouette d’un bateau vide, les vagues se fracassent sur des rochers, contrastant avec l’apparente innocuité des étendues bleues. « Avant l’aube, le corps dans la vague mauvaise » est observé par le récitant : « le corps venait de l’autre côté du monde, de l’autre côté de l’espoir » … La mer des mythologies se transforme en cimetière, les volutes harmoniques se font incantatoires, épousent les émotions, composent un poème symphonique bouleversant, hymne à la liberté des peuples et des êtres. Il s’agit cependant d’une symphonie et non d’un requiem. La fin est emplie d’espérance et de fraternelle humanité. Une pépite !

Le 24 novembre, Correns   

Miquèu Montanaro à Correns le 24 novembre

Miquèu Montanaro à Correns le 24 novembre©MC

Elle a dit « NON! »

Elle a dit « NON! »

Andromaque de Racine passionnément interprétée au Jeu de Paume dans la subtile mise en scène d’Yves Beaunesne

Ils aiment tous mais sans réciprocité : le célèbre résumé, Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector, tué par le père de Pyrrhus, installe d’emblée la pièce dans un cercle d’impossibilités que rien se peut résoudre. Chacun s’enferme dans l’orbe de sa passion jusqu’à la folie. La démesure, l’hybris de la Grèce antique, se déploie alors, défiant la mesure, et mène, inexorable, à la tragédie qu’irrigue de son souffle l’ampleur des vers de Racine.

 

Aux sources orientales

La scénographie s’inspire de la cour d’un palais de Beyrouth, verrière élégante dont les vitres en partie brisées laissent percevoir dans l’ombre les musiciens qui, entre chaque acte de la pièce, se livrent à de courts intermèdes chantés, accompagnés par un accordéon et un violoncelle. La performance des acteurs qui passent de la « partition » racinienne pliée avec aisance au tempo de l’alexandrin, à la partition musicale est à saluer : aucune rupture de ton, mais une élégante fluidité. La musique composée spécialement pour cette œuvre par Camille Rocailleux sait préserver les couleurs de la mise en scène par un tissage très fin entre les voix et les instruments, renvoyant par ses mélodies et ses accords aux sources antiques. Le texte des chants condense quelques extraits de l’Andromaque d’Euripide. Les sonorités du grec ancien dans sa prononciation érasmienne ancrent le sujet dans son histoire, tandis que les mots de Racine prennent un tour tragiquement actuel : lorsqu’Andromaque rappelle « cette nuit cruelle » où sa ville, Troie, prise par les Grecs, fut détruite, les « cris des vainqueurs » se mêlant « aux cris des mourants », combien d’échos actuels sont éveillés en nous !

Andromaque au Jeu de Paume

Andromaque © Dominique Houcmant

Transmettre

On pouvait s’étonner au départ du choix d’Yves Beaunesne pour incarner le confident d’Oreste de Jean-Claude Drouot, l’immense acteur qui ne peut en aucun cas être réduit à la mythique série Thierry la Fronde dont il fut le héros. Pylade est en effet l’ami d’Oreste. « Il n’est pas contradictoire d’imaginer un ami beaucoup plus âgé. Pylade met en garde Oreste, tente de le modérer, de l’avertir. Son expérience lui donne une épaisseur », explique le metteur en scène. On se laisse séduire par ce choix. Pylade (Jean-Claude Drouot) fait figure de sage, sacrifié (seule entorse à la pièce de Racine) par la folie d’Oreste, il meurt en essayant de protéger son ami de lui-même. L’intrigue est portée avec puissance par la talentueuse phalange de comédiens réunis par le metteur en scène ; Milena Csergo , épaulée par sa confidente Céphise, Johanna Bonnet-Cortès, campe une Andromaque hiératique et émouvante, murée dans son refus d’épouser Pyrrhus, bouleversant Léopold Terlinden capable de tout sacrifier à son amour, malgré les injonctions de Phoenix, son gouverneur, Christian Crahay, tandis que, tout aussi excellent, Oreste, interprété par Adrien Letartre, donne la réplique à une Hermione fantasque, Lou Chauvain, qui oscille entre l’attitude d’une noble princesse et celle d’une enfant capricieuse et butée, secondée par sa confidente, Cléone, spirituelle Mathilde de Montpeyroux. Ces deux dernières apportent la dimension du rire et de l’humour de la pièce.

La légèreté accorde par effet de miroir davantage de profondeur aux enjeux, souligne la spirale de la folie qui emporte tout, sous le regard muet du jeune Astyanax (Niccolo Wagner à l’écran) projeté sur le décor de fond de scène, catalyseur de toutes les tensions. C’est lui dont les Grecs par l’entremise d’Oreste veulent la tête, craignant que, devenu grand, l’enfant ne souhaite venger son père, Hector et sa ville, Troie. Son sort devient objet de chantage de la part de Pyrrhus… Le passé hante le présent, sa cruauté infinie empoisonne les survivants et leurs relations : la guerre de Troie continue ses ravages bien après sa fin. Les blessures ne se referment jamais vraiment… Hermione souhaiterait que l’Épire, royaume de Pyrrhus, soit une nouvelle Troie, et elle une sorte de seconde Hélène, tandis que Pyrrhus cherche à abolir cette relation au passé : il souhaite détruire la mémoire de ses actes anciens pour une nouvelle naissance scellée par un mariage avec Andromaque. Cette dernière, femme, captive, assujettie à un destin qu’elle ne maîtrise plus, dit « non » et par là, infiniment contemporaine, dresse une image neuve et intemporelle de la résistance.

Andromaque au Jeu de Paume

Andromaque © Dominique Houcmant

 La finesse du jeu des acteurs, la limpidité de leur diction, l’intelligence des textes, la pertinence des variations, la beauté des lumières qui sculptent l’espace scénique, tout concourt à construire une lecture aiguisée de la pièce de Racine. Un diamant taillé !

Du 2 au 4 février, Jeu de Paume, Aix-en-Provence

Mirages en clair-obscur

Mirages en clair-obscur

Présenté comme une comédie musicale, Lovetrain2020 d’Emanuel Gat, spectacle composé sur des tubes du duo anglais des années 80, Tears for Fears, était repris avec bonheur au Grand Théâtre de Provence

Comédie musicale sans histoire mais rythmée de temps forts, cette pièce du fondateur de la compagnie Emanuel Gat Dance s’articule entre les temps musicaux et les temps de silence. Les évolutions des danseurs ne sont jamais en paraphrase de la musique et créent leurs propres sonorités lors des silences par les respirations, le bruit des pas sur le sol, le frottement des tissus. 

Tout naît dans l’ombre, les personnages s’agitent derrière de longs pans sombres qui laissent quelques passages, quatre portes hautes et étroites, d’où sourd une lumière grise. Une abondante fumée plane sur tout cela, ajoutant au caractère onirique de l’ensemble. Le premier personnage à sortir pour se retrouver sur la partie visible du plateau reste immobile alors que la musique pulse ses tempi entraînants. La dichotomie entre le mouvement de la musique et l’immobilité du personnage établit d’emblée une tension qui emporte le spectateur dans un imaginaire que viennent peupler de couleurs et de formes les somptueux costumes aux allures baroques rêvés par Thomas Bradley. Chaque personnage est un tableau vivant qui s’anime avec verve, conjugue ses voltes avec ses complices.

Lovetrain © Julia Gat

Lovetrain © Julia Gat

Les quatorze danseurs s’orchestrent en mouvements d’ensemble sublimes, baignés dans un clair-obscur qui flatte les émergences. La perfection plastique des gestes nourris de grammaire classique, néo-classique, contemporaine, indienne voire égyptienne, emporte le spectateur dans une galerie d’art mouvante et moirée. Les groupes se font et se défont, les courses folles soudain se figent, transformant la scène en haut-relief saisissant. Les protagonistes se retrouvent parfois seuls ou en nombre réduit pour des pas de deux, des trios, des quatuors qui se cherchent, se trouvent, se séparent, s’éparpillent, se diluent dans les ombres… Une pépite !

Un bord de plateau riche

Le chorégraphe venait ensuite se plier au jeu des questions avec le public. Lorsque le sujet de ses diverses casquettes pour ce spectacle, il en a conçu aussi les lumières, véritable chorégraphie scénographique, il répond : « J’aime le terme et le métier de chorégraphe, je touche aussi ce qui est autour de la seule création chorégraphique ».
Le titre aussi intrigue : « Lovertrain prend son nom de la dernière chanson du spectacle, Sowing the seeds of love, explique-t-il. J’ai aimé que cela ne veuille rien dire et que ce soit en même temps un terme très concret qui s’est traduit par un éclat d’idées visuelles et chorégraphiques. » Poursuivant ses éclaircissements à propos de sa démarche il reprenait : « Le silence est un outil dramaturgique, il apporte une dynamique autre. Les pauses dans la musique sont nécessaires : la danse se perçoit différemment sans musique, la chorégraphie prend le pas sur elle, devient autonome dans sa gestuelle et sa dynamique. Sans musique on ‘écoute’ la danse.

Lovetrain © Julia Gat

Lovetrain © Julia Gat

Lovetrain © Julia Gat

Lovetrain © Julia Gat

Dans mon travail je suis ce qui se passe dans le travail au studio. Ma démarche est celle de la rencontre : une observation de l’extérieur de ma part, une observation de l’intérieur pour mes danseurs. La logique chorégraphique vient de leur écoute entre eux. La dynamique du groupe est mon outil de travail. Cela fonctionne comme pour une équipe de foot : le groupe a des objectifs, il s’agit de faire quelque chose ensemble. L’information n’est pas centralisée, pas même pour moi, le travail est conçu comme un système horizontal. Nous travaillons vraiment ensemble. »

Le 30 janvier, Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence

Lovetrain © Julia Gat

Lovetrain © Julia Gat

De l’amour et pas un téléphone!

De l’amour et pas un téléphone!

Au Petit Duc la « contre-diva du jazz », Cathy Heiting, présentait un nouveau répertoire de créations : Unconditional

EP à la clé, spectateurs en salle et sur écrans (la chaîne du Petit Duc permet une multiplication exponentielle du public), la soirée programmée par l’irrésistible duo Myriam Daups et Gérard Dahan affichait complet. Il est vrai que l’annonce de la venue de Cathy Heiting, une fidèle du lieu, est toujours attendue, tant cette artiste inclassable a su séduire par sa verve et la qualité irréprochable de son travail. Avec sa voix qui arpente sans effort apparent les trois octaves, la chanteuse se meut avec autant d’aisance dans le jazz, le funk, le lyrique (on a toujours un souvenir ému de Bizet était une femme où virtuosité vocale et instrumentale subjuguaient jusqu’aux zygomatiques mis à rude épreuve !), et explore tous les genres, accorde sa lecture de standards de la pop (sa reprise de « 1/2/3drink »  (Chandelier de Sia) a fait date), écrit, crée, sait réunir autour d’elle la fine fleur des musiciens et créer avec et entre eux une complicité sensible. 

Pour l’occasion elle réunit Sylvain Terminiello (double bass), Samuel Bobin (batterie), Renaud Matchoulian (guitare électrique), Ugo Lemarchand (piano et saxophone ténor). Chacun apporte sa contribution aux arrangements, aux compositions rêvées à deux ou trois. L’écoute de l’autre, la liberté laissée à l’improvisation, la sûreté des ensembles qui jouent sur les textures, les harmonies, les contre-chants, les variations, offrent une palette pailletée profondément ancrée dans l’inspiration jazzique. Les solos ne cherchent pas à éblouir par leur virtuosité technique, elle semble si naturelle, mais travaillent les couleurs, abordent l’intime avec une sobre élégance.

Cathy Heiting et Sylvain Terminiello au Petit Duc © Mitch Bis

Cathy Heiting et Sylvain Terminiello au Petit Duc © Mitch Bis

Le thème de la nouvelle création tient de la gageure tant l’époque est troublée : articuler tout un répertoire sur le thème de l’amour peut aussi prendre des allures révolutionnaires alors que le monde se déchire !

Cet amour est inconditionnel, réunit certes les amoureux, mais aussi les familles, les êtres, le monde. « Nous allons évoquer l’amour sous toutes ses formes, explique en introduction l’espiègle musicienne, carré, rond, rectangulaire… ». On commence par des roses, celles qui évoquent les personnes empathiques, The rose, puis on remonte une histoire d’amour depuis sa fin jusqu’à ses débuts en trois chansons, un texte est dédié à France, la sœur disparue l’an dernier de la chanteuse, deux morceaux sont consacrés à ses deux fils, un passage « quizz » reprend My Funny Valentine ce qui donne l’occasion d’un magnifique duo contrebasse, voix…

Cathy Heiting au Petit Duc © Mitch Bis

Cathy Heiting au Petit Duc © Mitch Bis

On passe par tous les registres avec fluidité. On se laisse porter par les mélodies, happer par les rythmes, surprendre par les enchaînements. Le morceau de rappel est le seul en français, sur un poème de Samuel Bobin, sublime…

Cathy Heiting choisit ici un retour à l’épure, à un jazz lumineux qui nous touche. Et c’est très beau.

26 janvier, Petit Duc, Aix-en-Provence

Cathy Heiting Quintet au Petit Duc © Mitch Bis

Cathy Heiting Quintet au Petit Duc © Mitch Bis