Quelque chose qui nous dépasse

Quelque chose qui nous dépasse

Dans l’introduction du livret qui accompagne son enregistrement des Canyons aux étoiles de Messiaen, Jean-François Heisser explique : « il y a dans cette œuvre une grandeur qui efface les interrogations sur le compositeur, quelque chose dans la musique qui nous dépasse et saisit le public instantanément ». Cette œuvre de Messiaen a sans nul doute une dimension cosmique et mystique, construite en un vaste bloc divisé en douze parties qui célèbrent les beautés de la nature et les chants d’oiseaux.

 Commandé dans le cadre des célébrations du bicentenaire des Etats-Unis par Alice Tully, cet opus fut créé à New York en 1974. Messiaen visita le site de Bryce Canyon dans l’Utah afin de s’imprégner de l’esprit des terres pour lesquelles il allait composer, d’où le titre général et celui de la partie n°7, Bryce Canyon et les rochers rouge-orange. Le thème de l’élévation, depuis le fond des canyons aux étoiles, rappelle celui de l’âme, de la spiritualité qui nimbe les choses terrestres de son aura. Le désert, brève pièce introductive, débute et s’achève par une partie confiée au cor d’harmonie, fabuleux Takénori Némoto dont l’Appel interstellaire (partie 6) est un passage d’anthologie. Si les sirlis du désert pépient au cœur de chant d’oiseaux de la première partie, ce sont Les orioles, loriots de l’ouest américain qui entrent en scène dans le deuxième passage, tandis que les chants d’oiseaux japonais et américains décryptent Ce qui est écrit sur les étoiles en un mouvement cyclique virtuose. Puis, porté par le piano, c’est au tour du Cossyphe d’Heuglin (oiseau d’Afrique du Sud) d’enchanter le monde. La géographie des canyons tisse avec les chants d’oiseaux une trame puissante réunissant les écritures telluriques et minérales aux emportements aériens qui dépassent les frontières des continents, seuls sans doute à pouvoir nous faire atteindre une Jérusalem céleste à laquelle est comparé le site de Zion Park (partie 12, Zion Park et la Cité céleste).

 

Couverture CD Des canyons aux étoiles de Messiaen par Jean-François Heisser et l'Orchestre de la Nouvelle Aquitaine

Jean-François Heisser dirige avec une scintillance onirique cette partition dont il a été longtemps le pianiste (ici, Jean-Frédéric Neuburger relève le défi avec maestria, unissant à un époustouflante technique un jeu nuancé et coloré). Le xylorimba (Adélaïde Ferrière) et le glockenspiel (Florent Jodelet) dialoguent avec une élégante finesse. L’Orchestre de chambre Nouvelle-Aquitaine apporte ses couleurs, son sens des contrastes, l’équilibre de ses pupitres particulièrement sensibles grâce à une somptueuse prise de son. Bref, le chef d’œuvre de Messiaen qui nous a quittés il y a trente ans (le 27 avril 1992) trouve ici un splendide écrin.

Des canyons aux étoiles, Olivier Messiaen, Orchestre de Chambre Nouvelle-Aquitaine, éditions Mirare

À rythmes croisés

À rythmes croisés

Kalliroi Raouzeou et Sylvie Aniorte-Paz empruntent le nom de leur nouvel album, Zoppa, à l’expression italienne « alla zoppa » qui désigne le mouvement « à la boiteuse » en musique. Leur vagabondage entre les langues, les textes des poètes, Fernando Pessoa, Jorge Luis Borges, Pablo Neruda, et leurs propres écrits, tisse une « topographie » répartie en douze pièces. Invisibles ouvre le recueil, voix à l’unisson, dans la pleine beauté des timbres de chacune, l’une un peu plus grave teintée des intonations rocailleuses de l’espagnol flamenquiste, l’autre aux modulations souples, toutes deux sourdement passionnées. Un parfum de jazz s’immisce dans ce premier morceau, auquel fait écho le dernier, éponyme du CD, Zoppa, seul à être entièrement écrit en français et qui porte un regard tendrement espiègle sur l’élan créateur dont la thématique se décline au fil des musiques : Não sou nada (« Je ne suis rien/ (…) / je porte en moi tous les rêves du monde »), hommage au voyageur immobile de Fernando Pessoa, part du rythme interne du phrasé du poème, fondation d’une mélodie qui se déploie ensuite avec ampleur, Víspera, de Pablo Neruda égrène « des milliers de particules de sables et des rivières qui ignorent le repos », Leo te digo dessine un jeu de piste entre les mots grecs et espagnols. Kaïmo, l’intraduisible terme grec transcrit parfois par spleen, orchestre les langues vernaculaires des deux chanteuses en écho, tandis que Roma joue sur le thème du palindrome Roma Amor. Car il est avant tout question d’amour. Il y a celui protecteur de la Vierge Marie, figure de la Panagia grecque, qui console les exilés qui accostent à Phocée sur une musique traditionnelle de l’île de Patmos tandis que la lyra crétoise apporte ses effluves d’Orient. Le sentiment amoureux est magnifié par les mots de Neruda, Diciendo que palabras, les échos invocatoires de Litania à la mélancolie jazzée, les traces rêvées d’amours jamais avouées, Que no daría (Borges) : « que ne donnerais-je pour la mémoire que tu m’aurais dit que tu m’aimais »… « à contre-nage » les musiciennes dansent accompagnées par une phalange de musiciens d’exception. Un petit bijou !!!

Zoppa, Sylvie Aniorte-Paz & Kalliroi Raouzeou, Sublimes Portes

Zoppa, dernier disque de Kalliroi Raouzeou et Sylvie Paz
Zones grises et frontières

Zones grises et frontières

Il s’agit d’un roman écrit bien avant la guerre actuelle. Tout est dit déjà, Andreî Kourkov nous donne des clés essentielles pour comprendre l’escalade tragique d’aujourd’hui. Pas étonnant qu’il ait reçu le prix Médicis étranger 2022!

Le roman d’Andreï Kourkov, Les abeilles grises, nous plonge en un style dépouillé dans l’univers des sociétés postsoviétiques que l’auteur connaît bien. Ici, il part de la situation improbable de deux personnages, « chacun plus accroché à sa maison-exploitation qu’un chien à son os favori », « les deux derniers habitants de Mala Starogradivka », village situé dans une « zone grise » prise entre l’armée ukrainienne et les séparatistes prorusses. Le protagoniste du récit, Sergueïtch, se sent responsable de ses abeilles et vit dans la crainte qu’un obus ne tombe sur la grange où leurs ruches sont installées pour l’hiver. Pachka, son « ennemi » d’enfance entretient des relations troubles avec les belligérants afin de se procurer des aliments et de la vodka. Lorsque ce dernier demande à Sergueïtch ce qu’il ferait si « les nôtres » lui réclamaient quelque chose, l’apiculteur rétorque « mes « nôtres » sont dans la grange, je n’en connais pas d’autres ». Pourtant lui-même sympathise avec Pedro un soldat ukrainien qui lui rend des visites clandestines. Dans ce cadre de fin du monde hanté par la neige, le froid, le manque d’électricité (elle a été coupée trois ans plus tôt), les bruits des détonations, voire des obus qui s’abattent sur certains bâtiments, les personnages survivent dans un présent parfois contaminé par les réminiscences. Il y a quelque chose du Désert des Tartares dans cet espace qui semble exister hors du monde et du temps. Une autre approche géographique et temporelle se dessine lorsque Sergueïtch part avec ses abeilles pour les lâcher sur des territoires sans danger. Il passe en Ukraine, en Crimée… Le récit devient fable où tragédie et humour se côtoient sous le boisseau de la Russie… L’énorme gâchis de la guerre est souligné par le contraste entre les couleurs de la vie et le gris qu’elle impose. Plus parfaites que les hommes ou aussi promptes aux petitesses qu’eux ?  Moteur des pérégrinations de notre personnage, les abeilles servent de contre-point aux incohérences et absurdités nourries par les êtres humains… À méditer.

Les abeilles grises,
Andreï Kourkov, traduit du russe par Paul Lequesne, éditions Liana Levi

Les abeilles grises de Kourkov
Et si ensemble était la solution?

Et si ensemble était la solution?

La nouvelle création de la Cie du Jour au lendemain, Babïl de Sarah Carré mise en scène par Agnès Régolo, est le premier texte du répertoire jeunesse travaillé par la troupe que nous avons trouvée déjà si pertinente et inventive dans les pièces « pour les grands ». La qualité ne se dément pas ! Au Bois de l’Aune, le public enfantin, sans doute le plus difficile, est captivé par l’histoire, le rythme sans faille, la présence expressive des deux comédiens, Antoine Laudet et Raphaël Bocobza qui, d’emblée, instaurent une familiarité complice avec le public, miment, dansent, jouent de l’hyperbole, jubilent. 

Devant une sorte de « Pangée » constituée de la réunion de quatre cartes choisies sur divers continents, entourés d’un cercle de cartes géographiques qui délimitent l’espace scénique, les deux amis Tohu et Bohu s’évertuent à conter une histoire qu’ils ont inventée. Le premier, à la parole facile, monopolise le récit, tandis que le second, plus timide, éprouve de grandes difficultés à achever ses phrases, mais supporte mal de se voir confisquée la narration de ce qu’il a imaginé. Dépossédé, il se sent, devenir invisible… et les disputes naissent (inénarrables moments de bravoure !) en écho au conte de la fondation de Belba : aux débuts du monde, les personnes vivaient très éloignées les unes des autres et décidèrent de vivre ensemble dans une grande maison, presqu’une ville, aux multiples étages : Belba. Le mythe de Babel est là bien sûr, mais s’inverse : les heurts éclosent aux débuts de la construction, car personne ne s’entend, ne se parle vraiment, ni ne partage les points de vue de manière égale, à l’instar de nos deux personnages. Si les dessins peuvent être éloquents, la parole est le creuset de la poésie, de la création, des déformations (parfois on se croirait chez le Prince de Motordu), mais aussi un enjeu de pouvoir : celui qui sait la manier l’emporte sur les autres même si ces derniers sont judicieux… La parole est le lieu de création du monde (« c’est froid le silence ») et de soi : « C’est celui qui dit qui est » s’emporte l’un des protagonistes. Le théâtre est une œuvre collective nous rappellent Tohu et Bohu, notre univers aussi. Quelle pépite !

 

Babïl de Sarah Carré mis en scène par Agnès Régolo avec Antoine Laudet et Raphaël Bocobza

Babïl © Fred-Saurel

Le 30 octobre 2021 cette pièce a été jouée au Théâtre du Bois de l’Aune à Aix-en-Provence. Bientôt elle sera reprise au théâtre Durance, je suis sûre que j’irai y faire un tour!

Oser le pari de l’art

Oser le pari de l’art

Barbara Polla et Julien Serve étaient déjà réunis dans le court et subtil ouvrage paru aux éditions Plaine Page, Moi, la grue. Les voici, elle écrivant, lui dessinant, dans L’art est une fête. Barbara Polla y retrace son aventure de galeriste depuis l’idée qui germa en 1984 alors que la jeune femme enceinte s’apprêtait à partir à Harvard. Boulimique de travail, elle mène une multitude d’activités avec le même bonheur, médecin, écrivain, poète, galeriste enfin, car elle aime « rencontrer l’autre », les artistes particulièrement, « parce que rencontrer un artiste, une artiste, c’est à chaque fois pénétrer au cœur de l’humain ». On sent son sourire lorsqu’elle affirme qu’elle aurait pu choisir d’être psychiatre afin de rencontrer l’âme humaine, mais les images créées par les artistes lui parlent, « racontent et recréent des mondes ». Tout devient fête, dans une célébration dionysiaque de la création, les images, les textes, les rencontres, les photographies, les discussions, la musique « qui crée le mouvement et (fait) flotter l’espace » et source d’histoires. Le nom de la galerie, Analix, lié à une faute d’orthographe, les difficultés financières résolues parfois sur le fil, les changements de lieu (le nouvel établissement se nomme L’herbe entre les pavés), les amitiés fortes tissées avec les artistes, leur regard, les commissaires d’exposition (Barbara Polla endossera aussi ce rôle)… Émerge une foule de silhouettes (croquées avec une délicate empathie par Julien Serve), passionnantes, passionnées, qui toutes sont source de nouvelles approches, poétiques, esthétiques, philosophiques, visionnaires parfois, intéressantes toujours. De chacun Barbara Polla apprend, « d’Adrian Philip (…) que le théâtre c’est la vie », de Paul Ardenne que « le travail nous construit, nous poétise»… Le récit se nourrit de tous ces êtres, foisonne de rencontres marquantes, tisse des ponts, des liens, nous livre un panorama de la vie intellectuelle des trente dernières années dans une esthétique de l’émerveillement de la vie, qui est aussi l’œuvre d’art de chacun. L’historienne d’art Marta Ponsa en postface brosse un portrait vivant de l’auteure. Quelle bouffée de saine et vivifiante énergie ! 

L’art est une fête Barbara Polla et Julien Serve (éditions Slatkine)

L'art est une fête Barbara Polla et Julien Serve éditions Slatkine