Du vert au théâtre

Du vert au théâtre

Théâtre pour enfants ? Pas si sûr ! La metteuse en scène Agnès Régolo porte au théâtre avec son excellente Compagnie du jour au lendemain la pièce de Carlo Gozzi, L’Oiseau Vert (L’Augellin Belverde, (« L’oiselet Beauvert ») 1765). Une occasion de se plonger dans le théâtre italien du XVIIème et de se délecter d’une forme qui emprunte à la fable et à la commedia dell’arte dans une mise en scène aussi inventive que génialement sobre et efficace.

Détestations de plume

Resté dans l’ombre de Goldoni, son rival à Venise, Gozzi est très peu connu en France alors qu’il avait davantage de succès que le « Molière italien » dans son propre pays au point que ce dernier s’exila à Paris en 1762. Les deux dramaturges n’ont cessé de s’opposer, le premier défendant la nouveauté au théâtre, le second préférant la tradition. Goldoni se vit reprocher de renier d’une certaine manière les traditions italiennes de la commedia dell’arte en choisissant des thèmes et des formes très écrites contre les pratiques d’improvisation des troupes italiennes telle la troupe des Sacchi revenue du Portugal (en effet, les pièces de l’étoile montante que fut Goldoni réduisaient au chômage des spécialistes de commedia dell’arte, sic !).

Gozzi animé d’une indéfectible haine à l’encontre des « poètes larmoyants » qui attribuaient « les filouteries, les fourberies et le ridicule à (leurs) personnages nobles et les actions héroïques, sérieuses et généreuses à (leurs) personnages plébéiens », se précipita chez les Sacchi dès leur retour à Venise et leur proposa sa première fable allégorique où chaque scène, réduite à son ossature, offrait de fantastiques plages d’improvisation aux « masques ». Ainsi naquit au Teatro Sant’Angelo L’Amour des trois oranges dont L’Oiseau Vert est une suite. (C’est cet Amour des trois oranges qui a inspiré à Prokofiev son opéra éponyme. Parmi les pièces de Gozzi il faut noter aussi Turandot que l’on verra sublimement orchestré par Puccini dans son dernier opéra)

Par réaction au siècle des Lumières et au théâtre de Goldoni qu’il déteste, Carlo Gozzi s’affirme comme un irréductible partisan de la hiérarchie sociale et de sa permanence. Atrabilaire en diable, il écrit pour manifester son désaccord.

Carlo Gozzi © X-D.R.

Carlo Gozzi © X-D.R.

Contre un Goldoni qui n’a de succès selon lui que par sa légèreté et son ignorance, il va servir à ce public des « enfantillages » et instaure ce qui sera nommé le « théâtre fiabesque » (de fiaba, la fable), adaptation de contes avec les personnages dépourvus de nuances de la commedia dell’arte, représentant des types de caractères mais aussi les diverses nationalités italiennes avec leurs différents accents.

On les retrouvera donc aussi dans L’Oiseau Vert : Brighella (le Bergamasque) qui sera ici conseiller poète et astrologue au service de la reine-mère, Pantalon (le Vénitien), premier ministre du roi qui sera nommé pour l’occasion Spoldi, Tartaglia (traditionnellement affligé d’un bégaiement et classé parmi le groupe des anciens et originaire de Naples) roi de Monterotondo, mari de Ninette et père des jumeaux, Truffaldin (de « truffa », le fourbe, premier nom d’Arlequin, qui sera ici Galiano), le charcutier, père adoptif des jumeaux…
Le combat idéologique contre les Lumières est ainsi porté au théâtre ! Avec ses 19 représentations la pièce remporte un véritable triomphe pour l’époque !

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Le merveilleux au théâtre

Le sujet est celui d’un conte : le roi de Monterotondo, Tartaglia (ici roi Massimo par Kristof Lorion) est parti depuis 19 ans à la guerre. Profitant de son départ, la reine-mère, Tartagliona (Olympia au Jeu de Paume) a fait enfermer vivante dans un trou sous l’évier des cuisines du palais l’épouse du roi, Ninetta (Antonia dans notre version) qui n’a survécut que grâce au secours d’un énigmatique Oiseau Vert (Antoine Laudet qui campe aussi avec humour Angelo, sorte de « poète rockeur » plus intéressé par l’héritage d’Olympia que par ses charmes).

Ses deux enfants remplacés par des chiots dans leur berceau auraient dû, selon les ordres de la reine être tués par Pantalon, le ministre du palais, qui les a confiés au fleuve, enveloppés dans une toile cirée. Un couple de charcutiers, Galiano (Pascal Henry) et Smeraldine (Catherine Monin), sans doute le seul personnage vraiment humain et désintéressé de la pièce, les trouvent et les adoptent. Mais les jumeaux, Barberina et Renzo, qui ont grandi en lisant les philosophes, loin d’être reconnaissants, ne sont guère affectueux et s’enferment dans une rhétorique froide et sectaire. Galiano, excédé, les chasse au moment où le roi rentre de guerre. Ils sont à la rue mais ne cèdent en rien à un quelconque apaisement de leurs propos intransigeants.

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Un émissaire de l’oiseau vert leur donne une pierre qui, jetée sur la place en face du palais royal, devient à son tour un somptueux château. Enivrés de cette nouvelle et inattendue puissance les jeunes gens restent insupportablement capricieux et exigeants. Bref, les péripéties suivent le schéma classique du conte, épreuves, trahisons, revirement salvateur et fin « heureuse », la reine-mère sera transformée en tortue (en grenouille dans la version d’Agnès Régolo), le roi retrouve sa femme et abandonne ses prétentions sur sa fille qui tombe amoureuse de L’Oiseau Vert, un prince emprisonné sous cette apparence par le maléfice d’un ogre qu’il avait contrarié.  

Les caractères monolithiques des personnages offrent aux acteurs des performances jubilatoires d’un manichéisme déjanté : chacun s’enferme dans ses certitudes, n’écoute personne, se jette dans les actions les plus inconsidérées avec une fougue adolescente. C’est là sans doute que ce théâtre garde sa modernité : « ni infantile, ni futile, L’Oiseau Vert affronte avec une irrépressible gaieté un monde sinistre » explique Agnès Régolo dans sa note d’intention. Dans un univers où la guerre bouleverse les vies, où les étroitesses, la cupidité, la soif de pouvoir, l’égoïsme dominent, le principe de l’action, du mouvement, impulsé par les personnages principaux, tout intransigeants et aveugles à toute empathie qu’ils sont, amène l’histoire à se redessiner.

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

La force de la joie prime et le public se délecte de ce bouillonnement tournoyant où sont exploités les grands mythes, mère abusive, Pygmalion, quête initiatique, métamorphose… Au centre du fond de scène un cercle ouvert de trois mètres de diamètre permet aux protagonistes de faire leurs entrées et de mener certains passages performés comme enserrés dans le médaillon illustrant les pages d’un conte, mais aussi par un jeu de lumières et de projections d’images, il transforme la scène, la menant d’un palais à un autre, d’une place centrale de la ville à une grotte, en un changement fluide de décors tandis que la scène occupée par une ombre noire et luisante peut évoquer les eaux d’un fleuve, les parquets cirés d’une salle princière, les obscurités inquiétantes de l’antre d’un ogre…

On se laisse happer par le récit fantastique où les pommes chantent et l’eau danse, où les statues deviennent humaines, tantôt messagères (inénarrable Calmon par Salim-Eric Abdeljalil, qui semble sorti d’un livre d’images), tantôt objet se refusant aux caprices d’un humain (Pompéa convoitée amoureusement par Renzo qui voudrait jouer au Pygmalion, jouée par Johanna Bonnet aussi reine-mère et reine, merci à Freud de ne pas encore être passé par là !), où une femme peut croupir 19 ans sous un évier de cuisine, où une pierre jetée fait apparaître un palais…

L'Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

L’Oiseau Vert © Compagnie du Jour au Lendemain

Les costumes de Christian Burle soulignent la narration avec une qu’enrichissent les brèves incises dansées, dues à Georges Appaix, traduisant les états d’âmes des personnages (ainsi, les délicates évolutions de Barberina et L’Oiseau Vert, découvrant leur amour réciproque). La mise en scène est vive, brillante, tisse une partition sur laquelle les acteurs, tous excellents, se lancent dans une interprétation pétillante où les personnages du conte prennent une épaisseur qui les rapproche des préoccupations actuelles. Les jeunes spectateurs sont embarqués dans le récit, rient, s’émeuvent du baiser échangé par les tourtereaux.

Lors du bord de plateau qui leur est proposé à la fin de la représentation du mardi après-midi, ils interrogent la metteuse en scène sur le consentement. « Tout a été voulu, décidé», sourient les acteurs et actrices. « Vous vous rendez compte du pouvoir du théâtre ! remarque Agnès Régolo :  vous voyez bien davantage sur vos smartphones, vos tablettes ou à la télévision, mais vous n’avez pas la même réaction. » S’il est demandé pourquoi avoir choisi une pièce du XVIIIe afin de parler d’aujourd’hui, elle rétorque : « le théâtre ne se modernise pas il est moderne, les acteurs, le public le sont… le texte a été retranché, retravaillé, de quatre heures de spectacle on est passé à une heure et demie. »

Bord de plateau L'Oiseau Vert au Jeu de Paume © M.C.

Bord de plateau L’Oiseau Vert au Jeu de Paume © M.C.

Les récritures s’immiscent dans les plages dédiées à l’improvisation, le texte mis en scène par Agnès Régolo foisonne de citations, on y entend des passages du poème de Du Bellay « Heureux qui comme Ulysse », des fragments de Victor Hugo… « Tout peut arriver, tout peut arriver » dit le ministre Spoldi. C’est ici aussi la magie du théâtre avec ses ruptures, ses éclats, son rythme irrépressible et sa manière de nous parler encore de nous par le biais du merveilleux.

L’Oiseau Vert a été joué et créé au Jeu de Paume (où la troupe a été invitée en résidence) du 22 au 26 novembre

Les 4 et 5 mars 2025 L’oiseau vert sera joué au Théâtre Durance.

Vous avez cinq minutes?

Vous avez cinq minutes?

L’art de la digression musicale
Lorsqu’André Manoukian donne un spectacle, le public se déplace en foule. Le Grand Théâtre de Provence était comble lors des deux représentations des Pianos de Gainsbourg, proposition issue du dernier opus du musicien paru en 2021. Le principe en est simple : « un tiramisu » expliquait le pianiste, « une tranche de musique instrumentale, deux chansons, encore de l’instrumental et ainsi de suite ». Les chanteuses choisies pour l’occasion (Débora Leclercq, Elodie Frégé, Nesrine Belmokh, Awa Ly), toutes de celles dont la voix lui « fait transpirer la moustache » (dixit le cicerone malicieux du haut de son piano), se prêtaient au jeu de l’interprétation, voire de la réinterprétation de morceaux célébrissimes de l’Homme à la tête de chou. Toutes souhaitant chanter la même chanson, elle sera donnée en fin de show à quatre voix, une Javanaise reprise par un public enthousiaste. 

Ce véritable show dans lequel le pianiste joue aussi le rôle d’entertainer, deux musiciens participaient à l’aventure, Pierre-Alain Tocanier à la batterie et Gilles Coquard à la contrebasse. En ouverture les trois complices campaient le décor par un jazz délicatement ouvragé créant une atmosphère feutrée de club de jazz. La vie de Serge Gainsbourg est évoquée, sa « période bleue » dans laquelle seront puisées les escapades jazziques du concert, hommage aux débuts du compositeur dans les clubs de jazz, à l’instar de son père. « C’est un peu notre Miles Davis à nous, sourit André Manoukian, il a su poser sa marque sur tous les styles qu’il a arpentés».

André Manoukian @ Yann Orhan

André Manoukian @ Yann Orhan

Les reprises par les instruments séduisent par leur élégante fluidité. Le piano se délecte de ses propres variations tandis que batterie et contrebasse ne cessent de se réinventer. Pédagogue et vulgarisateur hors pair, André Manoukian fait entendre la diversité des gammes occidentales et orientales, aborde quelques anecdotes de l’histoire de la musique, « cet art qui fleurit en temps de paix et sait si bien unir les peuples en attisant leurs curiosités mutuelles et se nourrissant de rencontres ».

Voici apparaître les cymbales, guerrières à la tête des janissaires ottomans qui conquièrent les terres convoitées par les sultans des différentes dynasties turques, puis adoptées par les orchestres classiques d’Europe qui se voient dans l’obligation d’augmenter leurs effectifs afin d’équilibrer les pupitres face à la puissance sonore de ces nouveaux instruments ! Les digressions se multiplient, amenées par le malicieux refrain « vous avez cinq minutes ? ». La première « nuit » de Gainsbourg et Jane Birkin, racontée par cette dernière à l’infatigable conteur, les débuts de Juliette Gréco présentée par Merleau-Ponty qui, outre être le « père » de la phénoménologie, dansait remarquablement bien, à Sartre qui, en lui demandant si elle était chanteuse, la persuada d’emprunter cette voie, lui proposant des textes d’auteurs (il créera lui-même pour elle le seul texte de chanson qu’il ait jamais écrit, « Rue des Blancs Manteaux »).

Les pianos de Gainsbourg @ M.C.

Les pianos de Gainsbourg @ M.C.

La taille de la salle du GTP s’oublie, on est installé dans une familiarité amicale où des amis se taquinent, se racontent, passent d’une histoire à une autre, n’hésitent pas à énoncer quelques blagues potache à oser une image aux colorations grivoises.
On retiendra l’ambiance feutrée des compositions instrumentales, la pureté de la voix de Nesrine dont le violoncelle apprivoise les classicismes des deux rives de la Méditerranée, son vibrato naturel qui n’en fait jamais trop et laisse la musique vivre sans lui rajouter d’intentions mièvres ou racoleuses, et la finesse des interprétations d’Awa Ly, pépite de jazz sous le blue moon…

Concert donné les 26 et 27 novembre au Grand Théâtre de Provence

André Manoukian @ X-D.R.

André Manoukian @ X-D.R.

Sous le sceau du Destin

Sous le sceau du Destin

Samedi 23 novembre la salle comble du GTP accueillait l’Orchestre national Avignon-Provence dirigé par sa cheffe, Débora Waldman, première femme à avoir été nommée à la tête d’un orchestre national en France, et la pianiste Shani Diluka. 
En préambule la délicate Meditacija (« Méditation ») que sa compositrice lettone Lūcija Garūta (1902-1977) avait écrite d’abord pour piano, son instrument, prenait un relief particulier dans sa version symphonique, portée par la phalange des vents, rejointe par les cordes. « La musique est le souffle de d’esprit » disait Lūcija Garūta qui étudia la composition à Paris. Avec l’orchestre, son lyrisme se teinte d’ombres dont la gravité s’inspire d’un romantisme russe où affleureraient les airs des traditions populaires baltes. Cette plongée dans une inspiration du XIXème est sans doute aussi une marque de résistance pour cette compositrice, l’une des premières reconnues dans les pays baltes, contre l’occupation russe au moment de la Seconde Guerre mondiale. 

Le temps d’un réajustement du nombre de musiciens, moins nombreux pour Mozart, Shani Diluka apportait son jeu velouté et au 23ème Concerto pour piano du compositeur de Salzbourg. Dès la cadence du premier mouvement, on est séduit par la capacité de l’artiste à entrer dans ce concerto dont Messiaen dira qu’il se place au tout premier rang des concertos pour piano ; c’est sans doute le plus parfait de tous, si non le plus beau !). Bien sûr, le célébrissime Adagio qui a été utilisé comme musique de film (L’incompris de Luigi Comencini, Le nouveau monde de Terrence Malick) ou même de ballet (Le Parc d’Angelin Preljocaj), convie à une somptueuse méditation où douceur, émotion se conjuguent en une poésie sublime. La pianiste et l’orchestre dialoguent avec justesse, usent de contrastes, se séparent, se fondent. Les phrasés savent s’alanguir ou s’emplir d’une joyeuse vivacité.

Débora Waldman © Lyohdo Kaneko

Débora Waldman © Lyohdo Kaneko

En rappel, la jeune pianiste offrira une ardente Danse du feu de De Falla dans son arrangement pour piano. Les frémissements des flammes et leurs éclats se transcrivent avec une impatiente élégance.
Après l’évocation ensorcelée, et un entracte, l’orchestre complété par des élèves de l’Institut d’enseignement supérieur de la musique-Europe et méditerranée (IESM), dessinait les variations implacables du destin par le biais de la Cinquième Symphonie de Tchaïkovski avec son thème cyclique revenant dans chacun des quatre mouvements, symbolisant la providence. Évitant les écueils de la lourdeur ou de la mièvrerie, Débora Waldman impulse avec une subtile précision des tempi qui mettent en valeur la puissance de l’orchestre mais aussi les parties solistes (magnifique cor solo de Mathilde Dannière, première femme à occuper ce poste dans un orchestre national en France). Les angoisses métaphysiques du compositeur hanté par la « fatum », qu’il décrivait comme « une épée de Damoclès qui reste suspendue au-dessus de notre tête » sont rendues sensibles dans les volutes tourmentées des partitions. Mais la lumière éclot en fin de compte : si l’œuvre débute par un mode mineur aux sombres reflets, elle s’achève par le mode majeur, esquissant la lumière derrière l’obscurité.
Un très grand moment !

Concert donné le 23 novembre au Grand Théâtre de Provence

Souverain en son royaume

Souverain en son royaume

Si on lui demande pourquoi avoir choisi de jouer le roman de Robert Pinget, Baga, plutôt que la pièce que l’auteur en avait tirée, Architruc, le comédien Pierre Béziers sourit : « c’est parce que nous avons, au Théâtre du Maquis, un goût particulier pour l’adaptation et qu’un roman à la première personne peut s’inviter naturellement sur la scène ».

Commande de 1988 par le Centre Pompidou pour son exposition « Années 50 », la lecture théâtralisée de Baga est reprise aujourd’hui à L’Ouvre-Boîte en gardant les coupes de l’époque (seule la première partie du texte est utilisée, le départ pour la guerre et ses conséquences sont laissés de côté) dans une mise en scène de Jeanne Béziers espièglement efficace dans les décors et costumes désopilants de Christian Burle, rideau forcément rouge, robe de chambre clinquante, tapis en « vigogne » et pantoufles en « plumes de cygne », un ensemble réduit au minimum mais diablement efficace. Tout porte à la dérision, cet art de masquer les vides tragiques d’une condition humaine dominée par des êtres sots, gonflés de suffisance.

Baga à L'Ouvre-Boîte, Pierre Béziers © X-D.R.

Baga à L’Ouvre-Boîte, Pierre Béziers © X-D.R.

Architruc pourrait être une caricature de roi fainéant. Souverain d’un royaume imaginaire, il reste dans sa chambre, confie toutes les tâches et responsabilités à son ministre du palais, Baga. Sa paresse n’est pas celle dont Paul Lafargue défendait le droit, elle est celle des renoncements, consécutive à la découverte de l’absurde, du manque de sens toute chose.

Les mots remplissent ce vide. Pas de dialogue théâtral, ni de progression dialectique, un soliloque suffit : les mots font le théâtre et le personnage est tissé de paroles qui ne cessent de se nier : « il y a des idées qu’on aimait, et puis on s’est aperçu que ce n’étaient pas des idées » explique Architruc en préambule après avoir affirmé « Je suis un roi. Oui, un roi. Je suis roi de moi. De ma crasse. Moi et ma crasse on a un roi. Je veux dire la crasse de mon esprit. Car j’ai un esprit ».
Le discours progresse ainsi entre drôlerie et sagesse, burlesque et gravité.

Baga à L'Ouvre-Boîte, Pierre Béziers © X-D.R.

Baga à L’Ouvre-Boîte, Pierre Béziers © X-D.R.

Pierre Béziers s’empare avec talent de ce personnage de fantaisie, revient au texte en plongeant régulièrement dans les poches intérieures de la robe de chambre pour feuilleter son cahier, celui des mémoires d’Architruc ? Les mots naviguent ainsi entre leurs différentes incarnations : inscrits dans le carnet du roi et consultés comme pour installer la confirmation d’une certitude ou, prononcés en un monologue quasi méditatif, ils sculptent l’invisible et donnent forme à cet univers imaginaire.
Le jeu de Pierre Béziers accorde au personnage une vérité touchante et cocasse en une auto-dérision lucide et désenchantée. Il s’adresse au public comme le roi à ses neveux dans le roman, établissant une familiarité complice qui nous interroge sur notre propre relation au monde, au pouvoir, aux autres. Un texte qui résonne parfois tragiquement dans les folies tragiques actuelles.

Spectacle vu à L’Ouvre-Boîte le jeudi 21 novembre 2024

ELLES sont là!

ELLES sont là!

Le Grand Théâtre de Provence accueillait la première date de la tournée en France de Dee Dee Bridgewater, visiblement émue de ce retour dans l’hexagone. 
« Ma colère est tombée, je reviens réconciliée », sourit-elle, en évoquant la situation politique aux États-Unis dont elle déplore les dérives qui amputent fortement le statut des artistes et les droits des femmes. « Mais restons dans le domaine de la musique ! » 

Soutenant les jeunes artistes, l’interprète multi-primée (trois Grammy Awards, coups de cœur de l’Académie Charles Cros, sans compter les récompenses pour sa présence théâtrale) réunit autour d’elle dans sa nouvelle formation des musiciennes d’exception.

En Europe, la contrebassiste Rosa Brunello et la batteuse Evita Polidoro l’accompagnent ainsi que la pianiste et directrice artistique Carmen Staaf.

Dee Dee Bridgewater © Niccolo Bruna

Dee Dee Bridgewater © Niccolo Bruna

Les trois jeunes femmes entrent en scène et préparent l’arrivée de la diva par un fond jazzique où leurs instruments s’accordent et se fondent. Vêtue d’un costume blanc brillant, Dee Dee Bridgewater fait son entrée, alerte, dansante, vêtue d’argent, apprivoisant d’emblée le public par ses interjections « whaaaou ! » « vraiment whaaaaou !!! ». Le plaisir de la rencontre tisse des liens. Libre, la chanteuse évoque les codes machistes du milieu du jazz et revendique avec sa troupe entièrement féminine la même puissance créatrice et musicale. « Nous sommes aussi bien qu’eux », rit-elle en mimant une démarche « macho ». Ses instrumentistes ont chacune un déjà impressionnant CV et sur scène seront redoutables d’efficacité d’inventivité mélodique, dessinant sur les trames des thèmes jazziques les élans de leur propre inspiration. Piano et clavier jouent de leurs timbres, la contrebasse sera d’une éloquence rare et la guitare basse se livrera à des riffs éclatants tandis que la batterie module des rythmes complexes et efficaces.

Dee Dee Bridgewater se mue en « entertainer », présente les morceaux, rend hommage aux grands musiciens avec lesquels elle a joué, s’étonne avec une coquetterie espiègle du temps lors de la reprise de passages qu’elle a déjà chanté en 1974, « est-ce que cette date existe ? », plaisante avec le public, le prend à parti, dénonce les injustices, les ségrégations, les préjugés. La musique est le vecteur des luttes. Elle reprend People make the world go round, chanson écrite par Thom Bell et Linda Creed, qu’elle a interprétée dans son premier album, Afro Blue, enregistré au Japon en 1974.

Dee Dee Bridgewater © X-D.R.

Dee Dee Bridgewater © X-D.R.

Elle reviendra sur Kurt Weill auquel elle a consacré un album en 2002, avec This is new, passera par The danger zone que Percy Mayfield avait composé pour Ray Charles ; les paroles résonnent avec force aujourd’hui : “Sad and lonely all the time / That’s because I’ve got a worried mind / You know the world is in an uproar / The danger zone is everywhere, everywhere”. Heureuse d’être en France, sa patrie d’élection où elle a vécu vingt-quatre ans, elle n’hésitera pas au plaisir de chanter en français.

D’abord, elle fredonnera malicieusement « J’ai deux amours, mon pays et Paris » et continuera « je n’en suis plus si sûre aujourd’hui ! » avant d’offrir une version sublime de La Mer de Charles Trenet. Bien sûr, la silhouette de Nina Simone n’est pas très loin (cette immense artiste a longtemps vécu en France, Paris certes, mais ses dernières années se passèrent à Bouc-Bel-Air, entre Aix-en-Provence et Marseille, puis, dans son ultime domicile à Carry-le-Rouet) et Mississipi Goddam composée à la suite du meurtre du militant Medgar Evers à Jackson dans l’état du Mississipi le 12 juin 1963 et la mort de quatre petites filles noires lors de l’attaque par le KKK à Birmingham en Alabama d’une église baptiste de la 16ème rue le 15 septembre de la même année, continue de clamer la rage et l’indignation face à la ségrégation, aux discriminations quotidiennes et aux violences qu’elles induisent. Le poing levé de l’artiste semble être capable de soulever les montagnes et affirme la dignité de l’être humain face à ce qui le nie.

Dee Dee Bridgewater © Hernan Rodrigue

Dee Dee Bridgewater © Hernan Rodrigue

La voix de la chanteuse épouse toutes les variations avec une puissance et une élégance bouleversantes, scate avec humour, s’autorise des écarts acrobatiques, passe de larges graves à des aigus de rêve. L’ampleur de sa tessiture lui permet tout. Ovationnée par un public debout, elle achèvera sa performance par un hommage au merveilleux pianiste Chick Corea disparu en 2021, Spain. “The sound of our hearts beat like castanets / And forever we know their meaning”… Whaouh!!!!

Le spectacle « We exist ! » a été donné les 16 et 17 novembre 2024 au Grand Théâtre de Provence

Ainsi l’éternité

Ainsi l’éternité

Un Requiem de Verdi d’anthologie sous la baguette de Jérémie Rhorer au Grand Théâtre de Provence !

Composée pour solistes, double chœur et orchestre, la Messa da requiem de Giuseppe Verdi fut achevée en mémoire du poète Alessandro Manzoni, fortement engagé pour l’unité italienne au sein du Risorgimento, à l’instar de son ami compositeur dont le nom devint l’acronyme du slogan « Victor Emanuele Re d’Italia » scandé dans l’acclamation « Viva Verdi » lancée par les partisans de la cause nationale d’unification de la péninsule. 
Plus complexe fut la conception de l’œuvre, d’abord pensée pour une messe en l’honneur de Gioacchino Rossini, elle n’exista que par sa dernière partie, le Libera me, puis, le Requiem entier fut composé à la mort de Manzoni. 

Cette œuvre imposante par sa taille, une heure et demie de concert, et par le nombre de ses exécutants est rarement donnée dans son intégralité.
Aussi le Grand Théâtre de Provence était comble pour écouter le Cercle de l’Harmonie, orchestre en résidence au GTP et le « Audi Jungendchorakademie », « Chœur de jeunes de l’académie Audi » (oui, la marque de voitures allemandes investit aussi dans la culture !) dirigé par Jérémie Rhorer.

Audi-Jugendchorakademie© buero-monaco-scaled

Audi-Jugendchorakademie© buero-monaco-scaled

En avant-concert, Joël Nicod présentait les grandes lignes de la conception de l’œuvre et invitait l’altiste Maialen Loth et la flûtiste Anne Parisot pour évoquer leur relation à ce monument mais aussi la facture des instruments utilisés. En effet, le Cercle de l’Harmonie joue sur des « instruments d’époque » ou « historiquement informés ». « Si les cordes se bonifient avec le temps et que l’on peut encore jouer sur des instruments du XVIIème siècle, les instruments à vent se corrodent et se détériorent, ne serait-ce que par le souffle des instrumentistes. Il est impossible de jouer sur une flûte du XVIIIème ! Elles ne peuvent être qu’exposées dans des musées afin de témoigner de leur forme et de leur structure », sourit Anne Parisot. « L’intérêt de jouer sur ces instruments anciens ou leurs copies est aussi technique, expliquait Maialen Loth, le jeu en est différent, les cordes sont en boyau, ce qui rend le contact avec l’archet plus irrégulier, il y a des aspérités avec lesquelles il faut composer, des timbres, des hauteurs, des vibrations à apprivoiser… »

La question du diapason est aussi abordée : Verdi insistait pour que le la servant à accorder l’orchestre soit réglé à 432 HZ, ce qui n’est plus la valeur choisie par les orchestres contemporains.
Les querelles sont nombreuses entre spécialistes, on ne s’y attardera pas ! Quoi qu’il en soit, le diapason de la soirée était verdien et la fougue de l’interprétation n’aurait pas fait rougir une scène d’opéra. Les fastes d’Aïda ne sont pas loin même si le propos a une dimension sacrée.

Diapason © X-D.R.

Diapason © X-D.R.

Jubilations sacrées

L’entrée pianissimo de l’Introït, juste murmurée aux cordes, puis reprise par les voix fraîches et justes du Chœur de jeunes de l’académie Audi, est lumineuse dans son attente recueillie qui s’épanche avec le In excelsis Deo du Kyrie. Puis la vague sublime du Dies Irae (le jour de colère) éclate, immense, poignante, emporte le public dans son éternité par ses quatre accords fortissimo en sol mineur. En sept parties l’œuvre nous fait passer par toutes les émotions. La vie entière se voit résumée entre tutti majestueux et mélodies bouleversantes portées par les quatre solistes, Axelle Fanyo (soprano), Agnieszka Rehlis (alto), Ivan Magri (tenor), Alexander Tsymbanluyk (basse).

Les instruments font partie de la théâtralité de l’œuvre : les trompettes se répondent de la scène au premier balcon, enveloppant de leur sonorités la masse orchestrale, préparant par leur appel l’avertissement double de notre finitude et de la gloire sacrée. On est séduit par les graves, ombres sublimes offertes par le chœur et les différents solistes, sombre et caverneuse par la basse, éclairée de paillettes par la soprano, profonde et large par la mezzo, presque suave par le ténor. La délicatesse des duo, trio et quatuor vocaux, véritables échanges d’opéra, oscille entre la familiarité des échanges et l’aspiration à la transcendance. Grâce à la battue précise et élégante du chef, la musique semble naître du néant et éclore en arcs-en-ciel sublimes et poignants.

Requiem de Verdi au GTP © X_D.R.

Requiem de Verdi au GTP © X-D.R.

On reste subjugué par la fougue virtuose, les orages déchaînés, les clairières méditatives. Les longs applaudissements qui accueillent le final n’arrivent pas à rompre l’enchantement produit. Peu importe pour « celui qui (croi)t au ciel » ou « celui qui n’y (croit) pas », l’émerveillement est le même qui nous rend palpable l’invisible.

Concert donné le 13 novembre 2024 au Grand Théâtre de Provence