Porter les rêves du monde

Porter les rêves du monde

Le festival Durance Luberon a le talent d’inviter au cours de l’été une programmation aussi éclectique que de grande qualité dans une ambiance chaleureuse et au cœur de lieux magiques.
Le 17 août, sa dernière manifestation aurait dû se dérouler sous les frondaisons du chêne blanc du village de Grambois, arbre imposant d’environ quatre-cents ans qui abrite à lui seul plus de la moitié de la place. La menace des intempéries avait fait refluer spectateurs et musiciens dans la salle attenante pour un concert particulièrement original et riche du Fadorebetiko Project, ensemble fondé par Kalliroï Raouzeou il y a plus de dix ans. 

Du bleu, du blues

L’originalité de cet ensemble qui réunit des musiciens venus de tous les horizons, jazz, musiques du monde, musique classique, repose sur le croisement des répertoires. Kalliroï Raouzeou a perçu de nombreuses similitudes entre le fado portugais et le rébétiko grec (plus récent historiquement que le fado). Ces deux formes musicales sont nées dans des quartiers pauvres de villes portuaires. Le rébétiko s’accompagne du bouzouki, instrument de la famille des cistres, comme le fado avec la guitare portugaise. 

Fadorebetikoproject au Festival Durance Luberon, Grambois

Fadorebetikoproject © M.C.

De nombreux thèmes de chansons se rejoignent, évoquent les exils, les amours déçues, les difficultés de la vie quotidienne, les attentes parfois désespérées des femmes de marins partis en mer. Les intraduisibles termes de « Kaïmos » et de « Saudade » qui recouvrent tristesse, mélancolie, nostalgie, spleen et une certaine forme d’espérance, sont attachés au fado et au rébétiko.
Entre les deux extrêmes, l’un tourné vers la Méditerranée, l’autre vers l’Océan Atlantique, l’ensemble Fadorebetiko explore les « classiques » et les créations contemporaines, car, loin d’être figées dans un passé chargé d’histoire, ces deux univers ne cessent d’évoluer et de s’enrichir.

Seule en scène, Kalliroï Raouzeou débute le concert par un chant qu’elle a composé et créé avec sa formation Zoppa en duo avec Sylvie Paz, sur un poème de Fernando Pessoa, Nâo sou nada. « Je ne suis rien, je ne serai jamais rien, je ne puis vouloir être rien/À part ça je porte en moi tous les rêves du monde » … La voix fluide et nuancée épouse les mots, tisse les fragrances d’une mélodie où ils trouvent la plénitude de leur sens. Vite rejointe par Jérémie Schacre à la guitare et Nicolas Koedinger à la contrebasse, elle entonne le rébétiko traditionnel des années 1920, Misirlou, que la bande son du film Pulp Fiction de Quentin Tarantino a rendu célébrissime. À la chanson d’amour populaire dédiée à « L’Égyptienne » (Misirlou) répond une autre référence cinématographique, Barco negro qu’interpréta l’icône du fado Amália Rodrigues dans le film d’Alain Verneuil Les Amants du Tage, d’après le roman de Joseph Kessel.

Fadorebetikoproject au Festival Durance Luberon, Grambois

Fadorebetikoproject © M.C.

Le cinéma sera encore à l’honneur au fil du programme, dans ses évocations des grandes chanteuses de Fado et de Rébétiko : on croisera les destinées de Maria Severa Onofriana, morte à 26 ans et considérée comme la créatrice du genre fado, par la chanson Rua do Capelâo (premier film parlant de l’histoire du cinéma portugais, A Severa de José Leitão de Barros) et celle de Maríka Nínou avec To praktorio (extrait de Rebétiko de Cóstas Férris). Cette dernière naquit sur le bateau Evangelistria qui conduisit sa mère, ses deux sœurs et son frère, de Smyrne au Pirée en 1922.

À côté des chants traditionnels naissent des compositions originales sur les textes de grands poètes, Miguel Torga sur une musique de Kalliroï Raouzeou, Viagem, Manuel Alegre, Balada de Lisboa sur un air de Jean-Marc Gibert, le bouzoukiste du groupe, malheureusement retenu loin de la scène par un virus inopportun. Le programme inchangé malgré l’absence involontaire de dernière minute, demandait d’acrobatiques substitutions à la partition du bouzouki : contrebasse, guitare portugaise, clavier (Kalliroï Raouzeou est aussi une fantastique pianiste) prirent le relais, recomposant les morceaux, réorchestrant les répartitions sonores entre les instruments avec un talent fou. Leurs improvisations s’entrelacent avec élégance et finesse. Le jazz de la contrebasse fait écho aux fantaisies inspirées de la guitare, les modulations du clavier donnent leurs couleurs aux thèmes… On est séduits par la magie des textes et des musiques.

Fadorebetikoproject au Festival Durance Luberon, Grambois

Fadorebetikoproject © M.C.

Les paysages sonores nous convient aux bords des mers qui drainent peuples et cultures, séparent et unissent, ourlant de leurs ondes les imaginaires des poètes. Ulysse ne cesse de nourrir les rêves. S’ancrera-t-on dans les ports de la Grèce avec Ta Limania ou dans ceux de Lisboa ? L’universalité des musiques rassemble les êtres. Tous pleurent l’école qui brûle (Kaike ena skolio) et luttent pour la reconstruire, la terre de chacun devient celle du monde tandis que « la nuit tombe » sur Akrogialies Deilina du grand Tzitzanis laissant ouvertes toutes les questions.
Subtile fin d’été et de festival !

Concert donné le 17 août à Grambois

 

Fadorebetikoproject au Festival Durance Luberon, Grambois

Fadorebetikoproject © M.C.

Un petit moment encore que j’adore: Proïno Tsigaro

 

Parce que le Festival de la Roque c’est « Schu »

Parce que le Festival de la Roque c’est « Schu »

Quelle manière délicate de refermer un festival d’un mois qui a arpenté les multiples variations du piano et des cordes au fil des siècles que de proposer un concert d’Adam Laloum ! 
Sans aucun doute, l’art subtil de ce pianiste est capable de résumer en une soirée l’esprit de l’ensemble de cette fantastique fête musicale. 

Une musique en miroir

Le programme jouait sur la mise en miroir de Schubert et de Schuman. Les premières et deuxièmes parties du concert présentaient une sonate de Schubert puis une œuvre de Schumann, laissant entendre ici et là les échos de sensibilités exacerbées qui se rejoignent par le biais de la musique.

La Sonate pour piano en la bémol majeur D.557 de Franz Schubert ouvrait la soirée par sa simple gaité, flirtant quelque peu avec un esprit baroque ou mozartien, toute d’élégance et de  distanciation. Lui succédaient les Kreisleriana opus 16 de Schumann.  « Encore ! » maugréait le spectateur qui en avait déjà écouté quelques versions lors du festival. Bien vite cependant l’agacement de la réitération s’effaçait devant l’interprétation du pianiste qui, même s’il avoue une éternelle insatisfaction après les concerts tant il est exigeant avec lui-même, en offrait une lecture rendant compte de son caractère halluciné : le thème fantastique de l’ouvrage d’E.T.A. Hoffmann fait apparaître un vieux et inquiétant kapellmeister, Kreisler, dont le génie n’a d’égal que la folie. Ses deux penchants représentés pour Schumann par Eusebius et Florestan incarnent exaltation et dépression dont les alternances évoquent l’amour ressenti par le compositeur pour Clara qui deviendra sa femme. Le caractère fantasque de la partition avec ses orages et ses accalmies est rendu avec subtilité par Adam Laloum : on rêve, on s’emporte, on se plonge dans l’opalescence des harmonies ou le tourbillon des triolets. Schumann affirma toute sa vie que son « œuvre préférée ce sont les Kreisleriana ».

Adam Laloum à La Roque d'Anthéron 2024

Adam Laloum © Valentine Chauvin 2024

Une seconde partie enivrante

La Sonate n° 7 en mineur D.566 de Schubert déclina sa singulière beauté entre expression du bonheur et appréhension du désespoir, conjuguées en une écriture infiniment poétique dont la fragilité chante jusqu’aux frontières de la brisure et s’achève par un sourire.

Le cycle de huit pièces pour piano, les Novellettes, de Schumann est très rarement donné en intégralité. Le plus souvent les artistes en réservent un fragment pour les bis, sans doute en raison de la virtuosité et de la difficulté de l’ensemble. Si le compositeur confiait qu’il s’agit « de longues histoires excentriques, mais d’un seul tenant, (…) des badinages, des histoires d’Egmont, des scènes de famille, un mariage, bref rien que les choses les plus chères et les plus aimables », l’organisation des saynètes de ce cycle ne sont présentées sur la feuille de salle que par les intentions des registres à mettre en valeur : « marqué et vigoureux », « extrêmement vite et avec bravoure », « léger et très vif », « bruyant et solennel »… L’abstraction naît ici, le sens se déploie à travers la cohérence interne du cycle qui dessine ses propres reflets, joue avec les œuvres antérieures du musicien, donne à entendre des passages des Kreisleriana, se grise d’effets de lumières en d’énigmatiques réverbérations.

Adam Laloum à La Roque d'Anthéron 2024

Adam Laloum © Valentine Chauvin 2024

Pyrotechnie vibrante où le pianiste ne cherche pas à briller mais accorde aux pages qu’il interprète leur pulsation interne et leur sens… Délicat prolongement de la magie, le Moment musical n° 6 en la bémol majeur de Schubert venait clore de sa bulle poétique un festival d’enchantements qui, malgré les manifestations mondiales organisées sur le territoire a su maintenir une qualité sans concessions, une variété programmatique époustouflante portée par les plus grands interprètes de la planète.

Concert donné le 20 août 2024 au parc de Florans, La Roque d’Anthéron

Adam Laloum à La Roque d'Anthéron 2024

Adam Laloum  © Valentine Chauvin 2024

Mise à nu

Mise à nu

Rare sur le continent européen, le fantastique pianiste américain Jonathan Biss revenait à La Roque d’Anthéron avec des interprétations bouleversantes d’humanité.
Au programme, le musicien présentait les deux dernières sonates de Franz Schubert. Il est difficile de parler d’œuvres de la maturité quand il s’agit de Schubert, quelle que soit leur puissance.

 Le compositeur est parti bien trop tôt, à trente et un ans. Son art est nourri à la fois de la douleur de se savoir condamné par la maladie et une pulsation inextinguible de vie : les réunions entre amis, ses schubertiades, les rires, les conversations, le bonheur de partager la joie avec les autres transparaissent.
C’est ce qui s’entend dans l’interprétation de Jonathan Biss qui se refuse à toute fioriture, laisse parler les silences dans une mise à nu des œuvres qui envoûte. Sa lecture rend sensible la transparence de cristal de la composition.
La Sonate n° 22 en la majeur D.959 a des accents de joie printanière, dans les éclats d’une liberté primesautière même si une sorte de résignation se dessine dans une sérénité qui s’abîme dans les ténèbres. Sous les élans vifs s’ouvrent des gouffres. Les variations infinies d’une pensée qui se poétise sont livrées avec vision rigoureuse et intellectualisée. Un ensemble froid diriez-vous ? C’est tout le contraire. Cette approche en épure, surprenante au premier abord, séduit. On a l’impression de découvrir ces pièces pour la première fois, troublantes, profondes, dans leur lumineuse simplicité.

Jonathan Biss à La Roque d'Anthéron 2024

Jonathan BISS  ©Valentine CHAUVIN 2024

La Sonate n° 23 D 960, souvent décrite comme le chant du cygne de l’auteur du Winterreise (Le Voyage d’hiver), est un condensé de l’ambivalence schubertienne, sensibilité qui va jusqu’aux bords du silence, interroge de ses trilles une transcendance où se déchire l’âme. On touche au sublime, à l’indicible. L’humanité se fond à la création dans sa fragilité et sa force.
Le troisième Impromptu de Schubert viendra en bis. Bulle enchantée.

Concert donné au Parc de Florans, La Roque d’Anthéron, le 19 août 2024

Jonathan Biss à La Roque d'Anthéron 2024

Jonathan BISS  ©Valentine CHAUVIN 2024

De l’art du conteur

De l’art du conteur

Il avait annoncé son retrait des scènes en solo. La Roque d’Anthéron n’en est pas à un miracle près : Christian Zacharias offrait le 18 août un récital d’anthologie sous la conque.
Les notes se mêlent aux souffles du vent. Ce sont deux Sonates de Haydn (la 52 et la 58) qui ourlent de leur « classicisme viennois » et d’un romantisme naissant la première partie. Un esprit de liberté sourd d’une forme qui se réinvente, pailletée de trouvailles, de contrastes, de finesses que le jeu du pianiste sublime.

Entre les deux pièces, vibraient d’une lumière particulière les Six moments musicaux de Franz Schubert. La concision élégante, la variété de l’inspiration sont rendues avec une fraîcheur confondante. Les tableautins finement polis ont la clarté de l’écriture de Bach et le lyrisme délicat d’une âme en communion avec ce qui l’entoure. Les mélodies répondent au frémissement des grands arbres du parc de Florans. Ici on entend un berger tyrolien, là une lointaine fanfare, la quiétude d’une nuit étoilée, l’ombre d’un chagrin inexpliqué, une danse aux rythmes syncopés, le souvenir d’une blessure, d’un bonheur… Les harmonies se conjuguent entre sourire et larmes, le tout avec délicatesse. Le pianiste aborde l’œuvre comme un conte.

Christian ZACHARIAS ©ValentineCHAUVIN 2024

Christian ZACHARIAS ©Valentine CHAUVIN 2024

L’instrument n’est plus l’objet de prouesses techniques ou de mouvements qui cherchent à éblouir pour éblouir, mais se plie aux méandres d’un récit fantasque, en connaît les respirations, les modulations, les surprises.

Une seule musique

En seconde partie de concert, Christian Zacharias composait un programme d’une étonnante et vivifiante invention en jouant sans interruption des couples de pièces, Les Moissonneurs de Couperin enchaînés sans transition aux Mouvements perpétuels de Poulenc, puis, dans le même ordre des compositeurs, Les Charmes et Improvisation, Les Barricades Mystérieuses et Mélancolie. Seule entorse au « duo » Couperin/ Poulenc, un Scarlatti (Sonate en ut mineur K.158) et Poulenc, Improvisation 15 (Hommage à Édith Piaf).

Peu importe ce qui est joué, la pâte pianistique rassemble tout, abolit les siècles, les frontières de style ou d’esthétique, rassemble, travaille, module, transcrit, transmet émotions et sensations. Le piano semble emprunter aux sonorités du clavecin dont on croyait entendre des échos en première partie. La vivacité des paysages et des personnages qui ont l’air d’émaner des accords, et apparaissent au détour d’un phrasé souple, d’une interrogation. Les miniatures gazouillent, rient, spirituelles, se parent de mélancolie, suivent les fluctuations de la pensée, s’assombrissent lorsque Poulenc s’inquiète pour un ami parti à la guerre, se plient aux chants populaires d’une Édith Piaf, en un art d’une lumineuse simplicité.

Christian ZACHARIAS ©ValentineCHAUVIN 2024

Christian ZACHARIAS ©Valentine CHAUVIN 2024

Le musicien revenait pour deux rappels, la Sonatine n° 2 « Mouvement de Menuet » de Ravel et Les tours de passe-passe de Couperin. Rarement intensité, clarté, émotion ont été aussi subtilement servies !

Concert donné le 18 août, parc de Florans, La Roque d’Anthéron

L’île en Huit

L’île en Huit

Après L’homme semence qu’il attribua d’abord à Violette Ailhaud et L’enfant don, Jean Darot poursuit sa trilogie par La femme île. Montagnes de Provence, des Pyrénées, île enfin, autant de microcosmes où semble se jouer chaque fois la survie d’un peuple et plus largement de l’espèce humaine…
Se désignant dès la préface comme « traducteur de l’oral à l’écrit », Jean Darot met en scène le récit : le petit voilier légué par son grand-père aurait dû l’emmener autour du monde, mais la pandémie le fait accoster sur une île « en Huit ». C’est là qu’il écoute Katell dont il transcrit l’histoire…

Lorsque la mer et la terre se partagent le monde

La mer est ici le domaine des hommes qu’elle « avale ». La terre est du ressort des femmes qui la cultivent, l’habitent, la nourrissent de ce que la mer apporte, algues qui fertilisent les sols, hommes apportés par les eaux, le temps de concevoir des enfants, puis qui repartent.
Au cœur du courant des Pierres Noires, il y a cette île dessinée en forme de huit, peuplée par des femmes qui savent attendre, gardiennes d’une mémoire qui se refonde au rythme des marées, se réinvente, poétique et légendaire.

Le texte de Jean Darot s’empare des mots comme d’une glaise qui se modèle, se plie aux saisons, aux tempêtes, aux désirs des corps en jachère.
Les éléments y sont personnifiés, on y voit des vagues « jalouses ».
Le monde semble encore s’ébaucher en mythologies universelles qui mêlent les êtres humains, la mer, la terre en une même histoire, puissante qui mène à l’acceptation de soi, de l’autre, des revers de fortune.
Il est question du courage de vivre, de prolonger la chaîne des générations, de s’inscrire dans le flux ininterrompu des siècles, de rendre l’humanité aussi éternelle que les éléments qui l’entourent par sa capacité à perdurer.
La « femme île » est un rocher qui ne s’érode pas, tient  tête au temps, défie la mort elle-même : « Je n’ai pas peur de toi la mort. Je n’ai pas peur de prononcer ton nom. Tu nous a bien assez pris dans tes bras. Un jour je descendrai te chercher jusqu’au fond de la mer ». Les femmes de l’île sont des fées, tiennent des prêtresses d’Avalon, à l’écart d’un monde dont les soubresauts apportent leurs tributs sur les plages, mais n’atteignent pas l’âme des lieux.

La femme île de Jean Darot aux éditions Passiflore

La sensualité du rapport au monde n’est pas sans rappeler certaines pages de Jean Giono. Les éléments sont objets vivants de luttes, de batailles, de communions en une sorte de dialectique de la création avec et malgré…
Une cinquantaine de pages suffisent pour planter cette histoire, profonde et d’un intense lyrisme poétique. Un hymne à la femme, à la résilience, à la vie…

La femme île, Jean Darot, éditions Passiflore